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PL Uool.^Ti^
l^arbatl) ColUge Hibrars
THE ESTATE OF
pRoysssoR E. W. GURNEY
(oiua Df laaa)
Received i July, i'
04212
I
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OEUVRES COMPLÈTES • '
DE
»
AVEC LES NOTES HISTORIQUES ET CRITIQUES
DE TOTS LBS COUMEIf TATBVRS ,
ADGMElITfiE d'uN
APPENDICE AUX CONFESSIONS
o'tms
TABLE BAISONNÉB QES MATIÈRES.
CORRESPONDANCE.
TOME II.
_ 1/
PARIS:
I
\ DIDIER, LIBRAIRE,
t QUAI DES AUGaSTINS, N® 47.
M DCCC XXXIV.
...\V. 1>A
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liarvA u ♦;oJeare ÙJbnry
P3 .»p. a. w.
1 J^. IQOt^
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CORRESPONDANCE. ^
280. — A M. MOULTOU.
Montmorency, le i a décembre 1761.
Vous voulez, cher Moultou, que je vous parle de mon état.
II est triste et cruel à tous égards; mon corps souffre, mon
cœur génut, et je vis encore. Je ne sais si je dois m'attrister ou
me réjouir d'un accident qui m'est arrivé il y a trois semaines ,
et qui doit naturellement augmenter mais abréger mes souffran-
ces. Un bout de sonde molle, sans laquelle je ne saurois plus
pisser , est resté dans le canal de l'urètre , et augmente considé-
rablement la difficulté du passage; et vous savez' que dans cette
partie-là les corps étrangers ne restent pas dans le même état ,
mais croissent incessamment , en devenant les noyaux d'autant
de pierres. Dans peu de temps nous saurons à quoi nous en tenir
sur ce nouvel accident. ^
Depuis longtemps j'ai quitté la plume et tout travail appli-
quant ; mon état me forceroit à ce sacrifice, quand je n en aurois
pas pris la résolution. Que ne Tai-je prise trois ans plus tôt ! Je
me serois épargné les cruelles peines qu'on me donne et qu'on
me prépare au sujet de mon dernier ouvrage. Vous savez que
j'ai jeté sur le papier quelques idées sur l'éducation. Cette im-
portante matière s'est étendue sous ma plume au point de faire
un assez et trop gros livre, mais qui m'étoit cher, comme le plus
utile , le meilleur et le dernier de mes écrits. Je me suis laissé
guider dans la disposition de cet ouvrage ; et , contre mon avis,
mais non pas sans l'aveu du magistrat , le manuscrit a été remis
à un libraire de Paris, pour l'imprimer ; et il en a donné six mille
francs, moitié comptant, et moitié en billets payables à divers
termes. Ce libraire a ensuite traité avec un autre libraire de Hol-
lande , pour faire en même temps , et sur ses feuilles , une autre
coRnE.^poifn^Trcr.. t. ir. i-
2 CORaESPONDANCE.
iklkion parallèle à la sienne, pour la Hoflande , FAUemagne et
TAngleterre. Tons croirez lâ-de&siis que rintarét da Uiraîre
franco» étant de retirer et faire raloir son argent, il n*aorcMt eo
plus grande hâte que d'imprimer et publier le lirre ; point du
tout, monsieur : mon livre se trouve perdu , puisque je n'en ai
aucun double , et mon manuscrit supprimé , sans qu'il me smt
possible de savoir ce qu il est devenu. Pendant deux, ou troîs
mois, le libraire, feignant de vouloir imprimer, m'a envoyé
quelques épreuves, et même quelques dessins de pkmdies; mais
ces épreuves allant et revenant incessamment les mêmes, sans
qu'il m'ait jamais été possible de voir une seule bonne feuille , et
ces dessins ne se gravant point, j'ai enfin découvert que tout
cela ne tendoit qu'à ro'abuser par une feinte; qu'après les
épreuves tirées on défaisoit les formes au lieu d'imprimer, et
qu'on ne songeoit à rien moins qu'à l'impression de mon livre.
Vous me demanderez quel peut être de la part du libraire le
but d'une conduite si contraire à son intérêt apparent. Je
Tignore; il ne peut certainement être arrêté que par un intérêt
plus grand , ou par une force supérieure. Ce que je sais , c'est
que ce libraire dépend d'un autre libraire, nommé Guérin,
beaucoup plus riche, plus accrédité, qui imprime pour la poUce,
qui voit les ministres , qui a l'inspection de la bibUothèque de la
Bastille, qui est au fait des affaires secrètes, qui a la confiance
du gouvernement , et qui est absolument dévoué aux jésuites.
Or, vous saurez que depuis longtemps les jésuites ont paru fort
inquiets de mon traité de l'éducation : les alarmes qu'ils en ont
prises m'ont fait plus d'honneur que je n'en mérite , puisque
dans ce livre il n'est pas question d'eux ni de leurs collèges , et
que je me suis fait une loi de ne jamais parler d'eux dans mes
écrits ni en bien ni en mal. Mais il est vrai que celui-ci contient
une profession de foi qui n'est pas plus favorable aux intolé-
rants qu'aux incrédules , et qu il faut bien à ces gens-là des fa-
natiques, mais non pas des gens qui croient en Dieu. Vous
saurez de plus que ledit Guérin, par mille avances d'amitié, m'a
^circonvenu depuis plusieurs années en se récriant contre les
marchés que je faisois avec Rey, eh le décriant dans mon esprit,
et prenant mes intérêts avec une générosité sans exemple. Enfin,
sans vouloir être mon imprimeur lui-même, il m'a donné celui-
ci , auquel sans doute il a fait les avances nécessaires pour avoir
le manuscrit; car malheureusement pour eux, il n-étoit plus
dans mes mains, mais dans celles de madame de Luxembourg,
qui n'a pas voulu le lâcher sans argent.
Voilà les faits ; voici maintenant mes conjectures. On ne jette
pas six mille francs dans la rivière simplement pour supprimer
un manuscrit. Je présume que Tétat de dépérissement où je suis
aura fait prendre à ceux qui s'en sont emparés le parti de ga-
gner du temps , et différer l'impression du mien jusqu'après ma
mort. Alors, maîtres de l'ouvrage, sur lequel personne n*aura
plus d'inspection , ils le changeront et falsifieront à leur fantai-
sie ; et le public sera tout surpris de voir paroître une doctrine
jésuitique sous le nom de J. J. Rousseau.
Jugez de l'effet que doit faire une pareille prévoyance «ur un
pauvre solitaire qui n'est au fait de rien , sur un pauvre malade
qui se sent finir, sur un auteur enfin qui p^it-être a trop cher-
ché sa gloire, mais qui ne l'a cherchée au moins que dans des
écrits tiltiles à ses semiâables. Cher Moultou, il faut tout mon
espoir dans celui qui protège l'innocence pour me faire endurer
l'idée qu'on n'attend que de\ne voir les yeux fermés pour dé-
shonorer ma mémoire par un livre pernicieux. Cette crainte
m'agite au point que , malgré mon état , j'ose entreprendre de
me remettre sur mon brouillon pour refaire une seconde fois
mon livre : mais en pareil cas même , comment en tirer parti ,
je ne dis pas quant à l'argent , car, vu la matière et les circon-
stances , un tel livre doit donner au moins vingt mille francs de
profit au libraire , et je ne demande qu'à pouvoir rendre les mille
écus que j'ai reçus; mais je dis quant au crédit des opposants ,
qui trouveront partout, avec leurs intrigues , le moyen d'arrêter
une édition dont ils seront instruits? Il faudroit un libraire en
état de faire une pareille entreprise , et Rey pour cela peut être
hon ; mais il fau(h*oit aussi de la diligence et du secret , et Yow
4 CORRESPONDANCE,
ne peut atteodre de loi ni Fun ni l'antre. D'ailleurs il iaut du
temps, et je ne sais si la nature m'en donnera; sans compter
que ceuK qui ont intercepté le livre ne seront pas , quels qa*3s
soient , gens à laisser l'auteur en repos « s'il vit trop longtemps
à leur gré. Souvent l'ofFensé pardonne , mais l'offenseur ne par*
donne jamais. Yoilà mes embarras : je crois qu'un plus sage en
auroit à moins. Prendre le parti de me plaindre seroit agir en
enfant : Nescit Orcus reddere prœdam. Je n'ai pour moi que
le droit et la justice contre des adversaires qui ont la ruse , le
crédit , la puissance : c'est le moyen de se feire baïr.
Cher Moultou, cher Roustan ; soyez tous deux, dans cet état>
ma consolation , mon espérance. Instruits de mon malheur et de
sa cause , promettez-moi , si mes craintes se vérifient , que vovs
Ae laisserez pas sans désaveu passer sous mon nom un livre fal-
sifié. Vous rec(mnoitrez aisément mon style , et vous n'ignorez
pas quels sont mes sentiments : ils n'ont point changé. J'ai peme
à croire que jamais des jésuites y substituent assez adroitement
les leurs pour vous en imposer; mais au moins ils tronqueront
et mutileront mon livre y et par cela seul ils le défigureront : en
ôtant mes éclaircissements et mes preuves, ils rendront extra-
vagant ce qui est démontré. Protestef" hautement coftre une
. édition infidèle, désavouez-la publiquement en mon nom : cette
letti^e vous y autorise ; une tdle d&narche est sans danger dsms
le pays où vous êtes ; et prendre la juste défense d'un ami qui
n'est plus, c'est travailler à sa propre gloire. Que Roustan ne
laisse pas avilir dans l'opprobre la mémoire d'un homme qu'il
* honora du nom de son maître. Quelque peu mérité que soit de
ma part un pareil titre, cela ne le dispense pas des devoirs qu'il
s'est imposés en me le donnant* Rien ne l'obligeoit à contracter
la dette , mais maintenant il doit la payer . Vous avez en commun
celle de l'amitié, d'a&tant plus sacrée qu'elle eut pour premier
fondement l'estime et l'amour de la vertu. Marquez-moi si vous
acceptez rengagement. J'ai grand besoin de tranquillité , et je
n'en am*ai point jusqu'à votre réponse.
Parlons maintenant de votre voyage. L'espérance est la der-
ANNÉE 1761. $
wèee chose qui nous quitte, et je ne puis renoncer à celle que^
vous m'avez donnée: Oh! venez» dier Moultou^ Qui sait si le
plaisir de vt)us voir, de vous presser contre mon cœiu*, ne me
rendra pas assez de force pour vous suivre dans votre retour, et
pour aller au moins mourir dans cette terre diérie où je n'ai
pu vivre? Cest un projet d'enfant, je le sens; mais quand
toutes les autres consolations nous manquent , il faut bien s'en
faire de dûmériques. Venez , cher Moultou , voilà l'essentiel ; si
nous y sommes à teai4)s , alors nous délibérerons du reste. Quant
au passeport , ayez-le par vos amis , si cela se peut ^ sinon , je
crois , de manière ou d'autre , pouvoir vous le procurer ; mais je
vous avoue que j^me sens une répugnance mortelle à demander
des grâces dans un pays où l'on me fait des injustices.
Je vous remercie de ce que vous avez fait pour moi sur la let-
tre à M. de Voltaire , et je vous prie d'en faire aussi mes très-
humbles remercîments à IVL le syndic Mussard. Je n'ai pour rai-
son de m'opposer à sa publication que les égards dus à M. de
Voltaire , et que je ne perdrai jamsds de quelque manière qu'il se
conduise avec moi; car je ne me sens porté à l'imiter en rien.
Cependant, puisque cette lettre est déjà publique , il y auroit peu
de mal qu'elle le devint davantage en devenant plus correcte; et
je ne crains sur ce point la critique de personne, honoré du suf-
frage de M. Âbauzit. Faites là-dessus tout ce qui vous paroltra
convenable; je m'en rapporte entièrement à vous.
J'ai trouvé parmi mes chiffons un petit morceau que je vous
destine, puisque vous l'avez souhaité. Le morceau est très foi-
bie ; mais il a été fait pour une occasion où il n'étoit pas permis
de mieux Caire, ni de dire ce que j'aurois voulu. D'ailleurs il
est lisible et complet ; c'est déjà quelque chose : de plus» il ne
peut jamais être imprimé , parcequ'il a été hit de commande et
qu'il m'a été payé. Ainsi c'est un dépôt d'estime et d'amitié qui
ne doit jamais passer en d'autres mains que les vôtres ; et c'est
uniquement par là qu'il peut valoir quelque chose auprès de vous.
Je voudrois bien espérer de vous le remettre ; mais si vous m'in-
diquiez quelque occasion pour vous l'envoyer, je vous l'enverrai*
6 CORRESPONDANCE.
Que Dieu bénisse votre famillS croissante, et donne à ma pa«
trie dans vos enfants des citoyens qui vous Ressemblent. Adîev ,
cher Moultou.
B, S. i8 déc. J'ai suspendu l'envoi de ma lettre jusqu'à plus
ample édairdssement sur ta matière prmcipale qui la rempfit :
et tout concourt à guérir des soupçons conçus mal-à-propos ,
bien plus sur la paresse du libraire que sur son infidélité. Or ces
soupçons ébruités deviendroient d'horribles calomnies; ainsi,
jusqu à nouvel avis, le secret en doit demeurer entre vous et moi
sans que personne en ait le moindre vent, non pas même le cher
Roustan. Je récrirois même ma lettre , ou j'en ferois une autre ,
si j*avois la force ; mais je suis accablé de mal et de travail ; et ce
qui seroit indiscrétion avec un autre n'est que confiance avec un
homme vertueux. Dans cet intervalle j'ai travaillé à remettre
au net le morceau le plus important de mon livre , et je voudrois
trouver quelque moyen de vous l'envoyer secrètement. Quoique
écrit fort serré, il coùteroit beaucoup par la poste. Je ne suis
pas à portée d'affranchir sûrement ; et si je fais conlre-signer le
paquet, mon secret tout au moins est aventuré. Marquez-moi
votre avis lèrdessus, et du secret. Adieu.
• 28i . — A MADAME LA M^" DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le i3 déeembre 1761.
Je ne vouïois point, madame la maréchale, vous inquiéter de
lliistoire de mon malheur ; mais, puisque le chevalier vous en a
parlé et que vous vouliez y chercher remède, je ne puis vous dis-
simuler que mon livre est perdu. Je ne doute nullement que les
jésuites ne s^en soient emparés avec le projet de ne point le lais-
ser paroître de mon vivant ; et , sûrs de ne pas longtemps atten-
dre, d'en substituer, après ma mort, un autre toujours sous
mon nom, mais de leur fabrique, lequel réponde mieux à leurs
vues. Il foudroit un mémoire pour vous exposer les raisons que
j'ai de penser ainsi. Ce qu'il y a de très sûr , au moins , c'est que
le libraire n'imprime ni ne veut imprimer, qu'il a trompé M. de
ANNÉE il6\. 7
Malesherbes, qu'il vous trompera , et qu'il se moque de moi avec
rimpudence d*ua coquin qui n'a pas peur et qui se sent bien sou-
tenu. Cette perte , la plus sensible que j'aie jamais faite, a mis le
c(»nble à mes maux , et me Coûtera la vie : mais je la crois irré-
parable^ ce qui tombe dans ce gouffre-là n en sort plus : ainsi je
vous conjure de tout laisser là et de ne vous pas compromettre
inutilement. Toutefois, si vous voulez absolument parler s^u li-
braire , M. de Malesherbes est au fait et lui a parlé ; il seroit
peut-être à propos qu'il vous vît auparavant. Si, contre toute
attente de ma part ^ il est possible d'avoir un manuscrit en ren-
dant tout , faites , madame la maréchale, et je vous devrai plus
que la vie. Les quinze cents francs que j'ai reçus ne doivent point
faire d'obstacle; je puis les retrouver et vous-les renvoyer au pre-.
mier signe.
282. — A JULIE.
A Montmorency, le- 19 décembre- 1761.
Je voudrois continuer de vous écrire, madame, à vous et à
votre digne amie; mais je ne puis et je ne^supporterois pas l'idée
qae vous attribuassiez à négligence ou à indifférence un silence
que je compte parmi les malheurs de mon état. Vous exigez de
l'exactitude dans le commerce, et c'est bien le moins que je doive
à celui que vous daignez lier avec moi; mais cette exactitude-
m'est impossible : ma situation empirée partage mon temps en-^
tre Toccupation et la souffrance ; il ne m'en reste plus à donner
à mon plaisii*. Il n'est pas naturel que vous vous mettiez a sa
place, vous qui avez du loisir et de la santé; mais faites donc
comme les. dieux,
Donnez en commandant le pouvoir d'obéir.
Il faut, malgré moi, finir une correspondance dans laquelle il
m'est impossible de mettre assez du mien, et qu'avec raison vous
n'êtes point d'humeur d' entretenir seules. Si peut-être dans la
suite. . . mais. . . c'est une folie de vouloir s'aveugler, et une bêtise
g CORRESPONDANCE.
de regimber contre la nééessité. Adîeu donc, mesdames; forcé'''
par mon état, je cesse de vous écrire, mais je ne cesse point de
penser à vous.
Je découvre à l'instant que toutes vos lettres ont été à Beau-*''
mont avant que de me parvenir. Il ne falloit que Montmorency
sur l'adresse » sans parler delà route de Beaumont.
283. — AM. MOULTOU'.
Montmorency, le a3 décembre 1761.
^G'en est fait, cher Moultou, nous ne nous reverrons plus que^
dans le séjour des justes.. Mon sort est décidé par les suites de
l'accident dont je vous ai parlé ci-devant; et quand il en sera
emps, je pourrai, sans scrupule , prendre chez milord Edouard
les conseils de la vertu même *.
Ce qui m'humilie et m'afflige est une fin si peu digne, j'ose
dire, de ma vie , et du moins de mes sentiments. Il y a six se-
maines que je ne fais que des iniquités^ et n'imagine que des ca-
lomnies contre deux honnêtes libraires, dont Tun n'a de tort que
quelques retards involontaires ,. et l'autre un zèle plein de géné-
rosité et de désintéressement r que j'ai payé, pour toute recon-
noissance, d'une accusation de fourberie. Je ne sais quel aveu-
glement , quel sombre humeur, inspirée dans b solitude par un*
mal affreux, m'a fait inventer, pour en noircir ma vie et Thon-
neur d'autrui, ce tissu d'horreurs, dont le soupçon, changé dans
mon esprit prévenu presque en certitude , n a pas mieux été dé^
guisé à d'autres qu'à vous. Je sens pourtant que la source de
cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la doideur
m'a fait perdre la raison avant la vie; en faisant des actions de
méchant , je n'étois qu'un insensé.
* Cette lettre, ainsi que la suivante, trouvées dans les papiers de l'auteur,,
n*ont pas été envoyées à leur adresse; mais , puisque Rousseau les a conservées,
on n'a pas crir devoir les supprimer. (Note de du Peyrou.)
* Yoyez Nouvelle Héloîse, troisième partie, lettre xxix. Rousseau revient sur
cette ylée, et en termes encore plus clairs, dans une lettre à Dnclos, du pre-
mier ao\kt \ 705.
ANIf iE 4764. 9
Toulefois»- dUM Tétat de dérangement où est ma tète» ne me
fiant plus à rien de ce que je vois et de ce que je crois, j'ai pris
Je parti d'achever la copie du morceau dont je vous ai parlé ci-
devant , et même de vous l'envoyer, très persuadé qu'il ne sera
jamais nécessaire d'en faire usage, mais plus sûr encore^ que je
ne risque rien de le confier à votre probité. Çest avec la plus
granderépugnanceque je vous extorque les frais immenses que
ce paquet vous coûtera par la poste. Mais le temps presse; et,
tout bien pesé, j'ai pensé que de tous les risques , celui que je
pouvois regarder comme le moindre étoit celui d'un peu d'ar-
gent. Certainement j'aurois fait mieux si je l'avois pu sans dan-
ger. Mais au reste, en supposant , comme je l'espère , qu'il ne
sera jamais nécessaire d'ébruiter cette a^ire, je vous en de-
mande te secret , et je mets mes dernières fautes à couvert sous
l'aile de votre charité. Le paquet sera mis, demain 24 décem-
bre, à la poste, sads lettre; et même il y a quelque apparence
que c'est ici la dernière que je vous écrirai.
Adieu , cher Moultou. Vous concevez aisément que la profes-
sion de foi du vicaire savoyard est la mienne. Je désire trop qu'il
y ait un Dieu pour ne pas le croire; et je meyrs avec la ferme
confiance que je trouverai dans $00 sein le bonheur et la paix
dont je n'ai pu jouir ici-bas.
J'ai toujours aimé tendrement ma patrie et mes concitoyens ;
j'ose attendre de leur part quelque témoignage de bienveillance
pour ma mémoire. Je laisse une gouvernante presque sans récom-
pense , après dix-sept ans de services et de soins très pénibles
auprès d'un homme presque toujours souffrant. U me seroit af-
freux de penser qu'après m' avoir consacré ses plus belles an-
nées , elle passeroit ses vieux jours dans la misère et l'abandon.
J'espère que cela n'arrivera pas : je lui laisse pour protecteurs
et pour appuis tous ceux qui m'ont aimé de mon vivant. Toute-
fois si cette ïissistance venoit à lui manquer , je crois pouvoir es-
pérer que mes compatriotes ne lui laisseroient pas mendier son
pain. Engagez , je vous supplie» ceux d'entre eux en qui vous
conncMssez i'ame genevoise à ne jamais la perdre de vue, et à se^
10 CORRESPONDANCE.
réunir , s'il le falloit , pour lui aider à couler ses jours en paix à
fabri de la pauvreté.
Voici une lettre pour mon très honoré disciple. Je crois que
j'aurois été son maître en amitié ; en tout le reste je me serois
glorifié de prendre leçon de lui. Je souhaite fort qn'ii accepte la
proposition de faire la préface du recueil de mes œuvres ; et
en ce cas vous voudrez bien faire avec M. le maréchal de Luxem-
bourg des arrangements pour lui faire agréer un présent sur l'é-
dition. Au reste, si les choses ne tournoient pas comme je Tes-
père pour une édition en France, je n'ai point à me plaindre de
la probité de Rey, et je crois qu'il n'a pas non plus à se plaindre
de mes écrits. On pourroit s'adresser à lui.
Adieu derechef. Aimez vos devoirs, cher Moultou ; ne cher-
chez point les vertus éclatantes. Élevez avec grand soin vos en-
fants; édifiez vos nouveaux compatriotes sans ostentation et sans
dureté, et pensez quelquefois que la mort perd beaucoup de ses
horreurs quand on en approche avec un cœur content de sa vie.
Gardez-moi tous deux le secret sur ces lettres, du moins jus-
qu après l'événement, dont j'ignore encore le temps, quoique
sûrement peu éloigné. Je commence par les amis et les affaires,
pour voir ensuite en repos avec. Jean-Jacques si par hasard il n'a
rien oublié.
Si vous venez, vous trouverez le morceau que je vous desti-
nois parmi ce qui me reste encore de petits manuscrits. Si vous
ne venez pas, et qu'on négligeât de vous Tenvoyer, vous pouvez
le demander, car votre nom y est en écrit. C'est, comme je crois
vous l'avoir déjà marqué, une oraison funèbre de feu M. le duc
d'Orléans.
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284. — A M. ROUSTAN.
Montmorency, le a3 décembre 1761.
Mon disciple bien aimé , quand je reçus votre dernière lettre,
j'espérois encore vous voir et vous embrasser un jour ; mais le
ciel en ordonne autrement : il faut nous quitter avant que de
ANNÉE iiei. U
nous connoitre. Je crois qae nous y perdons tous deux. Vous
avez du talent , cher Roustan ; quand je finissois ma courte car-
rière, vous commenciez la vôtre , et j'augurois que vous iriez
loin. La gène de votre situation vous a forcé d'accepter un em-
ploi qui vous éloigne de la culture des lettres. Je ne regarde point
cet éloignement comme un malheur pour vous. Mon cher Rons-
tan y pesez bien ce que je vais vous dire. J'ai fait quelque essai
de la gloire : tous mes écrits ont réussi ; pas un homme de let-
tres vivant , sans en excepter Voltaire , n a eu des monllents plus
brillants que les miens , et cependant je vous proteste que, de-
puis le moment que j'ai commencé de faire imprimer , ma vie
n'a été que peine, angoisse et douleur de toute espèce. Je n'ai
vécu tranquille, heureux, et n'ai eu de vrais amis que durant
mon obscurité. Depuis lors il a fallu vivre de fumée , et tout ce
qui pouvoit plaire à mon cœur a fui sans retour. Mon enfant,
fais-toi petit , disoit » son fils cet ancien politique ;* et moi , je dis
à mon disciple Roustan : Mon enfant , reste obscur ; profite du
triste exemple de ton maître. Gardez cette lettre, Roustan : je
vous en conjure. Si vous en dédaignez les conseils , vous pour-
rez réussir sans doute; car, encore une foi, vous avez du talent,
quoique encore mal réglé par la fougue de la jeunesse : mais
si jamais vous avez un nom, relisez ma lettre, et je vous promets
que vons ne l'achèverez pas sans pleurer. Votre famille, votre
fortune étroite, un émule, tout vous tentera; résistez, et sachez
que, quoi qu'il arrive, l'indigence est moins dure, moins cruelle
à supporter que la réputation littéraire.
Toutefois voulez-vous faire un essai? l'occasion est belle ; le
titre dont vous m'honorez vous la fournit , et tout le monde ap-
prouvera qu'un tel disciple fasse une préface à la tête du recueil
des écrits de son maître. Faites donc cette préface ; faites-la
même avec soin ; concertez-vous là-dessus avec Moultou. Mais
gardez-vous d'aller faire le fade louangeur : vous feriez plus de
tort à votre réputation que de bien à la mienne. Louez-moi d'une
seule chose, mais louez-m'en de votre mieux, parcequ'elle est
louable et belle : c'est d'avoir eu quelque talent et de ne m'êlre
i2 CORRESPONDANCE.
point pressé de le montrer; d'avoir passé sans écrire tout le
feu de la jeunesse ; d'avoir pris la plume à quarante ans, et de
ravoir quittée avant cinquante; car vous savez que telle étoit ma
résolution , et le Traité de l'Éducation devoit être mon der-
nier ouvrage, quand j'aurois encore vécu cinquante ans. Ce n'est
pas qu'il n*y ait chez Rey un Traité du Contrat social ^ du-
quel je n'ai encore parlé à personne, et qui ne paroîtra peut-
être qu*après l'Éducation; mais il lui est antérieur d*un grand
nombred'ahnées. Faites donc cette préface, et puis des sermons,
et jamais rien de plus. Au surplus, soyez bon père, bon mari,
bon régent, bon ministre , bon citoyen , homme simple en toute
chose , et rien de plus , et je vous promets une vie heurétise,
Adieu, Roustan; tel est le conseil de votre maître et ami prêt à
quitter la vie , en ce moment où ceux mêmes qui n'ont pas aimé
la vérité la disent. Adieu.
285. — A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le 23 décembre 176c.
Il fut un temps, monsieur, où vous m'honorâtes de votre
estime, et où je ne m'en sentois pas indigne i ce temps est passé ,
je le reconnois enfin ; et quoique votre patience et vos bontés
envers moi soient inépuisables, je ne puis plus les attribuer à la
même cause sans le plus ridicule aveuglement. Depuis plus de six
semaines ma conduite et mes lettres ne sont qu'un tissu d'ini-
quités, de folies, d'impertinences. Je vous ai compromis,
monsieur, j'ai compromis madame la maréchale de la manière du
monde la plus punissable. Vous avez tout enduré , tout fait pour
caUner mon délire ; et cet excès d'indulgence , qui pouvoit le
prolonger, est en effet ce qui l'a détruit. J'ouvre en frémissant
les yeux sur moi , et je me voîs tout aussi méprisable que je le
suis devenu. Devenu! non; l'homme qui porta cinquante ans le
cœur que je sens renaître en moi n'est point celui qui peut s'ou-
blier au point que je viens de le faire : on ne demande point
pardon à mon âge, parcequ'on n'en mérite plus; mais, monsi^ir,
ANNÉE 47rH. -13
je ne prends aucun intérêt à celui qui vient d'usurper, déshonora
mon nom. Je Tabandonne à votre juste indignation , mais il est
mort pour ne plus renaître : daignez rendre votre estime à cdui
qui vous écrit maintenant ; il ne sauroit s^en passer, et ne méritera
jamais de la perdre. H en à pour garant non sa raison , mais son
état , qui le met désormais à Fat^i des grandes passions.
Quoique je ne doive ni ne veuille plus , monsieur, vous im-
portuner de l'affaire de Duchesne , et que je prétende encore
moins m'excuser envers lui , je ne puis cependant me dispenser
de vous dire que, s*il étoit vrai qu'il m'eût proposé de ne
m'envoyer les bonnes feuilles que volume à volume , alors mes
alarmes et le bruit que j'en ai fait ne seroient plus seulement les
actes d'un fou , mais d'un vrai coquin.
U faut vous avouer aussi , monsieur, que je n'ose écrire à ma-
dame la maréchale , et que je ne sais comment m'y prendre auprès
d'elle , ignorant à quel point elle peut être irritée.
286. — A M. HUBER.
Montmorency, le 24 décembre 1761.
rérois, monsieur, dans un accès du plus cruel des maux du
corps quand je reçus votre lettre et vos idylles. Après avoir lu la
lettre , j'ouvris machinalement le livre, comptant le refermer
aussitôt ; mais je ne le refermai qu'après avoir tout lu, et je le
mis à côté de mm pour le relire encore. Voilà l'eKacte vérité. Je
sens que votre ami Gessner est un homme selon mon cœur, d'où
vous pouvez juger de son traducteur et de son ami , par lequel
seul il m'est connu. Je vous sais, en particulier, un gré infini
d'avdr osé dépouiller notre langue de ce sot et précieux jargon
qui ôte toute vérité aux images et toute vie aux sentiments. Ceux
qui veulent embellir et parer la nature sont des gens sans ame
et sans goût qui n'ont jamais connu ses beautés. U y a six ans que
je coule dans ma retraite une vie assez semblable à celle de
Ménalque et d'Amyntas, au bien près, que j'aime coiAme eux^
mais que je ne sais pas faire; et je puis vous protester, monsieur»
^4 CORRESPONDANCE.
qne j'ai plus vécu durant ces six^ans que je n'avois fait dans tout
te cours de ma vie. Maintenant vous me faites désirer de revoir
encore un printemps , pour faire avec vos charmants pasteurs de
nouvelles promenades , pour partager avec eux ma solitude , et
pour revoir avec eux des asiles champêtres qui ne sont pas
inférieurs à ceux que M. Gessner et vous avez si bien décrits.
Saluez-le de ma part , je vous supplie , et recevez aussi mes
remerctments et mes' salutations.
Voulez -vous bien, monsieur, quand vous écrirez à Zurich,
faire dire mille choses pour nK)i à M. Usteri? J'ai reçu de sa part
une lettre que je ne me lasse point de relire , et qui contient des
relations d'un paysan plus sage , plus vertueux , plus sensé que
tous les philosophes de l'univers. Je suis fâché qu'il ne me marque
pas le nom de cet homme respectable' . Je lui voulois répondre
un peu au long, mais mon déplorable état m'en a empêché jusqu'ici .
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987. — A MADAME LA M'" DE LUXEMBOURG.
A Montmorency, le 24 décembre 1761.
Je sens vivement tous mes torts , et je les expie : oubliez-les ,
^madame la maréchale , je vous en conjure. U est certain que je
ne saurois vivre dans votre disgrâce ; mais si je ne mérite pas que
cette considération vous touche , ayez , pour m'en délivrer,
moins d'égard à moi qu'à vous. Songez que tout ce qui est grand
et beau doit plaire à votre bon cœur, et qu'il ii'y a rien de si
grand ni de si beau que de faire grâce. Je voulois d'abord sup-
plier M. le maréchal d'employer son crédit pour obtenir la
mienne ; mais j'ai pensé que la voie la plus courte et la plus simple
étoit de recourir directement à vous , et qu'il ne falloit point
arradbiei^ de yotre complaisance ce que j'aime mieult devoir à votre
seule générosité. Si l'histoire de mes fautes en faisoit Texcuse,
je reprendrois ici le détail des indices qui m'ont alarmé , et que
»
^ Il désigne ici Jacques Gujer, suruommé Ktyiogg, cultivateur daus la pa-
roisse â'Uster, canton de Zurich, et qui a donné' au médecin Hirzel l'idée de
«on Socrate rustique. Voyez la lettre du 1 1 novembre \ 764.
ANNEE f762. ^5
mon imagination troublée a changés en épreuves certaines : maisy
madame la maréchale , quand je vous aurai montré comme quoi
je fus un extravagant, je n en serai pas pfus pardonnable de Tétre;
et je ne vous demande pas ma grâce parcequ*eUe m'est due, mais
parcequ il est digne de vous de me Taccorder.
288. — A MADAME LATOUR.
A Montmorency, le 1 1 janvier 176a.
Saint-Preux avoit trente ans , se portoit bien , et n*étoit oc-
cupé que de ses plaisirs; rien ne ressemble moins à Saint-Preux
que J.-J. Rousseau. Sur une lettre pareille à la dernière, Julie se
fût moins offensée de mon silence qu'alarmée de mon état ; elle
ne se fût point , en pareil cas , amusée à compter des lettres et à
souligner des mots : rien ne ressemble moins à Julie que ma-
dame de Vous avez beaucoup d'esprit, madame, vous êtes
bien aise de le montrer, et tout ce que vous voulez de moi ce sont
des lettres : vous êtes plus de votre quartier que je ne pensois.
289. — A Ll MÊME.
Montmorency, le 21 janvier 1702.
Je vous>ai écrit, madame, espérant à peine de revoir le soleil ;
je vous ai écrit dans un état où, si vous aviez souffert la centième
partie de mes maux, vous n'auriez sûrement guère songé suofi'é-
crire; je vous ai écrit dans des moments où une seule ligne est
sans prix. Là-dessus , tout ce que vous avez fait de votre côté a
été de compter les lettres , et , voyant que j*étois en reste avec
v«us de ce côté, de m' envoyer pour toute consolation des plain-
tes, des reproches , et même des invectives. Après cela, vous
apprenez dans le public que j'ai été très mal, et que je le suis
encore ; cela fait nouvelle pour vous. Vous n'en avez rien vu
dans mes lettres; c'est, madame, que voire cœur n'a pas autant
d'esprit que votre esprit. Vous voulez alors être instruite de
mon état ; vous demandez que ma gouvernante vous écrive ; mais
ie CORRESPONDANCE.
ma gouversante n'a pas d'antre secrétaire que moi» et quand
dans ma situation l'on ejt obligé de faire ses bulletins soi-même ,
en vérité Ton est bien dispensé d'être exact. D'ailleurs » je vous
avoue qn'un commerce de querelles n'a pas pour moi d'assez
grands charmes pour me fatiguer à l'entretenir. Vous pouvez
vous dispenser de mettre à prix la restitution de votre estime;
car je vous jure , madame, que c'est une restitution dont je ne
me soucie point.
290. — A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le 8 férrier 1762.
Sitôt que j'ai appris , monsieur , que mon ouvrage seroit
imprimé en France, je prévis ce qui m'arrive, et j'en suis moins
fâché que si j'en étois surpris. Mais n'y auroit-il pas moyen de
remédier pour l'avenir aux inconvénients que je prévois encort,
«i , publiant d'abord les deux premiers volumes , Duchesne et
Néaulme son correspondant restent propriétaires des deux an-
tres? Il résultera certainement de toutes ces cascades des diffi-
cultés et des embarras qui pourroient tellement prolonger la
publication de mon livre, qu'il seroit à la fin supprimé ou mutilé,
ou que Je serois forcé de recourir tôt ou tard à quelque expé-
dient dont ces libraires croiroient avoir à se plaindre. Le remède
à tout cela me paroit simple ; la moitié du livre est faite ou à-
pei^rès , la moitié de la somme est payée ; que le marché soit
>résilié pour le reste , et que Duchesne me rende mon manuscrit :
^e sera mon affaire ensuite d'en disposer comme je l'entendrai.
Bien entendu que cet arrangement n'aura lieu qu'avec l'agré-
ment de n^dame la marédiale , qui sûrement ne le refusera pas
lorsqu'elle saura,mes raisons. Si vous vouliez bien , monsieur,
négocier cette affaire, vous soulageriez mon cœur d'un grand
poids qui m'oppressera sans relâche, jusqu'à ce qu'elle soit en-
lièrement terminée.
Quant aux changements à faire dans les deux premiers vo-
lumes avant leur publication, je voudrois bien Qu'ils fussent une
ANNÉE 1762. 17
fois t^ement spécifiés y que je fusse assuré qu'on n'en exigera
pas d'ultérieurs, ou, pour parler plus juste, qu'ik ne seront pas
néeessaires ; car, monsieur, je serois bien fôché que , par égard
pour moi, vous laissassiez rien qui pût tirer à conséquence : il
vaudroit alors cent fois mieux suivre l'idée d'envoyer toute l'édi-
tion hors du pays. C'est de quoi l'on ne peut juger qu'après avoir
vu bien {nrécisément à quoi se réduit tout ce qu'il s'agit d'ôtér
ou de changier ; %ar je crains sur toute chose qu'on n'y revienne
à deux fois. Pour prévenir cdia, je vous supplie, monsieur, dé-
lire ou faire lire les deux volumes en entier, afin qu'il ne s'y
trouve plus rien qui n'ait été vu.
Je ne vous parlerai point de votre visite, jugeant que ce silence
doil; être entendu de vous« Agréez, monsieur, mon profond
respect.
Je ne- vois point qu'il soit nécessaire que vous vous donniez la
peine d'envoyer ici personne pour cette affaire ; il suffira pent-
être de m'envoyer une note de ce qui doit être ôté , et j'écrirai
là-dessus à Ducbesne de faire les cartons nécessaires; car, encore
une fois , monsieur, je ne veux en cette occasion disputter sur
rien, et je serois bien fâché de laisser un seul mot qui pût faire
trouver étrange qu'on eût laissé faire cette éditioii à Paris. Indi-
quez seulement ce qu'il convient qu'on ôte, et tout cela sera ôté.
Une seule chose me fait de la peine*^ c'est qu'on ne sauroit exiger
de Néaulme de faire en^HoIlande les mêmes cartons, et que , ne
es faisant pas , son édition ponrroit nuire àcelle de Duchesne.
291 . — A M. MOULTOU.
Montmorency, le i6 février 1762,
Pli3s de nM>asieur, cher Moultou, je vous en supplie; je ne
puis souffrir ce mot-là entre gens qui s'estiment et qui s'aiment :
6 tâcherai de mériter que vous ne vous en serviez plus avec moi.
Je suis touché de vos inquiétudes sur ma sûreté; mais vous
devez comprendre que, dans Tétat où je suis, il y a plus de
franchise que de courage à dire des vérités utiles , et je puis
CORRBSPOVDAVCE. T. XI. ^
i8 CORRESPONDANCE.
désormais mettre les hommes au pis, sans avoir gnuid'choae à
perdréL D'aillem^y en todt pays, je respecte la police et les lois ;
et si je parois ici les élodery ce n est qu'une apparence qui D*e8l
point fondée; on ne peut être plus en règle que je le suis. Il est
vrai que si l'on m'attaquoit, je ne pourroîs sans bassesse em*
ployer tous mes avantages pour me défendre; mais il n'en est
pas moins vrai qu'on ne pourroit m'^attaquer justement, et cela
suffit pour ma tranquillité : tonte ma prudence dans ma con-
duite est qu'on ne puisse jamais me foire mal sans me faire tort;
iftais aussi je ne me dépars pas de là. Vouloir se mettre à l'abri
de rinjusUce , c'est tenter l'impossible , et prendre des précau«
tions qui n'ont point de fin. J'ajouterai qu'honoré dans ce pays
de Testime publique , j'ai une grande défense dans la droiture
de mes intentions, qui se fait sentir dans mes écrits. Le Françœs
est naturellement humain et hospitalier : que gagneroit-on de
persécuter un pauvre malade qui n'est sur le diemin de perscmne,
et ne prêche que la paix et la vertu? Tandis que Fauteur du livre
de t Esprit vit en paix dans sa patrie, J.-J. Rousseau peut es*
pérer de n'y être pas tourmenté.
Tranquillisez-vous donc sur mon compte, et soyez persuadé
que je ne risque rien. Mais pour mon livre, je vous avoue qn il
est maintenant dans un état de crise qui me foit craindre pour
son sort. Il foudra peut-être n'en laisser paroitre qn'une partie,
ou le mutiler misérablement; et là-dessus, je vous dirai que
mon parti est pris. Je laisserai ôter ce qu'on voudra des deux
premiers volumes ; mais je ne souffrirai pas qu'on touche à fa
Profession de foi ; il fout qu'elle reste telle qu'elle est, ou qu'elle
soit supprimée : la copie qui est entre vos mains me donne le
courage de prendre ma résolution là-dessus. Nous en reparle-
rons quand j*aurai quelque chose de plus à vous dire ;• quant à
présent tout est suspendu. Le grand éloignement de Paris et
d'Amsterdam fait que toute cette affoire se traite fort lentement,
et tire extrêmement en longueur.
L'objection que vous me faites sur l'état de la religion en Suisse
et à Genève , et sur le tort qu'y peut faire Técrit en question ,
ANNÉE 1762. 49
*seroit pàis grave si elle étoit fondée ; mais je stiis bien éloigné
de penser comme vous sur ce point. Vous dites que vous avez lu
YÎngt fois cet écrit ; eh bien ! dbier Moultou , lisez-le encore une
vingt-unième ; et si vous persistez alors dans votre o{Hnion , nous
la discuterons.
JTai dtt'ohagrin de Tinquiétude de AL votre père , et surtout
par l'influence qu*elle peut avoir sur votre voyage ; car, d'ail-
leurs, je pense trop bien de vous pour croire que, quand votre
fortune seroit moindre, vous en fussiez plus malhettreux. Quand
votre résolution sera tout-à-fait prise là-dessus, marquez-le-^
nftoi, afin que je vous;garde ou vous envoie le misérable diiffon
auquel votre amitié veut bien mettre un prix. J'aurois d'autant
plus de plaisir à vous voir que je me sens un peu soulagé et plus
09 état de profiter de votre conmierce ; j'ai qij^ques instants de
relâche que je n'avois pas aupârravant , et ces instants me seroient
plus chers si je vous avois ici. Toutefois vous uq me devez rien ,
et vous devez ipol à voire père , à votre famille, à votre état;
et l'amitié qnMi se ^Itive aux dépens d u devoir n'a plus de cbarmes .
Adieu, dier Moultou; je vous embrasse de tout mon cœur.
J'ai brûlé votre précédeUte : mais pourquoi signer? avez-vous
peur que je ne vous reconnoisse pas ? ' .
/««%/«/^i^«}«r%/«>V%/«/V%'«<^rW««^'V%'V%>«/v«/%/«
292. — A MADAME LA M*" DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le i8 février 176a.
Tous êtes, madame la maréchale , comme la Divinité, qui ne
parle aux mortels que par les soins de sa providence et les dons
de sa libéralité. Quoique ces marques de votre souvenir me soient
très précieuses , d*autres me le seroient encore plus : mais quand
on est riche , on ne doit pas être insatiable ; et il faut bien , quant
à présent , me contenter du bien que vous me faites en signe de
celui que vous me voulez. Avec quel empressement je vois ap-
procher le temps de recevoir des témoignages d'amitié de votre
bouche, et combien cet empressement n'augmenteroit-il pas
encore , si mes maux , me donnant un peu de rel&ehe, me lais-
20 CORRESPOIfDANCE.
Mieat phs en écai d'en profiter ! Oh ! Tenei» nàdiniè h mftfé^
daie : quand, aux ^prodies de Piques, f aurai th M\ le ma^
réchalet vo», en quelque sHoalkm que je reste, jechanferai
d'an cœur content le cantique de Siméon.
M. de Maksberbes voos aora dit, madame la marédale, qu'il
se présente , sur la publication de mon ouvrage, quelqpies diffi-
cultés que j*ai prévues depuis longtemps, et qu'il faiiAra leter
par des diangements pour h partie qui est imiArimée ; mais quant
à la partie qui ne Test pas, je souhaite fort, tant pour la sârelé
du libraire que pour ma propre tranquillité, qu>eUe ne 9oit pas
imprimée en France. Ce même libraire ne devant phis l'impriflder
lui-même, il est inutile qu'il en reste diargé pour la faineni^
primer en pays étranger par un autre; et toutes 'Ces cascades,
diminuant mon inspection sur mon propre ouvrage, h'iàiâsellt
trop à la discrétion de ces messieurs-là. Yoilà ce qrii me fait
désirer, si vou^l* agréez^, que le traité soit annulé «pour cette
partie; que les billets soient rendus à Duchesne, et que le reste
de mon manuscrit me sdt ans» rendu. Xaime beaucoup inicMnc
supprimer mdn ouvrage que le mutiler; et, s'il lui demeure, il
faudra nécessairement qu'd soit 'mutilé, gâté, estropié pour le
faire paroltre; ou , ce qui est encore pis , qu'il reste après moi
à la discrétion d'autrui, pour être ensuite publié sous mon nom
dans l'état où Ton voudra le mettre. Je vous supph'e , madame
la maréchale, de peser oies considérations, et de décider là-
dessus ce que vous jugez à propos qui se fasse ; car mon plus
grand désir dans cette affaire est qu'il vous plaise d'eii.être l'ar-
bitre , et que rien ne soit hit que sur votre décision.
295. — A LA MÊME.
Montmorency, le. 19 février 1762.
Je veis', madame la maréchale , que vous ne vous lassez pomt
de prendre soin de mon malheureux livre : et véritablement il a
frand besoin de votre protection et de celle de M. Malesherbes,
qui a poussé la bonté jusqu'à venir même à Montmorency poor
ANNÉE ^762. 2i
cda. Je a*aiDS que le parti de faire imprimer les deux deruiers
volumes en Hollande ne devienne chaque jour sujet à plus d'in-
convénients, parceque Duchesne, paresseux ou diligent toujours
mal-à-^ropos, a commeni^é ces deux volumes, quoique je lui
eusse écrit de suspendre : mais comme , de peur d'en trop dire,
je ne Uii ai écrit que par forme de conseil , il n'en a tenu compte;
et ce sera du travail perdu dont il faudra le dédommager, à
moip$ qu il n'envoie les feuilles en Hollande ; auqu^el cas autant
vaudrgk peut*étre qu'il achevât et prit le même parti pour 1q
tout. Je sooiïre véritablement, madame la maréchale, du tracas
que tout ceci vous donne depuis si longtemps; et moi , de mon
oAté, j'en suis aussi depuis, cinq mois dans des angoisses conti-
DuelleSp sans qu'il me soit possible encore de prévoir quand et
comment tout ceci finira. Yoid une petite note en réponse à
celle que M. de Malesherbes m'a enyoyée, et que je suppose
que vous aurez vue. Je vous supplie de la lui communiquer quand
il ^ra de retour.
Ypus me marquez et M. le marédbal me marque aussi que
vous me cherchez un chien. £n combien de manières ne vous
occupez-vous, poin( de moi ! Mais, madame, ce. n est pas un
autre chien qu'il me faut, c'est un autre Turc y et le mien étoit
unique : les pertes de cette espèce ne se remplacent point. J'-aî
juré que mes attachements de toutes les sortes seroient désor-^
mais les derniers. Celui-là, dans son espèce , étoit du nomt^e ;^
et pour avoir un diien auquel je ne m'attache point, JQ l'aiine.
mieux de toute autre main que de la vôtre. Ainsi ne songez p^us;
de grâce, à m'en chercher un. Bonjoui*, madame la maréchale;;,
bonjour, monsieur le maréchal : je n'écris jamais à l'un ou à
Fautre sans m'attendrir sur cette réflexion , qu'il y a longtemps
que je n'ai plus de moments heureux de la part des hommes que
ceux qui me viennent de vous.
. I
22 CORRESPONDANCE.
■> i-%-Vli->i -V %i "M > -> ii l ' Vi '> i '>r> i 't'V^ i '> ii V*i i 'fc^ir>-fc -»i -I ■% '%- » i-vy-Vi'^ -yf%'^-tr%'% t rt -^ -> f^'^ l i *t i > i -t int 't r^ r^r» -»^ rM^i^
294. — A LA MÊME.
Montmorency, le s5 mars 1962.
Il fimt f madame la maréchale, que je vous confie mes-m-
qiiiéttides , car elles troublent mon cœur à proportion qu'il tient
à ses attadiemcnts. M. le maréchal ayant été incommodé , et
M. Dubertier apnt bien voulu m'informer deson état , je Favois
prié de continuer jusqu'à son entier rétablissement ; et précisé*
ment depuis ce moment il ne m'a pas écrit on mot : le même
M« Dubertier est venu hier à Montmorency , et ne m'a rien fait
dire» J'ai écrit en dernier lieu à M. lé marédal , et il ne m*ft
pas répondu. Le temps du voyage approche : il avoit coutume
de me réjoufar le cœur en me Tannonçant , et cette fois iL a gardé
le silence : enfin tout lé monde se tait, et mot je m'alarme. Cest
un défont très importun , je le sens bien , aux personnes qui iHe
sont chères , mais qui, tenant à mon caractère , est impossible k
guérir, et que la solitude et les maux ne ftmt qu'augmentar.
Ayez-en pitié* madame la maréchale ^ vous qui m'en pardonner
tant d'autres , et sur qqi tant de marques d'intérêt et de bonté
que j'ai reçues de vous en dernier lieu m'empêchent d'entendre
mes craintes. Engagez, de grâce, M^ le maréchalàles dissiper par
une simple feuille de papier blanc. Ce témoignage sidiéri, si
de^é , me dira tout; et, en vérité, j'en ai besoin pour goûter
sans alarmes Taltente du moment qui s'approche , et pour me
livrer sans crainte à l'épanouissement de cœur que j'éprouve
toujours en vous abordant.
295. — A MADAME LATQUR.
6e 4 Avril 176a.
Ma situation , madame , est toujours la même ; et j'avoue que
sa durée me la rend quelquefois pénible à supporter; elle me
met hors d*état d'entretenir aucune correspondance suivie , et le
ton de vos précédentes lettres achevoit de me déterminer à n'y
ANNÉE 4762. 28
plus répondre ; mais vous en aves pris un dans les dernières au-
quel j*aurai toujours peine à résista*. N'abusez pas de ma foi-
blessé , madame , de grâce devenez , moins esdgeante, et ne fai-
tes pas le tourment de ma vie d*un commerce qui, dans tout
autre état , en féroit l'agrément,
296, — A LA MÊME.
a4>v''^l X763.
J'etois si occupé , madame , à l'arrivée de votre exprès, que
je fus contraint d'user de la permission de ne lui donner qu'une
réponse verbale. Je n'ai pas un cœur insensible à l'intérêt qu'on
parott prendre à moi, et je ne puis qu'être touché de la persé-
vérance d'une personne faite pour éprouver celle d'autrui ; mais
quand je songe que mon âge et mon état ne me laissent plus
sentir que la gêne du commerce avec les dames , quand je vois
ma vie pleine d'assujétissements, auxquels vous en ajoutez un
nouveau , je voudrois bien pouvoir accorder le retour que je
vous dois avec la liberté de ne vous écrire que lorsqu'il m'en
prend envie. Quant au silence do votre aime , j'en avois deviné la
cause, et ne lui en savois point mauvais gré, quoiqu'elle rendit
en cela plus de justice à ma négligence qu'à mes sentiments. Du
reste, celte fierté ne me déplaît pas , et je la trouve de fort bon
exemple. Bonjour, madame; on n'a pas bjesoin d'être bienfaisant
pour vous rendre ce qui vous est dû ; il suffit d^être juste , et
c'est ce que je serai toujours avec vous, tout au moins.
297. — A M. MOULTOU.
Montmovenoy, le a5 avril 176a.
Je voulois , mon cher concitoyen , attendre , pour vous écrire
et pouf* vous envoyer le chiffon ci-joint, puisque vous le desirez,
de pouvoir vous annoncer définitivement le sort de mon livre;
mais cette affaire se prolonge trop pour m'en laisser attendre la
fih . Je croîs que le I3)raire a pris le parti de revenir au premier
arrangement , et de faire imprimer en Hollande , comme il s'y
24 CORRESPONDANCE.
étokd'abord engagé. J'en suis charmé ; car c'étoit tonjoors mal-
gré moi que , pour augmenter son gain , il prenwt te parti de
foire imprimer en France, quoique de ma part je fusse autant ea
règle qu*il me convient , et que je n'eusse rien fait sans l'aven dn
magistrat. Mais maintenant que le libraire a reçu et payé le ma*
nuserit » il eu est le maître. Il ne me le rendroit pas quand je kii
rendrois son argent ^ ce que j'ai voulu foire inutilement plu-
sieurs fois, et ce que je ne suis plus en état de foire. Ainsi j*ai
résolu de ne plus m'inquiéter de cette affaire , et de laisser cou-
rir sa fortune au livre , puisqull est trop tard pour Tempécfaer.
Quoique par là toute discussion sur le danger delà Profession
de' foi devienne inutile, puTsque assurément, quand je la von-
drois retirer, le libraire ne me la rendroit pas , fespère pour-
tant que vous avez mis ses effets au pis , en supposant qu^èlIe
jeteroit Te peuple parmi nous dans une incrédulité absoFue ; car»
premièrement, je n'Ôte pas à pure perte , et même je n'Ôte rien ,
et j'établis plus que je ne détruis. D'ailleurs le peuplé aura tou-
jours une religion positive, fondée sur rautorilé des hommes ; et
il est impossible que, sur mon ouvrage, lé peuple de Genève en
préfère une autre à celle qu'iT a. Quant aux miracles , ils ne sont
lias tellement liés à cette autorité', qn^on ne puFsse les en dé-
tacher h certain jpoint; et cette séparatTon est très importante à
faire , afin qu'un peuplé religTeux ne soit pas à la discrétion des
fourbes et des novateurs ; car, quand vous ne tenez lé peupFe
que par des miracFes , vous ne tenezrrien. Ou je me trcmipe fort ,
ou ceux sur qui mon livre feroît quelque impression, parmi le
peuple, en sèroiént beaucoup plus gens de bien, et n'en seroiènt
guère moins chrétiens , ou plutôt ils le seroîeni plus essentielle-
ment. Je suis donc persuadé que le seul mauvais effet que pourra
foire mon livre parmi les nôtres sera contré moi , et 0ié«ae je.ne
doute point que les plus incrédules ne soufflent encore plus le. leu
que les dévots : mais, cette considération ne m'a jamais retenu de
foire ce que j'ai cru bon et udle.. Il y a longtemps qm j'ai mis les
hommes au pis ; et puis je vois très bien que cela ne fera que dé-
masquer des haines qui couvent ;: autant vaut les mettre k leur
*.
ANNÉE 4762. 25
aise. PouvesHTOQS croire que je ne m'aperçoive pas qae ma répn*
tation blesse les yenx de mes condioyens , et que si Jean^aoques
n'éloit pas de Genève, Voltaire y eût été moins fêté ? H n'y a pas
Ane ville de l'Europe dont il ne me vienne des visites h Montmo-
rency, mais on n'y aperçoit jamais la trace d'un Genevois ; et
quand il y en est venu quelqu'un , ce n'a jamais été que des dis-
ciples de Voltaire, qui ne sont venus que comme espions. Voilà,
très cher concitoyen, la véritable raison qui m'empêchera de ja-
mais me retirer à Genève; un seul haineux empoisonneroit tout
le plaisir d'y trouver quelques amis. JTairne trop ma patrie pour
supporter de m'y voir bal : il vaut mieux vivre et mourir en exil.
Dites-4noT donc ce que je risque. Les bons sont à l'épreuve, et
les autres me haïssent déja« Ils prendront ce prétexte pc^r se
montrer, et je saurai du moins à qui j'ai affaire. Du reste, nous
n'en serons pas sitôt à la peine. Je vois moins clair que jamais
dans le sort de mon livre; c'est un abîme de mystère on je ne
saurois pénétrer. Cependant il est payé , du moins en partie , et
il me semble que, dans les actions des hommes, il faut toujours,
en dernier ressort , remonter à la loi de l'jntérét. Attendons.
Le Contrat social est imprimé , et vous en recevrez , par
l'envoi de Rey, douse- exemplaires , francs de port, comme
j'espère ; sinon vous aurei^la bonté de m'envoyer la note de* vos
déboursés. Voici la distribution que je vous prie de vouloir bien
faire des onze qui vous resteront , le vôtre prélevé.
' Unlik BibKodièque, etc.
■ A propos de la BîMiothèqira , ne sachant point les noms des
messieurs qui en sont chargés à présent, et i^r conséquent ne
pouvant leur écrire , je vous prie de vouloir bien leur dire dema
part, que je suis chargé, par M. le marédial de Luxembourg^;
d'un présent pour la Bibliotlièque.X'est un exempkùre de la ma-^
gnifique édition des Fables de La Fontaine, avec des figures
d'Oudry , en quatre volumes in-folio. Ge beau livre est actuelle-
ment entre mes mains , et ces messieurs le feront retirer quand
il leur ^plaira. S'ils jugent à propos d'en écrhre une lettre de n»-
mcrdmentà M. le maréchal, je crois qu'ils feroirat une diose
26 COHRESPONDANCÉ.
ooDvenable» Adieu, dier concitoyen ; ma feoSIe est finie y et je
ne sais finir avec vous que comme cela. Je vous embrasse.
P. «$• Vous verrez que cette lettre est écrite à deux reprises »
parceque je me suis fait une blessure à la main drmte , qui m'a
longtemps empédié de tenir la plume. C'est avec regret que je
vous Élis coûter un si gros port , mais vous Tavez voulu.
298. — A MM. DE LA SOCIÉTÉ ÉCONOMIQUE
DE BERNE.
Montmorency, le 29 a^l vj&%»
Yods êtes moins inconnus, messieurs , que vous ne penses,
et il faut que votre sodété ne manque pas de o^ébrité dans le
monde , puisque le bruit en est parvenu dans cet asile à unliomme
qui n'a plus aucun commerce avec les gens de lettres. Vous y&ob
montrez par un côté si intéressant , que votre projet ne peul
manquer d'exciter le public , et surtout les honnêtes Qeùs^ à voii-
. loir^vous oouDoltre; et pourquoi voulez-vous dérober aux hom-
mes le spectacle si touchant et si rare dans notre siècle de vrais
citoyens .aimant leurs frères et leurs semblables , et s'occupent
sincèrement du bonheur de la patrie et du genre humain.
Quelque beau cependant que soit votre plan , et quelques ta«
lents que vous ayez, pour Texécuter , ne vous flattez pas d'un
succès qui réponde entièrement à vos vues. Les préjugés qui m
tiennent qu'à l'erreur se peuvent détruire, mais ceux qui sont
fondés sur nos vices ne tomberont qu'avec eux. Vous voulez
commencer par apprendre aux hommes la vérité pour les rendre
sages ; et , tout au contraire , il faudroit d'abord les rendre sa-*
ges pour leur faire aimer la vérité. La vérité n'a presque jamais
rien £iit dans le monde , parceque les hommes se conduisent tou-
jours plus par leurs passions que par leurs lumi^es, et cpi'ils
font le mal» approuvant le bien. Le siècle où nous vivons est des
plus édairéSy même en morale : est-il des meilleurs? Les livres
ne sont bons à rien ; j'en dis autant des académies et des sociétés
liuélraires; on ne donne jamais à ce qui en sort d'utile qu'une
ANNÉE 4762. 2T
approbation stérile : sans cela , la nation qui a produit les Féne»
Ion 9 tes Montesquieu , les Mirabaud , ne seroit-elle pas la mieux.
eoùdaixe et la plus heureuse de la terre? En vaut-elle mieux de-^
pins les écrits de ces grands hommes? et un seul abus a-t-il été^
redressé sur leurs maximes ! Ne vous flattez pas de foire plu»
qu'ils n'ont fait. Non, messieurs » vous pourrez instruire les>
peuplés y mais vous ne les rendrez ni meilleurs ni plus heureux»
C'est une des choses qui m'ont le plus découragé durant ma
eourte carrière littéraire, de sentir que, même me supposant
tons les talents dont favois besoin , j'attaquerois sans fruit des
erreurs funestes , et que , quand je les pourrois vaincre , les
choses n'en iroient pas mieux. J'ai quelquefois diarmé mes maux
en satisfaisant mon cœur , mais sans m'en imposer sur l'effet de
mes soins. Plusieurs m'ont lu; quelques uns m'ont approuvé
mèone; let, comme je l'avois prévu, tous sont restés ce qu'ils
étoient auparavant. Messieurs, vous direz mieux et davantage»
mais vous n'aurez pas un meilleur succès ; et , au lieu du bien
public que vous cherchez , vous ne tronveiez que la gloire que
vous semblez craindre.
Quoi qu'il eu soît , je ne puis qu'être sensible à l'honneur qu&
vous me faites de m'assoder en quelque sorte , par votre corres*^
pondance ^ à de si nobles travaux. Mais , en me le proposant ,
vous ignoriez sans doute que vous vous adressiez à iin pauvre'
malade qui , après avoir essayé dix ans du triste métier d'auteur
pour lequel il n'étoit point fait, y renonce dans la joie de son
cœur*, et , après avoir eu Thonnéur d'entrer en lice avec respect ,
mais en homme libre, contre une tète couronnée, ose dire, eU:
quittant la plume pour ne la jamais reprendre :
Vi€tor etéslus artewnque repono.
Mais sans aspirer aux prix donnés par votre munificence , j'en
trouverai toujours un très grand dans l'honneur de votre estime i
et si vous méjugez digne de votre correspondance, je ne refuse
point de l'entretenir autant que mon état, ma retraite et mes
lumières pourront le permettre; et, pour commença* parce
28 CORRESPONDANCE.
que yous exigiez de moi , je vous dirai que votre plan » quoique
très bien fait , me paroit généraliser un peu trop les idées , et
tourner trop vers la métaphysique des recherches qui devien-
droient plus utiles, selon vos vues, si elles avoient des applica-
tions pratiques , locales , et particulières. Quant à vos questions,,
elles sont très belles; la troisième' surtout me pl^it beaucoup ;
c'est celle qui me tentcroit si j'^vois à écrire. Vos vues , en la pro-
posant , sont assez claires ; et ii faudra que celui, qui la traitera
soit bien maladroit s'il ne les remplit pas. Dans la première , où
vous demandez quels sont les moyens de tirer ui$. peuple de
la corruption, outre que ce mot de corruptioume^panÀi un
peu vague, et rendre la question presque iadéteriiûnée , ilfau-
droit commencer peut-être par demander s'il est de tels moyens;
car c'est de quoi l'on peut tout au moin^ douter.. En compensation
vous pourriez ôter ce que vous ajoutez à la fin ,, et qui n'est qu'une
répétition de la question même, ou.en f^iipe s^t^etout-s^fait à
part*.
Si j*avois à traitef^dlre seconde question ' » je ne puis Vious
dissimuler que je me déclarerois avec Platon pour l'affirmative,
ce qui sûrement n'étoit pas votre intention en la proposant . faites
comme l'Académie françoise , qui prescrit le parti que l'on dçMt
prendre et qui se garde bien de mettre en problème les questions
sur lesquelles elle a peur qu'on ne dise la vérité.
; La quatrième ' est la plus utile , à cause de cette application
locale dont j'ai parlé ci-devant i elle offre de grandes vues à rem-
plir. Maisil.n'y a qu'un Suisse, ou quelqu'un qui cpnnoisse à
fond kl constitution physique, politique et morale du corjps
helvétique , qui puisse la traiter avec succès. Il faudroit voir soi<-
méme pour oser dire : O utinam ! Hélas ! c'est augmenter ses
^ « Quel peuple a jamais été le plus heureux ? »
' Yoki la suite de cette question : « et quel est la plan le plus pai^it qn^nn
• législateur puisse suivre à cet égard? »
' ft Est-il des préjugés respectables qu'un bon citoyen doive se faire un scru-
« pule de combattre publiquement? *•
* « Par quel moyen pourroit-on resserrer les liaisons et Tamitié entre les ci-
« loyens des diverses républiques qui composent- la confédération helvétique ? »
ANNEE 4762. 29
regrets de renouveler des vœux formés tant de fois et devenus
inutiles. Bonjour, monsieur : je vous salue , vous et vos dignes
collègues, de tout mon cœur et avec le plus vrai respect.
299. — A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le 7 mai 176a.
'G*Esï à nroi, monsieur, de vous remercier de ne pas dédai-
gner dé si foibles hommages , que je voudrois bien rendre plus
tlignés de vous être offerts. Je crois , à propos de ce derniier
écrit, dévoir vous informer d'une action du sieur Rey, laquelle
â péti' d'exemples chez les lil)raires , et ne saurdit manquer de lui
valoir quelque partie des bontés dont vous m'honorez. C'est,
metfeieur , qu'en reconnoissance des profits qu'il prétend avoir
farte stur mes ouvrages , il vient de passer, en faveur de ma gou-
vernante , l'acte d'une pension viagère de trois cents livres; et
cela de son propre mouvement , et de la manière du monde la
plus obligeante. Je vous avoue qu'il s'est attaché pour le reste de
ma vie un ami par ce procédé ; et j'en suis d'autant plus touché
que ma pins grande peine , dans l'état où je suis , étoit l'incerti-
tude de celui où je laisserois cette pauvre fille après dix-sept ans
de services , de soins et d'attachement. Je sais que le sieur Rey
n'a pas une bonne réputation dans ce pays-ci , et j'ai eu moi-même
plus d'une occasion de m'en plaindre , quoique jamais sur des
discussions d'intérêt , ui^ur sa fidélité à faire honneur à ses en-
gagements. Maisil est constant aussi qu'il est généralement estimé
en Hotlanâe; ^ voilà , ce me semble , un fait authentique qui doit
effiicer bien des iniputations vagues. En voilà beaucoup , mon-
sieur, -sur une affaire dont j'ai le cœur plein ; mais le vôtre est
hk pour sentiret pardonner ces choses-là.
30 CORRESPONDANCE.
300. — A MADAME LA M- DE LUXEMBODKG.
MoBtmorencT, le 19 mai 176^
Je ne croyois pas» madame la marédiale , que m>tre livre pût
rparottre avant le» ffites ; mais Dachesne me marque qo'fl conipte
pouvoir le mettreen débit la semaine prochaine ; et vous pensez bien
-qœ je vois bien ce qui Ta renda diligent. Tavois destiné » pour
vos distributions et celles de M. le marédial, les quarante exem-
[Maires qui ont été stipulés de plus que les soixante que je me ré-
serve ordinairement ; mais mes distributions indispensables ont
tellement augmenté , que je me vois forcé de vous en voler dix
pour y suffire » sauf restitution cependant , si vous n'en avec pas
4Hsez : encore ai-je espéré que vous voudriez Uen en faire agréer
un à M. le prince de Conti , et un autre à M. le duc dé ViHeroi,
désirant qu*ils reçoivent quelque prix auprès d'eux de la main
•qui les offrira. Je voudr(HS bien en présenter un exemplaire à
M. le marqnis d' Armentiéres, qui m'a paru {M*endre intérêt à cet
ouvrage ; mais ne sachant comment le lui envoyer » je vous sup-
plie , madame la maréchale., de vouloir bien , si vous le jugez à
propos, vous charger de cet envoi , et j'en remplirai le vide.
J'ai écrit à Duchesne d'envoyer les trente exemplaires à l'hôtel
4e Luxembourg dans le courant de la semaine , et de commen-
-cer, dimanche prochain, 23, mes distributions, dont je lui ai
«envoyé la note. Si vous voulez bien , madame la maréchale, n'or^
«donner les vôtres que le même jour, cela fera quç moins de gens
auront à se plaindre que d'autres aient eu le livre avant çux. Au
reste , quel que soit son succès dans le monde , mon dernier ou*
Trage ayant été publiquement honoré de vos soins et de votre
protection y je crois ma carrière très heureusement couronnée :
il étoit impossible de mieux finir.
Pour éviter tout double emploi, je crois devoir vous prévenir,
madame la maréchale, que j'enverrai un exemplaire à madame
ia éoratesse de Boufflers, ainsi qu'au chevalier de Lorenzi.
ANNÉE 4762. 34
/
3(M . — A MADAME LATOUR.
Montmorency, le a3 mal 176a.
Tous avez fait /madame, un petit quiproquo; voilà la lettre
de votre heureux papa; re^mandez-lui la mienne, je vous f»*ie :
étant pour moi , elle est à moi , je ne veux pas la perdre; car,
depuis que vous avez changé de ton, votre douceur me gagne, et
je m'aflectionne de plus en plus à tout ce qui me vient de vous.
Ce petit accident même ne vous rend pas , dans mon esprit , un
mauvais office; et, dût-il entrer du bonheur dans cette affaire*,
on ne peut que bien penser des mœurs d'une jeune femme dont
les méprises ne sont pas plus dangereuses.
Mais , à juger de vos sociétés par les gens dont vous m'avez
parlé , j*avoue que ce préjugé vous seroit bien moins favorable.
Jen'avoisde ma vie ouï parler de Sire- Jean, non plus que de
M. Maillard, dont vous m'avez fait mention ci-devant. Mon
prétendu jugement contre vous a été controuvé par le premier,
ainsi que mon prétendu voyage à Paris par l'autre. Je n'aime
point à prononcer ; je ne blâme qu'avec connoissance , et ne vais
jamais à Paris. Que faut-il donc penser de ces messieurs-là , ma-
dame , et quelle liaison doit exister entre vous et de tels gens ?
302. —A MADAME LA M" DE LUXEMBOURG.
Vendredi aS maL
Vous savez, madame la maréchale, qu'il y a une édition con-
trefaite de mon livre, laquelle doit paroitre ces fêtes. Il est cer-
tain que si cette édition se débite , Duch^sne est ruiné , et que si
les auteurs ne sont pas découverts, je suis déshonoré. Quelciue
nouvel embarras que ceci vous donne , il neiaut pas qu'il puisse
être dit#|u*une affaire entreprise par madame la maréchale di^
Luxembourg ait eu une si triste fin. Tai écrit hier à M. de
Malesherbes ; mais j'ai quelque frayeur, je l'avoue , qu'on n'ait
abusé de sa coufiance , et que l'auteur de la fraude ne soit plus
32 CORRESPONDANCE.
prés de lui qa*jb|id pense; car enfin cet auteur est Fimprimeur»
ou le correcteur , ou l'homme chargé de cette affaire, ou moi.
Or il est bien difficile que ce soit l'imprimeur , puisqu'ils étoienC
deux 9 lesquds n'avoient aucune communication ensemble : le
correcteur est l'ami du libraire , et même toutes les feuilles n'ont
pas passé par ses mains. Resteroit donc à chercher le fripon entre
deux hommes dont je suis l'un. J'écris aujourd'hui à M. le lieu-
tenant de police, et je vous envoie copie de ma lettre. J'aurois
yodu me irouver à votre passage au retour de l'Ile-Adam , mais
je n'ai pu venir à bout de savoir si c étoit aujourd'hui ou demain
que vous dévies venir; et je suis si fbible, si troublé, « occupé,
que , ne sadiant pas non plus l'heure , je ne tenterai pas même
de m'y trouver, espérant me dédommager mardi prochain. Je
vous excède, madame la maréchale, j'en suis navré ; mais si cette
affaire n'est édairde , il feut que j'en meure de désespoir.
. Vous comprenez qu'il ne faudroit pas montrer ma lettre à
M. de Malesherbes, mais seulem^t le prier de vouloir bien re-
garder lui-même à cette affaire. Le premier colporteur saisi d'un
exemplaire de la fausse édidon donne le bout de la pelotte ; il
n'y a plus qu'à dévider.
303. — A M. DE SARTINE.
Du a8 mai 176a.
Monsieur, '
Perbiettez que l'auteur d'un livre sur l'éducation , au sujet
duquel requête vous a été présentée , prenne la liberté d'y
joindre la sienne. Si l'édition contrefaite est mise en vente, mon
libraire en souffrira des pertes que je dois partager; si les au-
teurs de la fraude ne sont pas connus , je serai suspect d'en être
complice* N'en voilà que trop , monsieur , pour autoriseu l'ex-
trême inquiétude où je sois , et l'importunité que je vo^ cause.
A la manière dont s'y prennent ces éditeurs frauduleux, j'ai
lieu de croire qu'ils se sentent appuyés , et même , malgré vos
ordres , le colporteur de Saugen en promet à ses camarades
ANNÉE 062. .^ 33
des exemplaires pour la veifle des fêtes. Mais je suis fortement
pei'sûadé, sur quelque protection qu'ils comptent, qu'un ma-
gistrat de votre intégrité et de votre fermeté ne permettra ja-
mais que celte protection soît portée jusqu'à favoriser lés fri-
pons aux dépens de la fortune du libraire et de la réputation de
Fauteur.
Daignez, monsieur, agréer mon profond respect, et vous
Tappelér que je m'honoroîs de cesentiment pour vous avant que
je pusse prévoir que jMmplorerois un jour votre justice/ '
304. — A MADAME LATOUR.
Ce samedi 20.
'. ■ ■ • , i t ■ ' ■ ■
Xa preuve , madame , que je n'ai point voulu mettra e»
égalité votre amie et vous est que son exemplaire vous a. été
remis, quoique j'eusse sou. adresse ainsi que I9 vôtre. J'ai:pen^
qu'ayant une fille à élever , elle seroit peut-êtra bien aise de
voir ce livre , et comme le libraire le vend fort çh<?r , et qu'elle
n'est pas riche, j'ai pensé encore que voiw seriez bien aise de
le lui offrir. Offrez-le-lui dope, madame, non de ma part, mais
de la vôtre, et ne lui faitep aucune mention de moi; Dii reste,,
quoi que vous puissiez dire , |e n'appellerai pi Julie ni Glaire ,
deux femmes dont Tune aura des secrets pour l'autre: car,
si j'imagine bien les.cçôurs de Julie et de Qaire^ ils étojent
transparents Tun pour Tautre; il leur étoit.impossibl^ desejca-
cher. Contçntezrvoif^, croyez-moi, d'être Marianne ;. et si celte
Marianne est telle que je me la figure, elle n'a pas trop. à 3e
plaindre de json lot. '. \ : - i.
.■tll..'-> ■ -1»». ■■■>•. I*'. ,
305. — A M. MOULTOU. ,. .
MonUDorency, le'3o nUÂ'x^fo.
L'ÉTAT critique on Ploient vos eniBants quand vous m'avez
écrit méfait sentir pour vous la solticitude et- les alarmes pater-
nelles. Tirez-moi d'inquiétude aussitôt que vous le pourrez ;
oar , cher Meulteu , je vous aime tendrement.
COnR«SPO:TDANCF.. T, II. 3
34 CORRESPONDANCE.
Je suis très senâble au témoignage d'estime que je-reçois de
la part de M. Reventlow , dans la lettre dont vous m'avez en-
voyé Feutrait : mais outre que je n'ai jamais aimé la poésie firan-
çoise» et que n'ayant pas fait devers depuis très longtemps, j'aie
absolument oublié cette petite mécanique» je vous dirai , de
plus, que je doute qu'une pareille entreprise eût aucun succès;
et quant à moi du moins, je ne sais mettre en chanson rien de
ce qu'il font dire aux princes : ainsi je ne puis me charger du
soin dont veut bien m'honorer M. de Reventlow. Cependant»
pour lui prouver que ce refus ne vient point de mauvaise vo-
lonté, je ne refuserai pas d'écrire un mémoire pour Tinstruc-
tion du jeune prince , si M. de Reventlow veut m'en prier.
Quant à la récompense , je sais d'où la tirer sans qu*il s'en
donne le soin. Aussi tuen, quelque médiocre que puisse être
mon travail en lui-même^ si je faisois tant que d'y mettre un
prix, il seroit tel que ni M. de Reventlow , iii le roi de Dane-
mark, ne pourroieut le payer.
Enfin mon livre parolt depuis quelques jours, et il est pàrfeî-
tement prouvé par l'événement que j'ai payé les soins offideox
d'un honnête homme des soupçons les plus odieux. Je fié me
consolerai jamais d'une ingratitude aussi noire , et je pointe an
fond de mon cœur le poids d'un remords qui ne me quittera plus.
Je cherche quelque occasion de vous envoyer des exemplaire^,
et , si je ne puis faire mieux , du moins le vôtre avant tout. Il y a
une édition de Lyon qui m'est très suspecte , puisqu'il ne m'a
pas été possible d'en voir les feuilles ; d'ailleurs le libraire Bruy-
set qui l'a faite s'est signalé dans cette affaire par tant de ma-
nœuvres artificieuses, nuisibles à Néaulmeet à Duchesne, que
la justice, aussi bien que l'honneur de l'auteur, demandent que
cette édition soit décriée autant qu'elle mérite de l'être. J'ai
grand'peur que ce ne soit la seule qui sera connue où vous êtes,
et que Genève n'en soit infecté. Quand vous aurez votre exem-
plaire , vous serez en état de faire la comparaison et d'en dire
votre avis.
Vous avez bien prévu que je serois embarrassé du transport
ANNÉE ^762. 35
des Fables de La Fontaine. Moi que le moindre tracas effa-
rouche y et qui iatee dépérir mes propres livres dans les tran-
sports, faute d'en pouvoir prendre le moindre isoin , jugez du
«ouci ou nie met la crainte que celufr-Ià ne soit pas assez bien
emballé pour ne point souffrir en route ^ et la difficulté de le
faire entrer à Paris sans qu*il aille tràtnant des mois entiers à la
chambre syndicale. Je vous jure que j*autois mieux aimé en pro-
curer dix autres à la bibliothèque que de faire faire une Ueue à
celui-là. C'est une leçon pour une autre fois.
Vous qui dites que je suis si bten voulu dans Genète, répon-
dez au fait que je vais vous exposa*. Il n'y a paià une ville en
Europe dont tes libraires ne recherchent miés écrits avec le plus
grand empressement. Genève est la seule où Rey n'a pu négo-
cier des exemplaires du Contrat social. Pas uli séUl libraire
n'a voulu s'en charger. Il est vrai qUe l'etitrée de ce livre vient
d'être défendue eu France ; mais c'est précisément pour cela
qu'il devroit être bien reçu dans Genève , car mémo j'y préfère
hautement l'aristocratie à tout autre gouvernements Répondez.
Adieu y dier Moultou. Des nouvelles de nos enfants.
306. -* A MADAME LA MARQUISE DE €RÉQUI.
Montmorency, fin de mai 1762.
C'est vous^ madame, qui m'oubliez; je le sens fort bien;
mais je ne vous laisserai pas faire : car si j'ai peine à former des
liaisons , J'en ai plus encore à les rompre y et surtout
J'aurai donc soin,- malgré vous, de vous faire quelquefois
souvenir de moi, mais non pas de la même manière. Ayant posé
la plume pour ne la jamais reprendre, je n'aurai plus, gracé
au ciel » de pareils hommages à vous ofFrh* ' ; mais pour ceux
d'un cœur plein de respect ^ de reconnoissance et d'attache-
ment , ib ne finiront pour Vous , madame, de ma part , qu'avec
ma vie.
Quoi ! vous voulez faire lin pèlerinage à Montmorency? Vous
^ L'euToi dt son Emile, (Note de du Peyrou.)
36 CORRESPONDANCE.
y. yiemlrez visiter ces pauvres reliques genevoises , qui bieniât
OjÇ $eroot bonnes qu'à aôchâsser? Que j'attends avec eropres8e<-
oonent ee pèlerinage d*une espèce nouvelle , oit Ton ne vient pas
iCherçher.le miracle , mais le faire , car vous me trouverez inoa*
.mn(9 €^ je ne doute pas que votre présence ne me ressuscite »
au moins pour quinze jours. Au reste , madame y préparez-vous
avoir un joli garçon, qui s*est bien formé depuis einq on six
gns; j'étois un peu sauvage à la ville , ïnais je suis venu me civi-
liser dans les bois. «
M. et madame de Luxembourg viennent ici mardi pour* un
mois. J'ai cru vous devoir cet avertissement^ madame, sur ia
/répugnance qu^ vousavez à vousy trouveruvéeeux. Mais j-avotte
que les raisons que vous en alléguez me semblent très .mal fon-
dées; et de plus , j-ai pour eux tant d'attachetiaent et d'estime,
que, quand ou nO m'ep. parle p^ avec éloge , j'aimero& mieux
qu'on ;ne m'en parlât point du tout.
. Puisque vous aiaiez tes solitaires, vous aimez. aussi iefe pren
menades qui le sont, : et , quoique vous connoissiez le pays^^îé
vous en promets de chairmantei^,. que vous ne conn(»ssezMreménl
pas. J'ai aussi mon intérêt à cela; car, outre l'avantage du moment
présent, j'aurai encore pour l'avenir celui de parcourir avec plus
de plaisir les lieiix où faurai eu l'honneur de vous suivre.
307^ — A MADAME LAÏOÙR.
Leiw juin 176!^ ..
Je suis mortifié, madame, que mOu exemplaire n'ait pu. être
employé, et peut-être ne vous sera-t-il pas si^aisé de le res^piaoer
que vous avez p^ le croire ; car on dit que mon livre est arrêté,
et ne se vend plus : à tout événement, il reste ici à vos ordres.
Je ne renonce qu'à regret à l'espoir de vous en voir disposer, et
je vous avoue que la délicatesse qui yous^ en empêche n'est ps»
de mon goût. Mais il faut se soumettre; nous parlerons du neste
plus à loisir. Votre voyage est une affaire à méditer; car! je .vous
avoue que , malgré mon état , j'ai grand'peur de vous.
ANNÉE il 62. m
*%/\/\r*^m/v%/%^-\/%/<rK/%/%rk/%^\f\/%/\
308. -^ A LA MÊME.
A M. M. 4 Juin zyôa.
J'ai y madame , une requête à vous présenter : le coeur plein
de vous , j'en ai parlé à madame la maréchale de Luxembourg ;
et, sans prévoir Teffet de mon 2.èle, je lui ai inspiré le désir de
savoir qui vous êtes, et peut-être d'aller plus loin. Elle m'a donc
chargé de vous demander la permission de vous nommer à elle ,
et je dois ajouter que vous m'obligerez de me Taccorder. Mais »
dureste , vous pouvez me signifier vos volontés en toute confiance ,
vous serez fidèlement obéïe. La seule chose que je vous demande
pour l'acquit de ma commission est , en cas de refus , de voulonr
bien tourner votre lettre de manière que je puisse la lui montrer.
Dois^je désirer ou craindre la visite que vous semblez me
promettre? Je crois en vérité qu'elle m'ôte le repos d'avance ;
que sera-ce après l'événement, mon Dieu! Que voulez-vous venir
fiiire ici deces beaux yeux vainqueurs des Suisses? Ne sauroient-
ils du moins laisser en paix les Genevois? Ah! respectez mes
maux et ma barbe grise , ne venez pas grêler sur le persil. II.
faut pourtant achever de m'humilier, en Vous disant combien les
préjugésque vous craignez sont chimériques. Hélas ! ce n^est pas
d'aujourd'hui que de jolies femmes viennent impudemment in-
sulter à ma misère , et me faire à-la-fois de leurs visites un hon-
neur et un affront ! Je ne sais pourquoi le cœur me dit que je me
tirerai mal de la vôtre. Non, je n'ai jamais redouté femme autant
que vous . Cependant je dois vous prévenir que si vous voulez tout
de bon faire ce pèlerinage , il faut nous concerter d'avance , et
convenir du jour entre nous , surtout dans une sais(Hi ou, sans
cesse accaUés d'importuns de toutes les sortes f je suis réduit à
me ménager d'avance , et même avec peine, un jour de pleine
liberté. Vous pouvez renvoyer la réponse à cet article à quelque
autre lettre, et n'en point parler dans la réponse à celle-ci.
Je n'ai encore montré aucune de vos lettres à madame de
Luxembourg ; et si je lui en montre , et que vous ne vouliez pa^
38 CORRESPONDANCE.
élre conaae, soyèE sûre que }*y mettrai le dioix néoesBairey et
qu'elle ne saara januMs qui vous êtes 9 à moins que vous n'y con-
sentiez. Excusez mon barbouillage; j'écris à la bite, fort distrait,
et du monde dans ma diambre.
309. — A M. NÉAULME.
Hontmoreiicf, I9 5 jvia 1769.
Je reçois, monsieur, à l'instant, et dans le même paquet, avec
six feuilles imprimées , et cinq cartons , vos quatre lettres des
ao , 22 , 24 et 26 mai. J'y vois avec déplaisir la continuation de
vos plaintes vis-à-vis de vos deux confrères; mais n'étant entré
ni dans les traités ni dans les négociations réciproques, je me
borne à désirer que la justice soit observée, et que vous soyeas
tous contents» sans avoir droit de m'ingérer dans uneafiBanre qui
ne me regarde pas. J'ajouterai seulement que j'aurois souhaité ,
et de grand cœur, que le tout eût passé par vos mains seules, et
qu'on n'eût traité qu'avec vous ; mais n'ayant pas été consuké
dans cette affaire , je ne puis répondre de ce qui s'est feit à
mon insu.
Je vous ai dit , monsieur, et je le répète , qa* Emile est le
dernier écrit qui soit sorti et sortira jamais de ma plume pour
l'impression. Je ne comprends pas sur quoi vous pouvez inf(É*er
le contraire ; il me suffit de vous avoir dit la vérité : vous en
croirez ce qu'il vous plaira.
Je suis très fâché des embarras où vous dites être au sujet de
la Profession de foi; mais comme vous ne m'avez point consulté
sur le contenu de mon manuscrit , en traitant pour l'impression,
vous n'avez point à vous prendre à moi des obstacles qui vous
arrêtent, et d'autant moins que les vérités hardies semées dans
tous mes livres dévoient vous faire présumer que celui-là n'en
seroit pas exempt. Je ne vous ai ni surpris ni abusé , monsieur ;
j'en suis incapable; je voudrois même vous complaire, mais ce
ne sauroit être en ce que vous exigez de moi sur ce point ; et je
m'étonne que vous puissiez croire qu'un homme qui prend tant
ANNÉE 4762. 39
de mesures pour que 9on ouvrage ne soit point altéré après sa
mort le laisse mutiler durant sa vie* .
A regard des raisons que vous m'exposez , vous pouviez vous
dispenser de cet étalage, et supposer que j'avois pensé h ce qu'il
me convenoit de faire. Vous dites que les gens même qui pensent
comme moi me blâment. Je vous réponds que cela ne peut pas
être; car moi, qui sûrement pense comme moi, je m'approuve,
et ne fis rien de ma vie dont mon cœur fut aussi optent. En
rendant gloire à Dieu, ^t parlant pour le vrai bien des hommes,
y^ fût mon devoir : qu'ils en profitent ou non, qu'ils me blâment
ou m'approuvent , c'est leur affaire ; je ne donnerois pas un fétu
pour changer leur blâme en louange* Du reste, je les mets au
^ pis ; que me féront-ils que la nature et mes maux ne fassent
bientôt sans eux? Ils ne me donneront ni ne m'ôteront ma ré-
compense; elle ne dépend d'aucun pouvoir humain. Vous voyez
bien , monsieur, que mon parti est pris. Ainsi je vous conseille
de ne m'en plus parler, car cela serok parfaitement inutile.
3<0. — AM.MOULTOU.
Montmorency, le 7 juin 1762.
Je me garderois de vous inquiéter, cher Moultou, si je croyois
que vous fussiez tranquille sur mon compte; mais la fermenta-
tion est trop forte pour que le bruit n'en soit point arrivé jus-
qu'à vous, et je juge par les lettres que je reçois des provinces
que les gens qui m'aiment y sont encore plus alarmés pour moi
qu'à Paris. Mon livrea paru dans des circonstances malheureuses.
Le parlement de Paris, pour justifier son zèle contre les Jésuites,
veut, dit-on , persécuter aussi ceux qui ne pensent pas comme
eux; et le seul homme en France qui croie en Dieu doit être la
victime des défenseurs du christianisme. Depuis plusieurs jours
tous mes amis s'efforcent à l'envi de m'effrayer : on m'offre par-
tout des retraites ; mais comme on ne me donne pas pour les ac-
* Pour TexpUcation de ceci, voyez a" nomniencement de VEmile la première
des notes où il est queslioii de Fornicy.
40 corrkspondawce:
œpter, des raisons boDDes pour moi, je demeure; car votre ami
Jean-Jacques n*a point appris à se cacber. Je pense aussi qu'on
grossit le mal à mes yeu:L pour tâcher de m'ébranler j car je ne
saurois à quel titre, moi citoyen de Genève, je puis devoir
compte au parlement de Paris d'un livre que j'ai fait imprimer
en Hollande avec privilège des états généraux. Le seul moyen
de défense que j'entends employer, si Ton m'interroge, est la
récusation de mes juges : m;iis ce moyen ne les cont^tera pas y
car je vois que, tout plein de son ppuvou* suprême, le parlement
a peu d'idée du droit des gens, et ne les respectera guère dans
un petit particulier comme moi. Il y a dans tous les corps des
intérêts auxquels la justice est toujours subordonnée ;. et il n'y a
pas plus d'inconvénient à brûler un innocent au parlement de
Paris qu'à en rouer un autre au parlement de Toulouse. Il est
vrai qu'en général les magistrats du premier de ces corps aiment
la justice, et sont toujours équitables et modérés. quand un as-
cendant trop fort ne s'y oppose pas; mais si cet ascendant agit
dans celle affaire, comme il est probable, ils n'y résisteront
point. Tels sont les hommes, cher Moultou; telle est cette so-
ciété si vantée : la justice parle et les passions agissent. D'ailleurs,
quoique je n'eusse qu'à déclarer ouvertement la vérité des faits,^
ou, au contraire, à user de quelque mensonge pour me tirer
d'affaire, même malgré eux, bien résolu de ne rien dire que de
vrai, et de ne compromettre personne, toujours gêné dans mes
réponses , je leur donnerai le plus beau jeu du monde pour me
perdre à leur plaisir.
Mais, cher Moultou, si la devise que j*ai prise n'est pas un
pur bavardage, c'est ici l'occasion de m'en montrer digne;, et à
quoi puis-je employer mieux le peu de vie qui me reste? De quel-
que manière que me traitent les hommes, que me feront-ils
que la nature et mes maux ne m'eussent bientôt fait sans eux?
Ils pourront m'ôter une vie que mon état me rend à charge,
mais ils ne m'ôteront pas ma liberté; je la conserverai, quoi qu'ils
fassent, dans leurs liens et dans leurs murs. Ma carrière est finie,
il ne me reste plus qu'à la couronner. J'ai rendu gloire à Dieu,
ANNÉE 4762. 44
j'ai parlé pour le bieq des homioes. O amî ! pour une à grande
cause, ni toi ni moi ne refuserons jamais de souffrir. C'est au-
jourd'hui que le parlement rentre ; j'attends en paix ce qu'il lui
plaira d'ordoniner de moi.
Adieu ^ cher Moultou; je vous embrasse tendrement : sitôt
que mon sort sera décidé, je tous en instruirai, si je reste libre ;
sinon vous l'apprendrez par la voix publique.
, 5H , — A MADAME DE CRÉQUI.
Montmorency, le 7 juin 1762*
Je vous remercie , madame, de l'avis que vous voulez bien me
donner ; on me le donne de toutes parts, mais il n'est pas de
mon usage ; J. J. Rousseau ne sait point se cach^. D'ailleurs,
je vous avoue qu'il m'est impossible de concevoir à quel tkre un
citoyen de Genève, imprimant un livre en Hollande, âvec privi^
légedes ^tals généra^, en peut devoir compte au parlement de
Paris. Au reste , j'ai rendu gloire à Dieu , et parlé pour le bien
des hommes. Pour une si digne cause, je ne refuserai jamais de
souffrir. Je vous réitère mes i^emerciments, madame, et n'ou^
blierai point ce soin de votre amitié.
312. — A MADAME LATOUR.
A Montmorency, le 7 juin.
Rassurez-vous , madame , je vous supplie ; vous ne serez ni
nommée ni connue : je n'ai fait que ce que je pouvois faire sans^
indiscrétion. Je visiterai dès aujourd'hui toutes vos lettres ; et,
n'ayant pas le coui^age de lies brûler , à moins que vous ne l'or--
donniez, j'en ôterai du moins avec le plus grand soin tout ce qui
pourroit servir de renseignement ou d'indice pour vous recon-
noilre. Au reste, attendez quelques jours à m'écrire. On dit que
le parlement de Paris veut disposer de moi; il faut le laisser
faire, et ne pas compromettre vos lettres dans cette occasion..
Je rouvre ma lettre pour vous dire que j'aurai soin d'ôteI^
42 CORRESPONDANCE.
aiu6i votre cadiet , el de mettre toutes ?qs lettres en
ainsi , soyez tranqniHe.
5<3. _ A M, m LA POPLINIERE.
Montmorenq^, le 8 juin 176».
Non y monsieur, les livres ne corrigent pas les hommes , je le
sais bien ; dans l'état ou ils sont, les mauvais les rendroient pires,
s'ils pouvoient l^'étre, çan/& quQ les bons les rendissent meilleurs.
Aussi ne m'en imposai-jo point , en prenant la plume , sur l'inu-
tilité de mes écrits; mais j'ai satisfoit mon cœur en rendant hom-
mage à la vérité. En pariant aux hommes pour leur vrai bien ,
en rendant gloire à Dieu, en arradiant aux préjugés du vice l'au-
torité de la raison , je me suis mis en état, en quittant la vie, de
r^dre à l'auteur de mon être compte des talents qu'il m'avoit
confiés. Voilà , monâeur , tout ce que je pouvois feire ; rien de
plus n'a dépendu de moi. Du reste, j'ai fini ma courte tâche;- je
n'ai plus rien à dire et je me tais. Heureux, monsieur, sr, bien-
tôt oublié des hommes, et rentré dans l'obscurité qui me con-
vient, je conserve encore quelque place dans votre estime et
dans votre souvenir.
314. ^ A M. MOULTOU.
TTcrdan, le iS jain 1762.
Vous aviez mieux jugé que moi , cher Moultou : l'événement
a justifié votre prévoyance , et votre amitié voyoit plus clair que
moi sur mes dangers. Après la résolution où vous m'avez vu
dans ma précédente lettre, vous serez surpris de me savoir
maintenant à Yverdun ; mais je puis vous dire que ce n'est pas
sans peine, et sans des considérations très graves, que j'ai pu me
déterminer à un parti si peu de mon goût. J'ai attendu jusqu'au
dernier moment sans me laisser effrayer; et ce ne fut qu'un
courrier venu dans la nuit du 8 au 9 , de M. le prince de Conti à
madame de Luxembourg, qui apporta les détails^ sur lesquels je
ANNÉE 4762. 43
pris sur-le-champ mon parti. U ne s'agissoit plus de moi seul,
qui sûrement n'ai jamais approuvé le tour qu'on a pris dans celte
affaire, mais des personnes qui , pour l'amour de moi , s'y trou**
voient intéressées , et qu'une fois arrêté , mon silence même, ne
voulant pas mentir , eût compromises. Il a tlonc fallu fuir , dier
Moultou, et ni'exposer, dans une retraite assez difficile, à
toutes les transes des scélérats, laissant le parlement dans la
joie de mon évasion , et très résolu de suivre là contumace aussi
loin qu'dle peut all^. Ce n*est pas, croyez-mot, que ce corps
me haïsse et ne sente fort bien son miquité ; mais voulant fermer
la bouche aux dévots en poursuivant les jésuites, il m'eût, sans
égard pour mon triste état, fait soiiffrir les plus cruelles tor-
tures ; il m'eût fait brûler vif avec aussi peu de plaisir que de
justice , et simplement parceque cela Farrançeoit. Quoi qu'il en
soit, je vous jure, cher Moultou, devant ce Dieu qui lit dans
mon cœur, que je n'airien fait en tout ceci contre les lois ; que
non seulement j'étois parfaitement en règle, mais que j'en avois
les preuves les plus authentiques, et qu'avant de partir je me
suis défait volontairement de ces preuves pour la tranquillité
d'autrui,
Je sufô arrivé ici hier matin , et je vais errer dans ces monta-
gnes jusqu'à ce que j'y trouve un asile assez sauvage pour y pas^
ser en pfiit le reste de mes misérables jours. Un autre me de-
manderoit peut-être pourquoi je ne me retire pas à Genève; mais,
ou je connois mal mon ami Moultou , ou il ne me fera sûrement
pas cette question; il sentira que ce n'est point dans la patrie
qu'un malheureux proscrit doit se réfugier; qu'il n'y doit point
porter son ignominie , ni lui faire partager ses affronts. Que ne
puis-je , dès cet instant , y faire oublier ma mémoire ! N'y donnez
mon adresse à personne; n'y parlez plus de moi; ne m'y nom-ii
mez plus. Que mon nom soit effacé de dessus la terre ! Ah !
Moultou, la Providences*est trompée ; pourquoi m'a^-ellefait nak
tre parmi les hommes , en me faisant d'une autre espèce qu'eux ?
44 CORRESPONDANCE.
5<5. — A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
T Verdun, le i6 join 176a.
Enfin j'ai mis le piçd $ur celte terre de justioe et de liberté
qu'il ne falloit jamais quitter. Je ne puis écrire aujourd'hui.;. Q
est temps d'arriver.
Mon adresse^ sous le couTert de M. Daniel Roguin , à Yverdun
en Suisse. Les lettres ne parviennent ici qu'affranchies jusqu'à
la fronti^e. De ^ace , monsieur le maréchal , un mot de made^
moiselle Le Vasseur. J'attends sa résolution pour prendre la
mienne.
316. — A M. LE PRINCE DE CONTL
Yverdan, le 17 jnia 1762.
MONSEIGNEUB,
Je dois à Y. A. S. ma vie, ma liberté, mon honneur même,
plus augmenté par l'intérêt que vous daignez prendre à moi
qu'altéré par l'iniquité du parlement de Paris. Ces biens , les plus
estimés des hommes , ont un nouveau prix oour celui qui les tient
de vous. Que ne puis-je , monseigneur , les employer an gré de
ma reconnoissance ! C'est alors que je me glorifier oi# tons les
jours de ma vie d'être avec le plus profond respect, etc.
3i 7. — A MADAME LA M*" DE LUXEMBOURG,
Yverdun, le 17 juin 1762.
Yous l'avez voulu , madame la maréchale. Me voilà donc exilé
loin de tout ce qui m'attachoit à la vie ! Est-ee un bien de la con-
server à ce prix? Du moins en perdant le bonheur auquel vous
m'aviez accoutumé, ce sera quelque consolation dans sa misère
de songer aux motifs qui m'ont déterminé.
Étant allé à Yilleroy , comme nous en étions convenus , je re
fnh à M. le duc la lettre que vous m'aviez donnée pour lui. II me
<r «
ANNÉE il62. 45
reçut en hointiiel)ien voulu de vdm, et me donna une lettré pour
le secrétaire de M. le commandant de Lyon f mai» réfléchissant
en chemin que celui à qui elle étoit adressée pouvoit être abseiK
ou malade, et qu'alors joseroisplus embarrassé peut-être que
si M. le duo n'avoit point écrit , je pris le parti d'éditer également
Lyon et Besançon^ afin de n'avoir à comparoitre par-devant au-
cun commandant; et, prenant entre les deux une route moins
suivie, je suis venu iciv sans accident, par Salins et Pontarlier.
Je dois pourtant vous dire qu*en passant à Dijon* il fallut donner
mon nom , «t qu'ayant pris la plume dans Tintentiôn de substi-*
tuer celui de ma mère à celui de mon père , il me fut impossible
d'en venir à bout : la main me trembloit tellement , que je ftis
contraint deux fois de poser la plume ; enfin le nom de JBLûusseaa
fut le seul que je pus écrire, çt toute ma falsification consiista^à
supprimer le J d*un de mes deux prénoms. Sitôt que je fus parti ,
je croyois toujours entendre la maréchaussée à mes trousses ; et
un courrier ayatit passé ia même nuit sous mes fenêtres,- je crus
aussitôt qu*il venoit m'arréter. Quels sont donc les tourments du
crime, si rinnocence. opprimée en a de teb?
• Je suis ^rivé ici dans un accablaient inconcevable ; mai»,;
depuis deux jours que j'y suis , je me sens déjà beaucoup mieuxi
l'air natal, raocueil de l'amitié,, la beauté des lieux, la saison^,
tout concourt à réparei* les fatigues du plus triste voyage. Quand
j'aurai reçu de vosnouvelles, que vous m'aurez dit que vous m'ai-
mez toujours , que M. le mai*échal m'aura dit la même chose , je
serai tranquille sur tout le reste. Quelque malheur qui m'attende,
une consolation qui m'est sûre est de ne l'avoir pas mérité.
Voilà, madame la maréchale, une lettre pour M. le prince
de Conti : je vous supplie de la Ini faire agréer , et d^y joindre
tout ce qui vous paraîtra propre à lui. montrer la reconnoissailce
dont je suis pénétré pour ses bontés. Quand l'innocence a besoin
de fisiveurs et de grâces , elle est heureuse au moins'de les recevoir
d'une main dont elle peut fr'honorer. Je voudcois écrire à mada-
me b comtesse de Boufflers ; mais l'heure presse > et le courrier
ne repartira de huit jours.
46 CORRESPONDANCE.
N*ayant point eocate commenoé mes recherches, j'ignore
en quel lieu je fixerai ma retraite : de nouvelles courses m'ef-
fraient trop pour la chercher bien loin d'id. Tout séjour m'est
bon pourvu qu'il soit ignoré 9 et que l'injustice et la violence ne
viennent pas m'y poursuivre, et c'est un malheur qu'on n'a pas
à craindre en ce pays. Je n'ose vous demander des nouvdles , je
les attends horribles; mais les jugements du parlement de Paris
ne sont pas û respectables qu'on n'en puisse appeler à l'Europe
et à la postérité. Je prends la liberté de vous recommander ma
pauvre gouvernante. Dans quel embarras je l'ai laissée, et quel
bonheur pour elle et pour moi que vous ayes été à Montmorency
dans ces temps de nos calamités !
3<8. — A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
TTerdnn, le 17 juin 176a.
Je vous écrivis de Dôle , monsieur le maréchal , samedi der^
nier. Hier je vous écrivis d'ici par la route de Genève ; et je vons
écris aujourd'hui par la route de Pontarlier. En voilà maintenant
pour huit jours avant qu'aucun courrier reparte. A l'égard de
ceux de Paris pour ce pays , on peut écrire presque tons tes
jours ; il y en a cependant trois de préférence , mais le mercredi
est le meilleur.
Si quelque chose au monde pouvoit me consoler de m*étre
éloigné de vous, ce seroît de retrouver ici, dans un digne
Suisse, tout l'accueil de l'amitié, et dans tous les habitants du
pays l'hospitalité la plus douce et la moins gênante. Je n'ai pour-
tant dit mon nom qu'à M. Roguin , et je ne suis connu de per-
sonne que comme un de ses amis; mais je ne pourrai éviter
d'Mre présenté, aujourd'hui ou demain, à M. le bailli, qui est
ici le gouverneur de la province. J'espère qu'en m'ouvrant à lui
il me gardera le secrets
Tous mes arrangements ultérieurs dépendent tellement de la
d^sion de mademoiselle Le Vasseur, qu'il faut que j'en sois
instruit avant que de rien faire. Je verrai en attendant tous les
ANNÉE ^762. 47
lieux des environs oii je puis cherdber un asile , mais je ne le
dioisirai qu'après que j'aurai su si elle veut le partager; et là-
dessus , je vous supplie qu'il ne lui soit rien insinué pour l'enga-
ger i venir si elle y a la moindre répugnance; car l'empresse-
ment de l'avoir avec moi n'est que le second de mes désirs; le
promis sera toujours qu'elle soit heureuse et contente, et je
crains qu'elle ne trouve ma retraite trop solitaire, qu'elle ne s'y
ennuie^ Si elle ne vient pas , je la regretterai toute ma vie ; mais
si elle vient , son s^oor ici ne sera pas pour moi sans embar-
ras; cependant qu à cela ne tienne, et fiU-^lleid dès demain!
Une autre chose qui me tient en suspens, c'est le sort des
petits effets que j*ai laissés : s'ils me restât , ce que mademoi-
selle LeVasseur ne voudra pas et qui sera d'un plus facile trans-
port pourroit être emballé ou encaissé , et envoyé ici par les
soins de M. de Rougemont, banquier, rue Beaubourg, lequel
est ;prévenu. Mais si le parlement juge à propos de tout confis-
quer et.de s'enrichir de mes guenilles , il faut que je pourvoie
id pen-à-peu aux choses dont j'ai un absolu besoin. Voulez-vous
bien , monsieur le maréchal , me faire donner un mot d'avis sur
tout cela , et vous diarger des lettres que mademoisdle Le Yas-
seur peut avoir à m'écrire? car elle n'a pas mon adresse, et je
souhaite qu'elle ne soit communiquée à personne , ne voulant
[dus éti*e connu que de vous. Voici une lettre pour elle% Je me
crois autorisé , par vos bontés , à prendre ces sortes de li-
b^tés,
. Je ne vous ai pomt fait l'histoire de mon voyage : il n'a rien
de fort intéressant. Je ne vous renouvelle plus l'exposition de
mes sentiments, ils seront toujours les mémesw Mon tendre at-
tachement pour vous est à l'épreuve du temps, de Téloignement,
des malheurs, de ces malheurs mêmes auxquels le cœur d'un
honnête homme ne sait point se préparer, parcequ'il n'est pas
fait pour l'ignominie, et qui l'absorbent tout entier quand ils lui
sont arrivés. En cachant ma honte à toute la terre , je penserai
toujours à vous avec attendrissement, et ce précieux souvenir
fera ma consolaticm dans mes misères. Mais vous, monsieur le
48 CORRESPONDANCE.
maréchal 9 daignerez-?oiis quelquefois V0U8 souvenir d'ita mal-
heureux proscrit?
549. — A MADEMOISELLE LE YASSEUR.
Yrerdaiir Iq 17 jaiii 176a.
Ma dière enfont, vous apprendrez avec grand plaisir que je
suis eu sûreté. Puîssé-je apprendre bientôt que vous vouft por*
tez iHen et que vous m'aimez toujours 1 Je me suis occupé de
vous en partant et durant tout mon voyage; je m'occupe à pré-^
sent du soin de nous réunir. Voyez ce que vous vouless faire; et
ne suivez en cela que votre inclination ; car quelque répugnance
que j'aie à me séparer de vous , après avoir si longtemps vécu
ensemble, je le puis cependant sans inconvénient y quoique avec
regret ; et môme votre séjour en ce pays trouve des difficultés
qui ne m'arrêteront pourtant pas s'il vous convient d'y venir:
Consultez-vous donc^ ma chère enfant , et voyez si vous ponrreïs
supporter ma retraite* Si vous venez , je tâcherai de vous (a teia^
dre douce , et je pourvoirai même , autant qu'il sera possible^ à
ce que vous puissiez remplir les devoirs de votre religion aussi
souvent qu'il vous plaira. Mais si vous aimez mieul rester, faites-
le sans scrupule; et je concourrai toujours de tout mon pouvoir
à vous rendre la Vie commode et agréable.
Je ne sais rien de ce qui se passe , mais les iniquités" du par-
'lement ne peuvent plus me surprendre^ et il n'y a point d'hor-
reurs auxquelles je ne sois déjà préparé. Mon enfant, ne me
méprisez pas à cause dé ma misère. Les hommes peuvent me
rendre malheureux , mais ils ne sauroient me rendre méchant
ni injuste; et vous savez mieux que personne quejen'airieti fait
.contre les lois.
J'ignore comment on aura disposé des effetls qui sont restés
dans ma maison ; j'ai toute confiance en la complaisance qu'a eue
M; Dumoulin de vouloir bien en être le gardien. Je crois que
"Cela pom*ra lever des difficnllés que d'autres aui*oient pu faire.
Je ne présume pas que le parlement , tout injui»te qu'il est , ait
ANNÉE M62, 49
la bassesse de confisquer mes guenilles. Cependant, si cela arri-
voit 9 venez avec rien, mon enfant , et je serai consolé de tout
quand je vous aurai près de moi . Si , comme je le crois , on ferme
les yeux et qu'on vous laisse disposer du tout, consultes
MM. Mathas , Dumoulin , de La Roche , sur la manière de voufi
défaire de tout cela ou de la plus grande partie, surtout des
livres et des gros meubles , dont le transport coàteroit plus
qu'ils ne valent, et vous ferez emballer le reste ave^c soin , afin
qu'il me soit envoyé par une voie qui est connue de M. le maré-
chal; mais, avant tout , vous tâcherez de me faire parvenir une
malle pleine de linge et de hardes y dont j'ai un très grand be-
soin , donnant avec la malle un mémoire exact de tout ce qu'elle
contient. Si vous venez, vous garderez ce qu'il y a de meilleur
et qui occupe le moins de volume , pour l'apporter avec vous,
ainsi cpie l'argent que le reste aura produit , dont vous vous ser-
virez pour votre voyage. Si cela-, joint à l'appoint du compte de
M. de La Roche, excède ce qui vous est nécessaire, vous le
convertirez en lettre de change par le banquier qui dirigera
votre voyage ; car, contre mon attente , j'ai trouvé qu'il faisoit
ici très cher vivre , que tout y coûtoit beaucoup , et que s'il faut
nous remonter absolument en meubles et hardes, ce ne sera pas
une petite affaire. Vous savez qu'il y a Tépinette et quelques
livres à restituer, et M. Mathas , et le boucher et mon barbier
à payer : je vous enverrai un mémoire sur tout cela. Vous avez
dû trouver, dans le couvercle de la boîte aux bonbons, trois ou
quatre écus qui doivent suffire pour le paiement du boucher.
Je ne suis point encore déterminé sur Fasile que je choisirai
dans ce pays. J'attends votre réponse pour me fixer; car si
vous ne veniez pas , je m'arrangerois différemment. Je vous prie
de témoigner à MM. Mathas et Dumoulin , à madame de Verde-
lin , à MM. Alamanni et Mandard , à M. et madame de La Ro-
che , et généralement à toutes les personnes qui vous paroîtront
s'intéresser à mon sort , combien il m'en a coûté pour quitter
si brusquement tous mes amis et un pays où j'étois bien vouln^
Vous savez le vrai motif de mon départ; si personne n'eût été
COKRESPOWDNKCE. T. If, 4
50 CORRESPONDANCE.
coaipromis dans celte malheureuse affaire , je ne serm aûre^
ment jamais parti, n'ayant rien à me reprodier. Ne manquez
pas aussi de voir de ma part M. le curé , et de lui marquer avec
quelle édification j'ai toujours admiré son zèle et toute sa con-
duite 9 et combien j'ai regretté de m'éloigner d'un pasteur si
respectable dont l'exemple me rendoit meilleur. M. Alamanni
m'avcMt promis de me foire feire un bandage semblable à un
modèle qu'il m'a montré , excepté que ce qui étoit à droite de-
voit être à gauche; je pense que ce bandage peut très trien se
feire sans mesure exacte, en n'ouvrant pas les boutonnières,
en sorte que je les pourrois faire ouvrir ici à ma mesure. S'il
vouloît bien prendre'la peine de m'en faire faire deux sembla-
bles , je lui en serais sensiblement obligé; vous auriez soin de lui
en rembourser le prix, et de me les envoyer dans la première
malle que vous me ferez parvenir. N'oubliez pas aussi les étuis
à bougies, et soyez attentive à -envelopper le tout avec le plus
grand soin.
Adieg, ma chère enfant. Je me console un peu des embarras
où je vous laisse, par les bontés et la protection de M. le ma-
réchal et de madame la maréchale , qui ne vous abandonneront
pas au besoin. M. et madame Dubertier m'ont paru bien dispo-
sés pour vous ; je souhaiterois que vous fissiez les avances d'un
raccommodement, auquel ils se prêteront sûrement: que ne
puis-je les raccommoder de même avec M. et madame de La Ro-
«he ! Si j'étois resté j'aurois tenté celte bonne œuvre, et j'ai dans
l'esprit que j'aurois réussi. Adieu derechef. Je vous recom-
mande toutes choses, mais surtout de vous conserver et de pren-
4re soin de vous.
320. — A M. MOULTOU.
TTerdan, le aa juin 176a.
Ce quevous me marquez, cher Moultou, est à peine croyable.
Quoi ! décrété sans être ouï ! Et où est le délit? où sont les preu-
ves? Genevois, si telle est votre liberté , je la trouve peu regret-
ANNÉE 4762. 54
table. Cité à comparoltre, f étois obligé d'obéir » an lieu qa'un
décret de prise de corps ne m'ordomiant rien , je pan demeurer
iraBqpUe. Ce n'est pas que je ne veuilte purger le décret, et me
rendre dans les prisons en tenq» ^ lieu , curieux d'entendre oe
qu'on peut avoir à me dore ; car j'avoue que je ne l'imagine pas.
Quant à présent , je pense qu'il est à propos de laisser au Con-
seil le temps de revenir sur lui-même , et de mieux voir œ qu'3
a feit. D'ailleurs il seroità craindre que dans oe moment de cha-
leur quelques citoyens ne vissent pas sans murmure le traîte^-
ment qm m'est destiné , et cela pourroit ranimer des aigreurs
qui doivent rester à jamais éteintes. Mon intention n'est pas de
jouer un rôle, mais de remplir mon devoir.
Je ne puis vous dissimuler^ ^her Moultou , que «quelque pé-
nétré que je sois de votre conduite dans cette affaire, je ne sau-
rois l'approuver. Le zèle que vous marquez ouva*tement pour
mes intérêts ne me fait aucun bien présent , et me nuit beaucoup
pour l'avenir en vous nuisant à vous-même. Vous vous ôtez un
crédit que vous auriez employé très utilacnent pour moi dans
un temps plus heureux. Apprenez à louvoyer , mon jeune ami,
et ne heurtez jamais de front les passions des hommes , quand
vous voulez les ramener à la raison. L'envie et la haine soiâ
maintenant contre moi à leur comble; elles diminueront quand,
ayant depuis longtemps cessé d'écrire , je commencerai d'être
oublié du public , et qu'on ne craindra plus de moi la vérité.
Alors , si je suis encore , vous me servirez , et Ton vous écou-
tera. Maintenant taisez-vous; respectez la décision des magis-
trats et l'opinion publique. Ne m'abandonnez pas ouvertement,
ce seroit une lâcheté ; mais parlez peu de moi , n'af^Bectez point
de me défendre ; écrivez-moi rarement , et surtout gardez-vous
de me venir voir , je vous le défends avec toute l'autorité de l'a-
mitié : enfin, si vous voulez me servir, servez-moi à ma mode ^
je sais. mieux que vous ce qui me conviait.
J'ai fait assez bien mon voyage, mieux que je n'eusse osé res<-
pérer : mais ce dernier coup m'est trop sensible pour ne pas
prendre im peu sur ma santé. Depuis quelques jours je sens des
52 CORRESPONDANCE.
(iQuieurs qui m^annoncent peut^^tre une rechute. C'est grand
dommage de ne pas jouir en paix d'une retraite agrâd)le* Je suis
iqi diezuD ancien et digne patrtm et bia^feiteur, dont Tbono*
rable et nombreuse femiHe m'accable» à son exemple, d'sunitiés
el ide caresses. Mon bon ami, que j'aime à être bien voulu el ca-
ressé! Il me semble que je ne suis plus malheureux quand ou
m'aime : la bienveillance est douce à mon cœur , die me dédom-
mage de tout. Cher Moultou , un temps viendra peut*étre que
je pourrai vous presser contre mon sein , et cet espoir *me £ail
encore aimer la vie.
524 . — A M. DE GINGINS DE MOIRY,
Membre du conseil souverain de la république de Berne , et seigneur baillt
à Tverdun.
YTerduD, le 2a juin t^^.
Monsieur ,
Vous verrez, par la lettre ci-jointe, que je viens d'être dé-
crété à Genève de prise de corps. Celle que j'ai l'honneur de
vous écrire n'a point pour objet ma sûreté personnelle ; au con-
traire , je sais que mon devoir est de me rendre dans les prisons
de Genève puisqu'on m'y a jugé coupable , et c'est certainement
ce que je ferai sitôt que je serai assuré que ma présence ne cau-
sera aucun trouble dans ma patrie. Je sais d'ailleurs que j'ai le
bonheur de vivre sous les lois d'un souverain équitable et éclairé
qui ne se gouverne point par les idées d'autrui , qui peut et qui
veut proléger l'innocence opprimée. Mais , monsieur, il ne me
suffit pas dans mes malheurs de la protection même de souverain,
si je ne suis encore honoréde son estime, et s'il ne me voit de bon
œil diercber un asile dans ses états. C'est sur ce point, monsieur,
que j'ose implorer vos bontés et vous supplier de vouloir bien faire
au souverain sénat un rapport de mes respectueux sentiments.
Si ma démarche a le malheur de ne pas agréer à LL . EE . , je ne veux
point abuser d'une protection qu elles n'accorderoient qu'au
malheureux, et dont l'homme ne leur paroitroit pas digne, el je
ANNÉE 4762: iH
suis prêt à sortir de leursétats, ménie sans ordre; mais'âi ie^dé^
fenseurde la cause de Dieu , des lois, de la vertu , trouve graoe
devant «Iles 9 alors» supposé que mon devoir ne m'appdle point
à Genève^ je passerai le reste dé mes jours <kos> la confiance
d'un oœur droit et sans reprodie , soumis aux justes lois du plus
sage des souverains.
> *
Tyerdon, le a4 juin 176a. >
Encore un mot, cher Moultou , et nous ne nous écrirons pliis
qu*au besoin.
Ne cherchez point à parler de moi ; mais dans Focça^ion, di-^
tes à nos magistrats que je les respecterai toujours, même in-
justes; et à tous nos concitoyens , que je les aimerai toujours ,
même ingrats. Je sens dans mes malheurs que je n'ai point l'ame
haineuse , et c'est une consolation pour moi de me sentir boQ
aussi dans l'adversité. Adieu , vertueux Moultou; si mon ccrar
est ainsi pour les autres , vous devez comprendre ce^ qu'il est
pour vous. • 'î
323. — A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Trerdun, le agi juin 1762.
N* AVANT plus à Paris d'autre correspondance que la vÔtk*e ,
monsieur le maréchal , je me trouve forcé de vous imixRtuiier
de mes commissions , puisque je ne puis m'adresser pour cela
qu'à vous seul. Je crois qu'on a sauvé quelques es:empbdrisS'de
mon dernier Hvre. M. le bailli d'Yverdun , qui m'a feit ràecueil
le plus obligeant , a le plus grand empressement de voir cet ou-
vrage ; et moi j'ai le plus grand désir et le plus grand. intérêt de
lui complaire. J'en ai promis aussi un àmonhôteet'iaunl. M. Ro«
guin. n s'agiroit donc d'en faire empaqueter deuic exemplairéSi
de les foire porter chez M.Rougemont, rue Beaubourg, en lai
faisant marquer sur une carte qu'il est prié par M.'0.'>Roguia
54 COREBSROllDAJfCE.
à^lm km binfmnmt par h me h phs ooarte et bphs
le Maréchal; je ahs dbns «■ de ces bookhcs qs domai
lut eMCÊtet, M» de»» Btres fieiiem <f eicitcr h pi» y ai fc
fenMÉtiliûB dns Gcnèfe. On (fil q«e h rax pobBqiie en pour
WÊoi; œpefldant 3s y soot défendus tons les den. Ani net
■J h eurs sont an comble; 3 ne peut plos guère m'anrifer pis.
Jaltends arec nne grande irapalîenoe un mot snr la décision
de madenioisdle Le Yassenr, dont le sqoor ici ne sera pas sans
Ibc ou i énict ; nuis q«*à cèb ne tienne, et qu'elle fiasse ce qn'eHe
le
%>^^>%»^^'^i
324. — A MADAME CRAMER BE LON .
iLj a longtemps, madaitte, <pie rien ne m*étonne pfa» de la
port des bommeSt pas même le bien quand 3s en font. Heures-
•eflMm» je mets tdote^ les vingt-quatre heures un jour de pfam à
esotert de leurs caprices ; 3 faudra qu'ils se dépêchait, s*3s ves-
lent me rendre la yictime de leurs jeux d*enfants.
S5».~A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Tooatti de rinlërét que tous prenez à mon sort, je voulois
vons éerire, madame» et je levoudrois pl«s que jamais; mais
m simatio», toujours empirée , me laisse à peine un moment4
dérober aux soins les pkw iodi^pen^Ies. Peut-être (bi» den
jours strai-je forcé de partir âuA ; et tandis que j'y reste, je
¥OUft réponds qu'on ne m'y laisse pas sans occupatk»!* Il fait
attendre que je puisse respirer pour vous rendre compte de moi.
lladeuioiBeUe Le Yasseur m'avoît déjà parlé de vos bontés po«r
eUe, et de celles de M. le prince de Conti. J'emp<Hrte en nl<m
ocbur tous les semimaits qu'elles m'ont inspirés : puissent des
jouta iMrios orageut m'en laisser jouir (dus k mon aise !
ANNÉE iHy'I. 55
Vous m'étoDoez, madame, en me reprochant mon indignadon
contre le parlement de Paris. Je le regarde comme une troupe
d'étourdis qui, dans leurs jeux , font , sans le savoir, beaucoup
de mal aux hommes ; mais cela n'empêche pas qu'en ne l'accu-
sant envers moi que d'miquité , je ne me sois servi du mot le
plus doux qu'il étoit possible. Puisque vous avez lu le livre, vous
saves bien, madame, que le réquisitoire de l'avocat-général n'est
qu'un tissu de calomnies qui ne pourroient sauver que par leur
bêtise le châtiment thi à l'auteur, quand il ne seroit qu'un par-
ticulier. Que doit-ce être d'un homme qui ose employer le sacré
caractère de la magistrature à faire le métier qu'il devroit punir?
C'est cependant sur ce libelle qu'on se hâte de me jug^ dans
toute TEurope , avant que le livre y soit connu ; c'est sur ce li-
belle que , sans m'assigner ni m'entendre , on a commencé par
me décréter, à Genève , de prise de corps ; et quand enfin mon
livre y est arrivé, sa lecture y a causé l'émotion, la fermentation
qui y règne encore à tel point , que Iç magistrat désavoue son
décret , nie même qu'il Tait porté , et refuse, à la requête même
de ma famille , la communication du jugement rendu en Conseil
à cette occasion : procédé qui n'eut peut-être jamais d'exemple
depuis qu'il existe des tribunaux.
n est vrai que le erédit de M. de Voltaire à Genève a beaucoup-
oontribué à cette violence et à cette précipitation. Cest à l'insti-
gation de M. de Voltaire qu'on y a vengé , contre moi , la cause
de Dieu. Mais , à Berne , où le même réquisitoire a été imprimé
dans la Gasette, il y a produit un tel effet, que je sais^ de M. le
biâlimême, qu'il attend, peut-être demain , Tordre de me faire
sorlu* des terres de la république; et je puis dire qu'il le craint.
Je sais bien que , quand mon livre sera parvenu à Berne , il y
exdtera la même indignation qu'à Genève contre l'auteur du
réquisitoire ; mais, en attendant, je serai chassé; l'on ne voudra,
pas s'en dédire , et quand on le voudroit , il ne me ocmviendroit
pas de revenir. Ainsi successivement on me refusera partout,
l'air et l'eau. Voilà reffet de ces procédures si régiiiîères , dont,
vous voulez que j'admire l'équité.
56 CORRESPONDANCE.
Vous pouvez bien juger, madame, que toutes ces droonstances
ne peuvent que me rendre encore {dus précieuses les ofFres de
madame *** ; et si j*ai Thonneur d'être connu de vous , vous
pourrez aisément lui foire comprendre à qud point j'en suis
toudié. Mais, madame, où est ce château? Faut-il encore foire
des voyages, moi qui ne puis plus me tenir? Non ; dans l'état ou
je suis, il ne me reste .qu'à me laisser chasser de frontière ea
frontière, jusqu'à ce que je ne puisse plus aller. Alors le dernier
fera de moi ce qu il lui plaira. Â l'égard de l'Angleterre, vous
jugez bien qu'elle est désormais pour moi comme l'autre monde :
je ne la .reverrai de mes jours.
Je devrois maintenant vous parler de vos propres offres, ma-
dame , de ma reconnoissance , du chevalier de Lorenzi , de miss
Becquet, et de mille autres choses qui, dans vos bontés^pour
moi, m'importent à vous dire. Mais voilà du monde; le papier
me manque, et ki poste partira bientôt. Il fout finir pour^au-^
jourd*bui.
326. — A M. MOULTOU.
Tverdan, le 6 juillet 176».
Je vois bien , cher concitoyen « que tant que je serai malheu-
reux vous ne pourrez vous taire, et cela vraisemblahlaQQent
m'assure vos soins et votre correspondance pour le reste de mes
jours. Plaise à Dieu que toute votre conduite dans cette affaire
ne vous fasse pas autant de tort qu'elle vous fera d'honneur 1 II
ne falloit pas moins, avec votre estime, quç celle de quelques
vrais pères de la patrie pour tempérer le sentiment de ma misère
dans un concours de calamités que je n'ai jamais dû prévoir : la
noble fermeté de M. Jalabert ne me surprend point. J'ose croire
que son sentiment étoit le plus honorable au Conseil, ainsi que
le plus équitable ; et pour cela même je lui suis encore plus
obligé du courage avec lequel il l'a soutenu. C'est bien des philo-
sophes qui lui ressemblent qu'on peut dire que s'ils gouvernoient
les états les peuples seroient heureux.
ANNÉE ^762. 57
Je suis aussi fôdié que touché de la démarche des citoyens
dont vous me parlez. Ils ont cru, dans cette affaire, avoir leurs
propres droits à défendre, sans voir qu'ils me faisoient beaucoup
de mal. Toutefois, si cette démarche s'est faite avec la décence
et le respect convenables , je la trouve plus nuisible que répré-
hensible. Ce qu'il y a de très sûr, c'est que je ne Taî ni sue ni
approuvée, non plus que la requête de ma famille, quoique, à
dire le vrai, le refus qu'elle a produit soit surprenant et peut-^
être inouï.
Plus je pèse toutes les considérations , plus je me confirme
dans la résolution de garder le. plus parfait silence. Car enfin
que pourrois-je dire sans renouveler le crime de Cbam ? Je me
tairai, cher Moultou, mais mon livre parlera pour moi ; chacun
y doit voir avec évidence que l'on m'a jugé sans m'avoir lu.
Donzel est venu chargé du livre de Deluc ; mais il ne m'a point
dit être envoyé par lui. Ils prennent bien leur temps pour me
faire des visites ! Les sermons par écrit nMmportunent qu'autant
qu'on veut ; mais que M. Deluc ne m'en vienne pas faire en per-
sonne; il s'en retourneroit peu content.
Non seulement j'attendrai le mois de septembre avant d'aller
à Genève , mais je ne trouve pas même ce voyage fort nécessaire
depuis que le Conseil lui-même désavoue le décret , et je ne suis
guère en état d'aller faire pareille corvée. Il faut être fou,
dans ma situation, pour courir à de nouveaux désagréments
quand le devoir ne l'exige pas. J'aimerai toujours ma patrie»
mais je n'en peux plus revoir le séjour avec plaisir.
On a écrit id à M. le bailli que le sénat de Berne , prévenu
par le réquisitoire imprimé dans la Gazette, doit dans peu
m'envoyer un ordre de sortir des terres de la république. J'ai
peine à croire qu'une pareille, délibération soit mise à exécution
dans un si sage conseil. Sitôt que je saurai mon sort , j'aurai soitt
de vous en instruire ; jusque-là , gardez-moi le secret. sur. ce
point.
Ce réquisitoire, ou plutôt ce libdle, me poursuit d'état en
état pour me faire interdire partout le feu et l'eau. On vient
58 CORRESPONDANCE.
encore de rimprimer dans le Mercure de Nenchàtel. EbI-Q
possible qa'il ne se trouve pas dans tout Je pnMic un seul ami de
la justice et de la vérité qui daigne prendre la (dume et montra
les calomnies de ce sot libelle, lesquelles ne pourroient que par
leur bêtise sauver fauteur du diâtiment qu'il recevroit d*nn tri-
bunal équitable , quand il ne seroit qu'un particulier? Que doit*
ce être d*nn homme qui ose employer le sacré caractère de la
magistrature à feire le métier qu'il devroit punir? Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
Je dofe vous dire que Donzel m'a questionné si curieusement
sur mes correspondances , que je l'ai jugé plus espion qu'ami.
327. — AU MÊME.
Motien-TraTers, le f i joUlet 1763.
AvAMT-HiER 9 cher Moultott , je fus averti que le lendemain
ifevoit m'arriver de Berne l'ordre de sortir des terres de la ré*
publique dans Tespace de quim» jours ; et l'on m'apprit aussi que
cet ordre avoit été donné à regret, aux pressantes soUicitatiotts
du Conseil de Genève • Je jugeai qu'il me convenoit de le prévenir ;
et avant que cet ordre arrivât à Yverdun j'étois hors du territonre
de Berne. Je suis ici depuis hier, et j'y prends haleine jusqu à œ
qu'il plaise à MM. de Voltaire et Tronehm de m'y poursuivre et
de m'en foire chasser : ce que je ne doute peis qui n'arrive iMentôt.
J'm reçu votre lettre du 7; n'aves-vons pas reçu la mienne du 6?
Ma situation me force à consentir que vou^ écriviez , si voiâ le
jugez à propos; pourvu que ce soit d'une manière convenable à
vous et à moi , sans emportements , sans satires , surtout sans
éloges, avec douceur et dignité, avec force et sagesse; enfin
comme il convient à un ami de la justice encot*e plus que de
l'opprimé . Du reste , je ne veux point voir cet ouvrage ; ma» je
dois vous avertir que si vous Texécutez comme j'imâgme , il
immortalisei'a votre nom (car il faut vous nommer ou ne^pas
écrire). Mais vous serez un homme perdu. Pensez-y. Adieu,
dierMoultou.
. ANNÉE il62. 59
Vous pourez continuer de m*éa*ire sous le pli de M « Roguin ,
ou ici directement ; mais écrivez rarement.
328. — A MILORD MARÉCHAL.
f^itam impenâere vera.
Juillet 1762.
MlLORD ,
UN pauvre auteur proscrit de France , de sa patrie , du canton
de Berne , pour avoir dît ce qu'il pensoît être utile et bon , vient
chercher un asile dans les états du roi. Milord, ne me l'accordez
pas si je suis coupable , car je ne demande point de grâce et ne
crois point en avoir besoin ; mais si je ne suis qu^opprimé , il est
dignq de vous et de sa majesté de ne pas me refuser le Feu et
Teau qu'on veut m'ôter par toute la terre. J'ai cru vous devoir
dédffl*er ma retraite et mon nom trop connu par mes malheurs;
ordonner de mon sort , je suis soumis à vos ordres; mais si vous
m^ordonnez aussi de partir dans Tétat où je suis, obéir m'est
impossible , et je ne saurois plus où fuir.
Daignez, milord, agréer les assurances de mon profond
respect.
329. — AU ROI DE PRUSSE.
A M otiers-Trarert, juillet fjth.
Tai dît beaucoup de mal de vous , j'en dirai peut-être encore ;
cependant , chassé de France , de Genève , du canton dé Berne ,
je viens chercher un asile dans vos états. Ma faute est peut-étte
de n'avoir pas commencé par là : cet éloge est de ceux dont vous
êtes digne. Sire! je n'ai mérité de vous aucune grâce, et je n'en
demande pas ; mais j'ai cru devoir déclarer à votre majesté* que
j'étois en son pouvoir, et que f y voulois être : elle peut disposer
de moi comme il lai plaira.
60 CORRESPONDANCE.
330. — A M. MOULTOU.
Motien-Trayers, le x5 joiUet 1763.
Votre dernière lettre m'afflige fort , cher Moultou. Tai tort
dans les termes , je le sens bien ; mais ceux d'un ami doivent-ils
être si durement interprétés , et ne deviez-vous pas vous dire à
vous-même : S'il dit mal , il ne pense' pas ainsi?
Quand j'ai demandé s'il ne se trouveroit pas un ami de la justice
et de la vérité pour prendre ma défense contre le réquisitoire,
j'imaginois si peu que ce discours eût quelque trait à vous , que
quand vous m'avez proposé de vous charger de ce soin , j'en ai
été effrayé pour vous , comme vous l'aurez pu voir dans ma
précédente. H ne m'est pas même venu dans l'esprit qu'une
pareille entreprise vous fût praticable en cette occasion , et d'au-
tant moins que mes défenseurs , si jamais j'en ai, ne doivent point
être anonymes. Mais sachant que vous voyez et connoissez des
gens de lettres > j'ai pensé que vous pourriez exciter ou encou-
rager en quelqu'un d'eux l'idée de faire ce que, sans imprudence,
vous ne pouvez faire vous-même; et que si le projet étoit bien
exécuté, il vous remercieroit quelque jour peut-être de le lui
avoir suggéré.
Cependant, comme personne ne connoit mieux que vous votre
situation et vos risques, que d'ailleurs cette entreprise est belle
et honnête , et que je ne connois personne au monde qui puisse
mieux que vous s'en tirer et s'en faire honneur, si vous avez le
courage de la tenter après l'avoir bien examinée, je ne m'y oppose
pas , persuadé que , selon l'état des choses, que je ne connois
point et que vous pouvez connoître, elle peut vous être plus
glorieuse que périlleuse. C'est à vous de bien peser tout avant
que de vous résoudre. Mais comme c'est votre avis que vous devez
(bre , et non pas le mien , je persiste dans la résolution de ne pas
me mêler de votre ouvrage , et de ne le voir qu'avec le public.
Ce que M. de Voltaire a dit à madame d'Anville sur la déli-
bération du sénat de Berne à mon sujet n'est rien moins que vrai.
ANNÉE 4762. 64
et il le savoit micax que personne. Le 9 de ce mois , M. le bailli
d'Yverdun, bomme d'un mérite rare, et que j'ai vu s'attendrir
sur mon sort jusqu'aux larmes, m'avoua qu'il devoit recevoir le
lendemain et me signifier le même jour l'ordre de sortir dans
quinze jours des terres de la république. Mais il est vrai que cet
avis n'a pas passé sans contradiction , ni sans murmure , et quMi
y a eu peu d'approbateurs dans les Deux-cents , et aucun dans
le pays. Je partis le même jour 9, et le lendemain j'arrivai ici ,
où , malgré l'accueil qu'on m'y fait , j'aurois tort de me croire
plus en sûreté qu'ailleurs. Milord maréchal attend à mon sujet
des ordres du roi , et , en attendant , m'a écrit la réponse la plus
obligeante.
Comment pouvez-vous penser que ce soit par rapport à moi
que je veux suspendre notra correspondance? Jugez-vous que
j'aie trop de consolations pour vouloir encore m'ôter les vôtres?
Si vous ne craignez rien pour vous, écrivez, je ne demande pas
mieux; et surtout n'allez pas sans cesse interprétant si mal les
sentiments de votre ami. Donnez mon adresse à M. Usteri. Je
ne me cache point, on m'écrit même, et l'on peut m'écrire ici
directement çans enveloppe; je souhaite seulement que tous les
désœuvrés ne se mettent pas à écrire comme auparavant : aussi
bien ne répondrai-je qu'à mes amis , et je ne puis être exact
même avec eux. Adieu ; aimez-moi comme je vous aime, et de
grâce ne m'affligez plus.
Remerciez pour moi M. Usteri, je vous prie. Je ne rejette
point ses offres; nous en pourrons reparler.
331 . — A M. GINGINS DE MOIRY.
« •
Motiers, 21 juillet z;6a.
J'use , monsieur, de la permission que vous m'avez donnée
de rappeler à votre souvenir un homme dont le cœur plein de
vous et de vos bontés conservera toujours chèrement les senti-
ments que vous lui avez inspirés. Tous mes malheurs me viennent
d'avoir trop bien pensé des hommes. Us me font sentir comWcn
62 CORRESPONDANCE.
je m'étoift trompé. J'avois besoin, monsieur, de vous ooniiottre,
vous et le petit nombre de ceux qui vous ressemblent , pour ne
pas me reprocher une erreur qui m'a coûté « cher. Je savais
qu'on ne pouvoit dire impunément la vérité dans ce siècle , ni
peut^re dans aucun autre; je m'attendois à souffirir pour la
cause de Dieu , mais je ne m'attendois pas , je l'avoue , aux trai*
tements inouïs que je viens d*éprouver. De tous les maux ch la
vie humaine, l'opprobre et les affronts sont les sen|s auxquels
rhonnéte homme n'est point préparé. Tant de barbarie et dV
charnement m'ont surpris au dépourvu. Calomnié publique-
ment par des hommes établis pour venger l'innoc^ce, traité
comme im malfaiteur dans mon propre pays que j'ai tâdié d'ho*
norer, poursuivi, chassé d'asile en asile, sentant à-la-fois mes
propres maux et la honte de ma .patrie, j'avois Tame émue et
troublée, j'étois découragé sans vous. Homme illustre et res^
pectable, vos consolations m'ont fait oublier ma misère, vos
discours ont élevé mon cœur, votre estime m'a mis en état d'en
demeiu*er toujours digne : j'ai plus gagné par votre bienveillance
que je n'ai perdu par mes malheurs. Vous me la conservées,
monsieur, je l'espère , malgré les hurlements du fanatisme et les
adroites noirceurs de l'impiété. Vous êtes trop vertueux pour
me haïr d'oser croire en Dieu, et trop sage pour me punir d'user
de la raison qu'il m'a donnée.
332. — A M..../.
Motiers, juillet 176a.
. J'ai rempli ma mission, monsieur, j'ai dit tout ce que j'avois
à dire ; je regarde ma carrière comme finie ; il ne me reste plus
qu'à souffrir et à mourir : le lieu où cela doit se faire est assez
indifférent. Il importoit peut-être que parmi tant d'auteurs men-
teurs et lâches il en existât un d'une autre espèce qui osât dire
aux hommes des vérités utiles qui f croient leur bonheur s'ils sa-
^ L*alinéa qui termine cette lettre fait juger que celui à qui elle est adressée
étoit un des membres de la Société économique de Berne.
ANNÉE 1762. : 63
voient les écouter. Mais il n'importoit pas que cet bomme ne Mt
point persécuté ; au contraire , on m'acoiseroit peut-être d'avoir
calomnié mon siècle, si mon histoire même n'en disoit plus que
mes écrits ; et je suis presque obligé à mes contemporains de la
peine qu'ils prennent à justifier, mon mépris pour eux. On en
lira mes écrits avec plus de confiance. On verra même, et j'en suis
fiàcbéy que j'ai souvent trop bien pensé des hommes. Quand je
sortis de France, je voulus honorer de ma retraite l'état de l'Eu-
rope pour lequel j'avois le plus d'estime, et j'eus la simplicité
de croire être remercié de ce choix. Je me suis trompé; n'en
parlons plus. Vous vous imaginez bien que je ne suis pas, après
cette épreuve , tenté de me croire ici plus sohdement établi. Je
veux rendre encore cet honneur à votre pays de penser que la
sûreté que je n'y ai pas trouvée ne se trouvera pour moi nulle
part. Ainsi si vous voulez que nous nous voyions ici, venez tan-
dis qu'on m'y laisse; je serai charmé de vous embrasser.
Quant à vous ^ monsieur, et à votre estimable société , je suis
toujours à votre" égard dans les mêmes dispositions où je vous
écrivis de Montmorency". Je prendrai toujours un véritable in-
térêt au succès de votre entreprise; et si je n'avois formé l'iné-
branlable résolution de ne plus écrire, à moins, que la furie de
mes persécuteurs ne me force à reprendre enfin la plume
pour ma défense , je me ferois un honneur et un plaisir d'y
contribuer ; mais, monsieur, les maux et l'adversité ont achevé
de m'ôter le peu de vigueur d'esprit qui m'étoit resté ; je ne
suis plus qu*un être végétatif, une machine ambulante; il ne me
reste' qu'un peu de chaleur dans le cœur pour aimer mes amb
et ceux qui méritent de l'être * j'eusse été bien réjoui d'avoir
à ce titre le plaisir de vous embrasser.
333. — A MADAME LA M"' DE LUXEMBOURG.
Motien-Travers, le ai jaillet 176a.
Je me hâte de vous apprendre, madame la maréchale, que
* Voyez ci-devant la leUre du 39 avril 1 762.
64 CORRESPONDANCE.
mademoiscjle Le Yasseur est arrivée ici hier en assez bonne
santé, et le coeur plein de nouveaux sentiments qu'elle m'auroit
comnraniqués si les miens pour vous éteint susceptiUes d'aug-
mentation , et si vos bontés et celles de M. le marédial n'avcûent
pas dès longtemps atteint la mesure où les augmentations n'a-
joutent plus rien. Elle m'a apporté un reçu de M. de Rouge-
mont d'une somme trop considérable pour être fort bien en
règle, puisque, entre autres articles, M. de La Rocbe rembourse
en entier les six cents francs que je lui remis au voyage de
Pâques , sans faire aucune déduction des déboursés qu'il a faits
pour mes habits d'Arménien ; erreur sur laquelle j*attends édair-
cissement et redressement.
Vous avez su^ madame la maréchale, que, pour prévenir
l'ordre qui venoit de m'élre signifié de sortir du canten de
Berne sous quinzaine , je suis venu , avant l'intimation de c^
ordre , me réfugier dans les états du roi de Prusse , où milord
Maréchal d'Ecosse, gouverneur du pays, m'a accordé, avec
toutes sortes d* honnêtetés , la permission de demeurer jusqu'à
la réception des ordres du roi , auquel il a donné avis de mon
arrivée. En attendant , voici le second ménage dont je commence
l'établissement : si Ton me chasse de celui-ci, je ne sais plus où
aller, et je dois m'attendre qu'on me refusera le feu et l'eau par
toute la terre. L'équitable et judicieux réquisitoire de M. Joly
de Fleuri a produit tous ses effets : il a donné une telle horreur
pour mon livre, qu'on ne peut se résoudre à le lire, et qu'on
n'a rien de plus pressé à faire que de proscrire l'auteur comme
le dernier des scélérats. Quand enfin quelque téméraire ose faire
cette abominable lecture et en parier, tout surpris de ce qu'on
trouve et de ce qu'on a fait , on s'en repent , comme il est arrivé
à Genève , et comme il arrive actuellement à Berne ; on maudit
le réquisitoire et son fat auteur ; mais Tinfortuné n'en demeure
pas moins proscrit : et vous savez que la maxime la plus fonda-
mentale de tout gouvernement est de ne jamais revenir des sot-
tises qu'il a faites. Du reste , c'est le polichinelle Voltaire et le
compère Tronchin, qui, tout doucement et derrière la toile.
ANNÉE \162. 05
ont mis en jeu toutes les autres marionnettes de Genève et de
Berne ; celles de Paris sont menées aussi, maïs plus adroitement
encore ^ par un autre arlequin que vous connoissez bien. Reste
à savoir s*il y a aussi des marionnettes à Berlin. Je vous demande
pardon de mes folies; mais , dans Télat où je suis , il faut s'égayer
ou s'égorger.
J'ai envoyé ci-devant à M, le maréchal copie d'une lettre d'un
membre de notre conseil des Deux-Cents au sujet de mon Con-
trat social. Cette lettre ayant fait beaucoup de bruit , l'auteur
a pris noblement le parti de la reconnoître par-devant nos quatre
syndics; aussitôt l'affaire est devenue criminelle, et l'on est
maintenant occupé et embarrassé peut-être à former un tribunal
pour le juger. Trop intéressé dans tout cela , je suis suspect en
jugeant mes juges ; mais j'avoue que les Genevois me paroissent
devenus fous. Quoi qu'il en soit , qu'on fasse tout ce qu'on vou-
dra , je ne dirai rien , je n'écrirai point , je resterai tranquille :
tout ceci me paroît trop violent pour pouvoir durer.
Excusez , madame la maréchale , mes longues jérémiades.
Avec qui épancherois-je mon cœur , si ce n'étoit avec vous? Je
n'ai pas peur qu'elles vous ennuient, mais qu elles ne vous cha-
grinent : encore un coup ceci ne sauroit durer. Après les peines
vient le repos ; cette alternative n'a jamais manqué dans ma vie ;
et il me reste un espoir très solide , c'est que mon sort ne peut
plus changer qu'en mieux, à moins que vous ne vinssiez à m'ou-
blier; malheur que j'ai d'autant moins à craindre que je ne l'en-
durerois pas longtemps. Après vos bontés et celles de M. le ma-
réchal , rien n'a tant pénétré mon ame que celles que M. le prince
deConti a daigné étendre jusqu'à mademoiselle Le Vasseur. Pour
madame la comtesse de Boufflers , il faut l'adorer. Eh ! pourquoi
me plaindre de mes malheurs? ils m'étoîent nécessaires pour
sentir tout le prix des biens qui m'étoient laissés.
On peut m'écrire en droiture à Motiers-Travers, sous mon
nom , ou , si l'on aime mieux , sous le couvert de M. lo major
Girardier ; mais il faut que les lettres soient affranchies jusqu'à
Pontarlier. Il ne m'est encore arrivé aucune malle.
CORRESPONDANCE. T. ir. 5
.06 CORRESPONDANCE.
' Quand M. de lot Tour a voulu faire graver mou portrait , je
m'y suis opposé ; j'y cousons mainteDant si vous le jngezà propos»
pourvu qu'au lieu d'y mettre mon nom l'on n'y mette que ma
devise : ce sera assez me nommer.
Le nom de ma demeure doit être écrit ainsi :
j4 MotierS'Trat^rs, par Pontarlier,
534. — A M. MOULTOU.
Motiera, fe 24 jnifleC 1762.
La lettre ci-jointe , mon bon ami , a été occasionnée par une
■
de M. Marcet » dans laquelle il me rapporte celle qu'il a écrite à
Genève au sujet du tribunal légal qu'on dit devoir être foraié
contre M- Pictet* Comme depuis fort longtemps je n'ai eu nuUe
correspondance avec M. Marcet , et que j'ignone qudle est au-
jourd'hui sa manière de penser , j'ai cru devoir vous adresser la
lettre que je lui écris, pour être envoyée ou supprimée, eoaune
vous le jugerez à propos < Au reste, ne soyez pas surpris de me
voir changer de ton; mon expulsion du canton de Berne, laquelle
vient certainement de Genève, a comblé la mesure. Un état dans
lél^el le poète et le jongleur régnent ne m'est plus rien; il vaut
mieux que j'y sois étranger qu'ennemi. Que la crainte de nuire
à mes intérêts dans ce pays-là ne vous empêche donc pas d'en-
voyer la letti'e, si vous n'avez nulle autre raison pom* la supprimer^
Je jugerai désormais de sang-froid toutes les folies qu'ils vont
faire , et je les jugerai comme s'il n^étoit pas question de moi.
Si vous persistez dans le projet que vous aviez formé, je vous
recommande sur toute chose le réquisitoire de Paris, fabriqué à
Montmorency par deux prêtres déguisés , qui font la Gazette ec-
clésiastique , et qui m'ont pris en haine parceque je n'ai pas voulu
me faire janséniste. Jl ne faut pourtant pas dire tout cela , du
moins ouvertement; mais en montrant combien ce libelle est ca-
lomnieux et méchant, il n'est pas défendu de montrer combien
il est bête. Du reste , parlez peu de Genève et de ce qui s'y est
^ Sor le dos de la lettre.
ANNÉE 1762. 67
fait , de même qu'à Berne et même à Neuchâtel, où l'on vient
aussi de défendre mon livre. Il faut avouer que les prêtres pa-
pistes ont chez les réformés des recors bien zélés.
Je n'aimerois pas trop que votre ouvrage fût imprimé à
Zurich , ou du moins qu'il ne le fût que là ; car ce seroit le moyen
qu'il ne fût connu qu'en Suisse et à Genève. Taimerois bien
mieux qu'il se répandît en France et en Angleterre , où je suis un
peu plus en honneur. Ne pourriez-vous pas vous adresser à Rey ,
surtout si vous vous nommez ? car , si vous gardez l'anonyme , il
ne faudroit peut-être pas vous servir de lui, de peur qu'on ne
crût que l'ouvrage vient de moi. Du reste , travaillez avec con-
fiance , et n'allez pas vous figurer que vous manquez dé talent ;
vous en avez plus que vous ne pensez. D'ailleurs l'amour du bien,
la vertu , la générosité , vous élèveront l'ame. Vous songerez que
vous défendez l'opprimé; que vous écrivez pour la vérité et
pour votre ami; vous traiterez un sujet dont vous êtes digne ; et
je suis bien trompé dans mon espérance si vous n'effacez votre
client. Surtout ne vous battez pas les flancs pour faire. Soyez
simple, et aimez-moi. Adieu.
Convenons que nous ne parlerons plus de cet écrit dans nos
lettres , de peur qu'elles ne soient vues , car je crois qu'il faut
du secret.
Après un long silence, je viens de recevoir de M. Vernes une
lettre de bavardage et de cafardise , qui m'achève de dévoiler le
pauvre homme. Je m'étois bien trompé sur son compte. Ses di-
recteurs l'ont chargé de me tirer , comme on dit , les vers du nez.
Vous vous doutez bien qu'il n'aura pas de réponse.
335. — A M. MARCET.
P^ilam impendere veto.
Votre lettre , monsieur , sur l'affaire de ^f. Pictet est judicieu-
se ; elle va très bien au fait. Pwmettez-moi d'y ajouter quelques
idées pour achever de déterminer l'état de la question.
ï . La doctrine de la Profession de foi du vicaire savoyard est-
6S CORRESPONDANCE.
elle si évidemment conlraîre à la reli{pon établie à Genève , que
- cela n*ait pas même pu (aire une question , et que le Conseil ,
quand il s'agissoit de Thonneur et du sort d*un citoyen , ait dû
sur cet article ne pas même consulter les théologiens?
2. Supposé que cette doctrine y soit contraire , est-il bien sûr
que J. J. Rousseau en soit Tauteur ? L'est-il même qu il soit Fau-
teur du livre qui porte son nom? Ne peut-on pas faussement
imprimer le nom d'un homme à la tète d*un livre qui n'est pas
de lui? Ne convenoit-il pas de commencer par avoir ou des preu-
ves ou la déclaration de l'accusé , avant de procéder contre sa
pei*sonne? On diroit qu'on s'est hâté de le décréter sans l'enten-
dre , de peur de le trouver innocent.
3. Le cas du parlement de Paris est tout-à-fait différent, et •
n'autorise point la procédure du Conseil de Genève. Le parlement
ayant prétendu , je ne sais sur quel fondement , que le livre étoit
' imprimé dans le royaume sans approbation ni permission , avoit
ou croyoit avoir à ce titre inspection sur le livre et sur l'auteur.
Cependant tout le monde convient qu'il a commis une irrégularité
choquante en décrétant d'abord de prise de corps celui qu'il dé-
voit premièrement assigner pour être ouï . Si cette procédure étoit
légitime , la liberté de tout honnête homme seroit toujours à la
merci du premier imprimeur. On dira que la voix publique est
unanime, et que celui à qui Ton attribue le livre ne le désavoue
pas. Mais, encore une fois, avant que de flétrir l'honneur d'un
homme irréprochable , avant que d'attenter à la liberté d'un
citoyen , il faudroît quelque preuve positive : or la voix publique
n'en est pas une; et nul n'est tenu de répondre lorsqu'il n'est
pas interrogé. Si donc la procédure du parlement de Paris est irré-
gulière en ce point, comme il est incontestable , que dirons-nous
de celle du Conseil de Genève , qui n'a pas le moindre prétexte
pour la fonder ? Quelquefois on se hâte de décréter légèrement
un accusé qu'on peut saisir, de peur quil ne s'échappe; mais
pourquoi le décréter absent , à moins que le délit ne soit de la
dernière évidence? Ce procédé violent est saus prétexte ainsi que
saos raison. Quand le public juge avec étourderie^ il est d'autant
ANNÉE 4762. 69
moins permis aax tribunaux de Timiter que le publie se rétracte
comme il juge ; au lieu que la première maxime de tous les gou-
vernements du monde ék d'entasser plutôt sottise sur sottise que
de convenir jamais qu'ils en ont fait une , encore moins de la ré-
parer.
4. Maintenant supposons le livre bien reconnu pour être de
Tauteur dont il porte le nom : il s'agit ensuite de savoir si la Pro-»
fession de foi en est aussi. Autre preuve positive et juridique in-
dispensable en cette occasion : car enfin , Tauteur du livre ne s'y
donne point pour celui de la Profession de foi ; il déclare que
c'est un écrit qu'il transcrit dans son livre; et cet écrit , daps le
préambule , paroît lui être adressé par un de ses concitoyens.
Voilà tout ce qu'on peut inférer de l'ouvrage même ; aller plus
loin c'est deviner ; et si Ton se mêle une fois de deviner dans les
tribunaux, que deviendront les. particuliers qui n'auront pas le
bonheur de plaire aux magistrats? Si donc celui qui est nommé
à la tête du livre où se trouve la Profession de foi doit être puni
pour l'avoir publiée , c'est comme éditeur et non couHna auteur ;
on n'a nul droit de regarder la doctrine qu'elle contient comme
étant la sienne , surtout après la déclaration qu il fait lui->même
qu'il ne donne point cette profession de foi pour règle des senti-
ments qu'on doit suivre en matière de religion , et. il dit pour-
quoi il la donne. Mais on imprime tous les jours dans Genève des
livres catholiques , même de controverse , sans que le Conseil
cherche querelle aux éditeurs. Par quelle injuste partialité punit-
on l'éditeur genevois d'un ouvrage prétendu hétérodoxe, imprimé
en pays étranger , sans rien dire aux éditeurs genevois d'ouvrages
incontestablement hétérodoxes , imprimés dans Genève même?
5, A l'égard du Contrat social , l'auteur de cet écrit pré-
tend qu'une religion est toujours nécessaire à la bonne constitu-r
tion d'un état. Ce sentiment peut bien déplaire au poète Voltaire ,
au jongleur Tronchin, et à leurs satellites; mais ce n'est pas
par là qu'ils oseront attaquer le livre en public. L'auteur examine
ensuite quelle est la religion civile sans laquelle nul état ne peut
être bien constitué. Il semble, il est vrai, ne pas croire que le
70 CORRESPONDANCE.
christianisme, du moins celui d'aujourd'hui, soit cette religioii
civile indi^ensable à toute bouue législation : et en effet beau-
coup de gens ont regardé jusqu'ici les l%)ubliques de Sparte et
de Rome comme bien constituées, quoiqu'elles ne crussent pas
en Jésus-Christ. Supposons toutefois qu'en cela l'auteur se soit
trompé : il aura fait une erreur en politique; car il n'est pas ici
question d'autre chose. Je ne vois point où sera l'hérésie , encore
moins le crime à punir.
6. Quant aux principes de gouvernement établis dans cet ou-
vrage, ils se réduisent à ces deux principaux : le premier , que
légitimement la souveraineté appartient toujours au peuple ; le
second , que le gouvernement aristocratique est le meilleur de
tous. Peut-être importeroit-il beaucoup au peuple de Genève, et
même à ses magistrats , de savoir précisément en quoi quelqu'un
d'eux trouve ce livre blâmable et son auteur criminel. Si j'élois
procureur général de la république de Genève, et qu'un bour-
geois , quel qu'il fût , osât condamner les principes établis dans
cet ouvrage, je l'obligerois à s'expliquer avec clarté, ou je le
poursuivrois criminellement comme traître à la patrie et criminel
de lèse^majesté.
On s'obstme cependant à dire qu'il y a un décret secret du
conseil contre J. J. Rousseau, et même que sa famille ayant par
requête demandé communication de ce décret , elle lui a été re-
fusée. Cette manière ténébreuse de procéder est effrayante; elle
est inouïe dans tous les tribmiaux du monde , excepté celui des
inquisiteurs d'état à Venise. Si jamais elle s'établissoit à Genève,
il vaudroit mieux être né Turc que Genevois,
Au reste , je ne puis croire qu'on érige contre M. Pictet le
tribunal dont vous parlez. En tout cas, ce sera fournir à un homme
ferme, qui a du sens , de la santé , des lumières , l'occasion de
jouer un très beau rôle, et de donner à ses concitoyens de grandes
leçons.
Celui qui vous écrit ces remarques vous aime et vous salue de
tout son cœur.
ANNÉE 1762. 71
336.— A MADAME ^ COMTESSE DE BOUFFLERS.
 Motiers-Travera, le a^ juillet 176s.
J'ai enfin le plaisir, madame, d'avoir ici mademoiselle Le
Vasseur , et j'apprends d'elle à combien de nouveaux titres je dois
être pénétré de reconnoissance pour les bienfaits que M. le prince
de Conti a versés sur cette pauvre fille , pour les soins lÂea plus
précieux dont il a daigné l'honorer, et surtout , madame , pour
iout ce que vous avez fait pour elle et pour moi dans ces mo-
ments si tristes et si peu prévus. Pourquoi fautnl que la détresse
et l'oppression qui resserrent mon cœur le ferment encore à l'ef-
fusion des sentiments dont il est pénétré? Tout est encore en
dedans, madame; mais tout y est, et vous m'avez fait encore
plus de bien que vous ne pensez «
La réponse du roi n'est point encore venue sur l'asile que j'ai
cherché dans ses états , et j'ignore quels seront ses ordres à mon
^gard. Après ce qui vient de m'ar river à Berne , je ne dois me
croire en sûreté nulle part ; et j'avoue que ,' sans la nécessité qui
m'y force , ce n'est pas ici que je le serois venu chercher , quel-
que plaisir que me fasse mademoiselle Le Vasseur. Surcroît d'em-
barras s'il faut fuir encore ; et moi qui ne sais plus ni où ni com-
ment , il ne me reste qu'à m'abandonner à la Providence et k
me jeter tête baissée dans mon destin. L'argent ne me manquera
pas par le soin que l'on a pris de ^a bourse et par ce qu'on a.,
mis dans la sienne. Mais l'indigence pourroit augmenter mes in-
fortunes, sans que l'argent les puisse adoucir, et je n'ai jamais
été si misérable que quand j'ai été le plus riche. J'ai toujours ouï
dire que l'or étoit bon à tout , sans l'avoir jamais trouvé bon
à rien.
Vous ne sauriez concevoir à quel point le réquisitoire de ce
Fleuri a effarouché tous nos ministres; et ceux-ci sont les plus
remuants de tous ; ils ne me voient qu'avec horreur : ils prcmnent
beaucoup sur eux pour me souffrir dans les temples. Spînosa,
Diderot , Voltaire, Helvétius , sont des saints auprès de moi. Il y
72 CORRESPONDANCE.
a presque un raccommodement avec la parti philosophique pour
me poursuivre de concert : les dévots ouvertement; les philoso-
phes en secret, par leurs intrigues, tdltours en gémissant tout
haut sur mon sort. Le poète Voltaire et le jongleur Tronchin ont
admirablement joué leur rôle à Genève et à Berne. Nous ver-
rons si je prévois juste , mais j'ai peine à croire qu'on me laisse
tranquille où je suis. Cependant milord IVIaréchal paroit m'y voir
de bon œil. J'ai reçu hier, sous la date et le timbre de Metz , d'un
prétendu baron de Corval, une lettre à mourir de rire , laqudle
sent son Voltaire à pleine gorge. Je ne puis résister, madame , à
Tepvie de vous transcrire quelques articles de la lettre de M. le
baron ; j'espère qu'elle vous amusera,
t Je voudrois pouvoir vous adresser, sans frais, deux de mes
( ouvrages. Le premier est un plan d'éducation tel que je l'ai
c conçu. Il n'approche pas de l'excellence du vôtre , mais jusqu'à
c vous j'étois le seul qui put se flatter d'approcher le but de ^lus
c près. Le second est votre Héloïsey dont j'ai fait une comédie
t en trois actes , en prose, le mois de décembre dernier. Je l'ai
c communiquée à gens d'esprit, surtout aux premiers acteurs de
t notre théâtre messin . Tous l'ont trouvée digne de celui de Paris ;
( elle est de sentiment , dans le goût de celles de feu M. de La
< Chaussée. Je l'ai adressée à M. Dubois, premier commis en
c chef des bureaux de l'artillerie et du génie , il y a trois mois,
t sans que j'en reçoive de réponse, je no sais pourquoi. Si j'eusse
« connu l'excellence de votçe cœur comme à présent , et que
« j'eusse su votre adresse à Paris , je vous Taurois adi'essée pour
t la corriger et la faire recevoir aux François, à mon profit,
t J'ai une proposition à vo.us faire. Je vous demande le même
t service que vous avez reçu du vicaire savoyard, c'est-à-dire de
c me recevoir chez vous, sans pension, pour deux ans, me loger,
€ nourrir , éclairer et chauffer. Vous êtes le seul qui puissiez me
c conduire de toute façon à la félicité et m'apprendre à mourir,
c Mon excès d'humanité , inséparable de la pitié , m'a engagé à
< cautionner un militaire pour 3, 200 livres. En établissant mes
c enfants, je ne me suis réservé qu'uue pension de i ,5oo livres :
>
ANNÉE ^762. 73
c la voilà plus qu'absorbée pour deux ans ; c'est ce qui me force
€ à partager votre pam pendant cet intervalle. Vous n'aurez pas
c sujet de vous plaindre^e moi : je suis très sobre; je n'aime
c que les légumes et fort peu la viande ; je renchéris sur la soupe ,
c à laquelle je suis habitué deux fois par jour; je mange de tout,
c mais jamais de ragoûts faits dans le cuivre , ni de ces ragoûts
c raffinés qui empoisonnent.
€ Je vous préviens que la suite d'une chute m'a rendu sourd ;
c cependant j'entends très bien de Toreille gauche , sans qu'on
c hausse la voix, pourvu qu'on me parle doucement et de près
€ à cette oreille. De loin j'entends avec la plus grande facilité par
< des signes très faciles, que je vous apprendrai, ainsi qu'à vos
c amis. Je ne suis point curieux ; je ne questionne jamais ; j'at-
c tends qu'on ait la bonté de me faire part de la conversation. »
Toute la lettre est sur le même ton. Vous me direz qu'il n'y a
là qu'une folle plaisanterie. J'en conviens; mais je vois qu'en
plaisantant , cet homme s'occupe de moi continuellement , et ,
madame, cela ne vaut rien. Je suis convaincu qu'on ne me laissera
vivre en paix sur la terre que quand il m'aura oublié.
Depuis quinze jours je me mets souvent en devoir d'écrire au
chevalier (de Lorenzi) , et toujours quelque soin pressant m'en
empêche ; et même à présent que je voulois vous parler de vous,
madame, de madame la maréchale, voilà qu'on vient m'arracher
à moi-même et aux bienfaisantes divinités que mon cœur adore,
pour aller, en vrai manichéen, servir celles qui peuvent me
nuire, sans pouvoir me faire aucun bien.
337. — A M. MOULTOU.
Motiers, 3 août 1762.
Je soupçonne, ami, que nos lettres sont interceptées, ou du
moins ouvertes; car la dernière que vous m'avez envoyée de
notre ami, avec un mot de vous au dos d'une autre lettre tim-
brée de Metz, ne m'est parvenue que six jours après sa date.
Marquez-moi, je vous prie, si vous avez reçu celle que je vous
74 CORRESPON DANCE.
ikTÎvis il y a hnît ou dix jours» avec une réponse à un citoyen
<le Genève qui m*avoit écrit au sujet de l'affoirede M. IHctet. Je
vous laissois le maître d'envoyer cetflPréponse à son adresse ,
ou de la supprimer si vous le jugiez à propos.
Vous aviez raison de croire que quelqu*an qui m^écriroit à
Genève ne seroit pas fort au fait de ma situation. Mais la lettre
<iue vous m'avez envoyée , quoique datée et timbrée de Metz ,
sent son Voltaire à pleine gorge ; et je ne doute point qu'elle ne
soit de ce glorieux souverain de Genève, qui , tout occupé de ses
noirceurs, ne n^ige pas pour cela les plaisanteries; son génie
universel suffit à tout. Laissez donc au rebut les lettres qu'on
m'écrit à Genève; mes amis savent bien que ce n'est pas là qu'il
faut me chercher désormais.
Je viens de recevoir l'arrêt du parlement qui me concerne,
apostille par un anonyme que j'ai lieu de soupçonner être un
évéque. Quoi qu'il en soit , les notes sont bien faites et de bonne
main, et je n'attends, pour vous faire passer ce papier, que de
savoir si mes paquets et lettres vous parviennent sûrement et
dans leur temps. C'est par la même défiance que je n'écris point
à notre ami, que je ne veux pas compromettre ; car, pour vous,
il est désormais trop tard : vous êtes noté d'amitié pour moi, et
c'est à Genève un crime irrémissible. Adieu.
Réponse aussitôt, je vous prie, si cette lettre vous parvient.
Cachetez les vôtres avec un peu plus de soin , afin que je puisse
juger si elles ont été ouvertes.
338. -^ AU MÊME.
\
Motiers, ce lo août 1762.
J'ai reçu hier au soir votre lettre du 'j : arasi , à quelques pe-
tits retards près, notre correspondance est en règle; et si l'on
n'ouvre pas nos lettres à Genève, on ne les ouvre sûrement pas
en Suisse. De sorte qu'à moins d'affaires plus importantes à
traiter , et malgré les voies intermédiaires qu'on pourra vous
ANNÉE ^762. 75
proposer, je suis d'avis ique nous continaions à nous écrire di-
rectement l'un à l'autre .
Si notre ami lisoit dans mon cœur , il ne seroit pas en peine de
mon silence. Dites-lui que, s'il peut me tenir parole sans se
compromettre et sans qu'on sache où il va, j'aimerois bien mieux
l'embrasser que lui écrire. Son projet de me réfuter est excel-
lent, et peut même m'étre très utile et très honorable. Il est
bon qu'on voie qu'il me combat et qu'il m'aime; il est bon qu'oo,
sache que mes amis ne me sont point attachés par esprit de parti,
mais par un sincère amour pour la vérité, lequel nous unit tous.
L'arrêt est si volumineux que j'ai mieux aimé vous transcrire
les notes. Attachez-vous surtout à la huitième. Quelle doctrine
abominable que celle de ce réquisitoire, qui détruit tout prin-
cipe commun de société entre les fidèles et les autres hommes !
Conséquemment à cette doctrine il faut nécessairement poursui-
vre et massacrer comme des loups tous ceux qui ne sont pas
jansénistes : car si la loi naturelle est criminelle, il faut brûler
ceux qui la suivent et rouer ceux qui ne la suivent pas. Ce que
vous a mandé M. C ne doit point vous retenir; car, outre
que je n'ai pas grand'foi à ses almanachs , vous devez toujours
parler du parlement avec le plus grand respect , et même avec
considération de Tavocat-général. Le tort de ce magistrat est
très grand , sans doute , d*avoir adopté ce réquisitoire sans avoir
lu le livre; mais il seroit bien plus grand encore s'il en étoit lui-
même l'auteur. Ainsi séparez toujours le tribunal et l'homme
du libelle; et tombez sur cet horrible écrit comme il le mérite.
C'est un vrai service à rendre au genre humain d'attirer sur cet
écrit toute l'exécration qui lui est due ; nul ménagement pour
votre ami ne doit l'emporter sur cette considération.
Je souhaiterois que l'écrit de notre ami fût imprimé en
France, et même le vôtre; car il est bon qu'ils y pai'oissent, et
s'ils sont imprimés dehors on ne les y laissera pas entrer. Je
pense encore qu'il ne trouvera nulle part ailleurs un certain
profit de son ouvrage, et il faut un peu faire ce qu'il ne fera pas,
c'est-à-dire songer à ses intérêts. Si vous jugez à propos de me
.^
76 CORRESPONDANCE.
confier ce soin, je tâcherai de le remplir. Cependant je crois que
rhomme dont je vous ai parlé ci-devant pourroit également se
diarger de cette affaire. Mais, comme je n'ai point de ses nou-
velles, je ne me soucie pas de lui écrire le premier. A l'égard (fe
la Suisse et de Genève, j'ai cessé de prendre intérêt à ce qu'on
y pensoit de moi. Ces gens-là sont si cafards, ou si foux, ou si
bétes, qu'il faut renoncer h les éclairer.
Plus je médite sur votre entreprise, plus je la trouve grande
et belle. Jamais plus noble sujet ne put être plus dignement
traité. Votre état même vous permet et vous prescrit de mettre
dans vos discours une certaine élévation qui ne siéroit pa^ k tout
autre. Quelle toudiante voix que celle du chrétien relevant les
fautes de son ami, et quel spectacle aussi de le voir couvrir l'op-
primé de Fégide de TËvangile! Ministre du Très-Haut , feites
tomber à vos pieds tous ces misérables : sinon jetez la plume, et
courez vous cacher; vous ne ferez jamais rien.
Il est certain qu'il y a des gens de mauvaise humeur à Neu-
châtel, qui meurent d'envie d'imiter les autres, et de me cher-
cher chicane à leur tour; mais outre qu'ils sont retenus par d'au-
tres gens plus sensés, que peuvent-ils me faire? Ce n'est pas
sous leur protection que je me suis mis, c'est sous ceUe du roi
de Prusse ; il faut attendre ses ordres pour disposer de moi : en
attendant , il ne paroît pas que milord Maréchal soit d*avis de
retirer la protection qu'il m'a accordée, et que probablement ils
n'oseront pas violer. Au reste, comme l'expérience m'apprend
à tout mettre au pis, il ne peut plus rien m'arriver de désagréa-
ble à quoi je ne sois préparé. Il est vrai cependant que dans cette
affaire-ci j'ai trouvé la stupidité publique plus grande que je né
Faurois attendu; car quoi de plus plaisant que de voir les dévots
se faire les satellites de Voltaire et du parti philosophique, bien
plus vivement ulcéré qu'eux, et les ministres protestants se
faire, à ma poursuite, les archers des prêtres? La méchanceté
ne me surprend plus ; mais je vous avoue que la bêtise , poussée
à ce point , m'étonne encore. Adieu , ami ; je vous embrasse.
ANNÉE 1762. 77
339. — A MADAME LA M"" DE LUXEMBOURG.
Motiers-Traven, le 14 août 1762
YoiGi, madame la maréchale, une troisième lettre depuis mon
arrivée à Motiers. Je vous supplie de ne pas vous rebuter de mon
importunité; il est difficile de n'être pas un peu plus inquiet d'un
long silence à un si grand éloignemeot que si Ton étmt plus à
portée. Quand je vous écris, madame, vous m'êtes présente;
c'est en quelque sorte comme si vous m'écriviez. U faut se dé-
dommager comme on peut de ce qu'on désire et qu'on ne sauroit
avoir. D'ailleurs M. le maréchal* m'a marqué qu'il croyoit que
vous m'aviez écrit; et , pour savoir si les lettres se perdent , il
faut accuser ce qu'on reçoit, et aviser de ce qu'on ne reçoit pas.
f%i'*/*/%/%<^
340.— A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Motiers-Travers» août 1762.
J'ai reçu dans leur temps, madame , vos deux lettres des 21
et 3 1 juillet, avec l'extrait par duplicata d'un P. S. de M. Hume,
que vous y avez joint. L'estime de cet homme unique efface tous
les outrages dont on m'accable. M. Hume étoit l'homme selon
mon cœur, même avant que j'eusse le bonheur de vous con-
noitre , et vos sentiinents sur son compte ont encore augmenté
les miens. Il est le plus vrai philosophe que je connoisse, et le
seul historien qui jamais ait écrit avec impartialité. U n'a pas
plus aimé la vérité que moi, j'ose le croire; mais j'ai mis de la
passion dans sa recherche , et lui n'y a mis que ses lumières et
son beau génie. L'amour-propre m'a souvent égaréipar mon
l> aversion même pour le mensonge ; j'ai haï le despotisme en ré-
publicain , et l'intolérance en théiste. M. Hume a dit : Voilà ce
que fait l'intolérance et ce que fait le despotisme. Il a vu par
toutes ses faces l'objet que ma passion ne m'a laissé voir que par
un côté. Il a mesuré, calculé les erreurs des hommes en être au-
dessus de l'humanité. J'ai cent fois désiré et je désire encore
78 CORRESPONDANCE.
voir l'Angleterre , soit pour elle-même , soit pour y converser
avec lui, et cultiver son amitié , dont je ne me crois pas indigne.
Mais ce projet devient de jour en jour moins praticable ; et le
grand éloignement des lieux suffiroit seul pour le rendre tel,
surtout à cause du tour qu'il faudroit faire , ne pouvant plus
passer par la France.
Quoi! madame, moi qui ne puis plus, sans horreur, souffrir
Taspect d'une rue; moi qui mourrai de tristesse lorsque je oes^
serai de voir des prés , des buissons, des arbres devant ma fe-
nêtre, irai-je maintenant habiter la ville de Londres? irai-j|^, à
mon âge , et dans mon état, chercher fortune à la cour, et me
fourrer parmi la valetaille qui^toure les ministres? Non , ma-
dame ; je puis être embarrassé des restes d'une vie plus longue
que je n'ai compté; mais ces restes , quoi qu'il arrive , ne seront
point si mal employés. Je ne me suis que trop montré pour mon
repos ; je ne commencerai vraiment à jouir de moi que quand
on ne saura plus que j'existe : or je ne vois pas, dans cette ma-
nière de penser, comment le séjour de l'Angleterre me seroit
possible ; car si je n'eu tire pas mes ressources , il m'en iBaudra
bien plus là qu'ailleurs. Il est de plus très douteux que j'y vécusse
dans mon indépendance aussi agréablement que vous le supposez.
J'ai pris sur la nation angloise une liberté qu'elle ne pardonne
à personne , et surtout aux étrangers , c'est d'en dire le mal ainsi
que le bien ; et vqus savez qu'il faut être bu§e pour aller vivre en
Angleterre mal voulu du peuple anglois. Je ne doute pas cpie mon
dernier livre ne m'y fasse détester, ne fût-ce qu'à cause de ma
note sur le Good natured people. Vous m'obligerez, madame,
si vous pouvez vous informer de ce qu'il en est , et m'en instruire.
Quant àirédition générale de mes écrits à faire à Londres ,
c'est une très bonne idée , surtout si ce projet peut s'exécuter en \
mon absence. Cependant comme l'impression coûte beaucoup
en Angleterre , à moins que l'édition ne fût magnifique et ne se
fît par souscription, elle seroit difficile à faire, et j'en tirerois peu
de profit.
Le château de Schleyden , étant moins éloigné , seroit plus à
V . *■
ig!f NÉE 1762. 79
ma portée , et Favautage de vivre à bon mardié, que je n'ai pas
ici » seroit dans mon état une grande raison de prâlërence ; msàs
je ne connois pas assez M. et madame de La Mare pour savoir s'il
me convient de leur avoir cette obligation ; c'est à vous, madame,
et à madame la maréchale à me décider là-dessus. A l'égard de la
situation , je ne connois aucun séjour triste et vilain avec de la
verdure ; mais s'il n'y a que des sables et des rochers tout nus ,
n'enj^arlons pas. J'eptends peu ce que c'est qu'aller pser cor-
vées , mai$ , sur le seul mot , s'il n y a pas d'autre moyen d'arriver
au château, je n'ii^ai jamais. Quant au troisième asile dont vous
me parlez, madame, je suis très reconnoissant de cette of&e,
mais très déterminé à n'en pas profiter. Au reste, il y a du temps
pour délibérer sur les autres ; car je ne suis point maintisnant
en état de voyager; et, quoique les hivers soient ici longs et
rudes, je suis forcé d'y passer celui-ci à tout risque, ne présu-
mant pas que le roi de Prusse , dont la réponse n'est point ve-
nue , me refuse , en l'état, où je suis , l'asile qu'il a souvent ac-
cordé à des gens qui ne le méritoient guère.
Voilà, jtis^me, quant à présent, ce que je puis vous dire sur
les soins relatifs à moi, dont vous voulez bien vous occuper.
Soyez persuadée que mon sort tient bien moins à l'effet de ces
mêmes soins qu à l'intérêt qui vous les inspire. La bonté que
vous avez de vous souvenir de mademoiselle Le Yasseur l'au-
torise à vous assurer de son profond respect. Il n'y a pas de jour
qu'elle ne m'attendrisse en me parlant de vous et de vos bontés,
madame. Je bénirois un malheur qui m'a si bien appris à vous
connoltre, s'il ne m'eût en même temps éloigné de vous.
341 . — A MILORD MARÉCHAL.
Mo tiers-Travers, août 176a.
MlLORD,
Il est bien juste que je vous doive la permission que le roi me
donne d'habiter dans ses états , car c'est vous qui me la rendez
précieuse ; et si elle m'eût été refusée , vous auriez pu vous re-
f
78 CORRESPONDANCE
voir l'Angleterre , soit pour elle-même ■ usiat à l'engage-
avec lui, et cultiver son amitié , don' >&, ce n'est pas,
Mais ce projet devient de jour . -^A mettre à Tasile
grand éloignement des Iv' . ^y seulement, et de très
surtout à cause dû tour J^«, à respecter, comme
passer par la France. '!■ , jatis 0)a conduite , les lois ,
Quoi! madame, m' \. ^'^tesdevoiriderhospitalilé.
faspect d'une rue; ^ ' ' -^,, eii^ n'aime pas le gou^iQpne-
serai de voir des p ^ ^ '. >j la ré^le des Bohémiens , qui ,
nétre , irai-je m? .. -^ * ,,^1 toujours la maison qu'ils ha-
mon âge , et dr ^ • - ^ ^ France , Louis XV n'a pas eu de
fourrer parmi \iireaient on ne me verra pas moins
dame; je p» . •,, j'une autre étoffe. Mais, quant à ma
que je n'ai * V«>*'^'' ^^ quelque matière que ce puisse
point si m •- ^.républicain et libre; et tant que je ne
repos ; î ' ^ ^at où j'habite , je n'en dois aucun compte
on ne f , jiV*t pas juge compétent de ce qui se fait hors
nière * * j^mv^^ qui n'est pas né son sujet. Voilà mes
' _^|, et mes règles. Je ne m'en suis jamais dé-
^ 0en départirai jamais. J'ai dit tout ce que j'avois
d- • ' ^inie pas à rabâcher. Ainsi je me suis promis et je
"^^ oc plus écrire ; mais encore une fois je ne l'ai pro-
*'^ird, je n'ai pas besoin que les agréables de Motiers
* j***"' pour désirer d'habiter la tour carrée ; et si je
J^^. ce ne scroit sûrement pas pour m'y rendre invisible;
*\^i mieux être homme et votre semblable, que le Tien du
JV^» ci Dalaï'Lama. Mais j'ai commencé à m'arranger
^mon habitation, et je ne saurois en changer avant Fhiver,
^ une incommodité qui effarouche , même pour vous. Si mes
^i^inages ne vous sont pas importuns, je ferai de mon temps
^ partage très agréable , à-pcu-prcs comme vous le marquez au
itu. Ici, je ferai des laccis avec les femmes; à Colombier, j'irai
l^euser avec vous.
posf
bir
•*
ANNÉE 1762. Si
^%/%>>%rV<k/^
342. — A MADAME LATOÛR.
Moti«rs-Travers, le ao aodt 1762.
^ ^ reçu, madame, vos trois lettres en leur temps ; j'ai tort
\ Àe vous avoir pas à Tiustant accusé la réception de celle que
JfTtts avez envoyée à madame de Luxembourg, et sur laquelle
^Pvous jugez si mal d'une personne dont le cœur m'a fait oublier
r le rang. J'avois cru que ma situation vous feroit excuser des re-
tards auxquels vous deviez être accoutumée, et que vous m'ac-
cuseriez plutôt de négligence que madame de Luxembourg d'in-
fidélité. Je m'efforcerai d'oublier que je me suis trompé. Du
reste, puisque, même dans la circonstance présente, vous ne
savez que gronder avec moi , ni m'écrire que des reproches ,
contentez-vous, madame, si cela vous amuse : je m*eii complairai
peut-être un peu moins à vous répondre : mais cela nempêche-
ra pas que je ne reçoive vos lettres avec plaisir , et que votre
amitié ne me soit toujours chère. Voua pouvez m'écrire en droi-
iure ici , en ajoutant , par Pontarlier; mats il £aut faire affran-
chir jusqu'à Pontarlier, sans quoi les lettres ne passent pas la
frontière.
343. — A M. DE MONTMOLLIN.
Motiers, le 24 ao&t 1762.
Monsieur,
Le respect que je vous porte, et mon devoir comme votre pa-
rdssien, m'oblige, avant d'approcher de la sainte table, de vous
faire de mes sentiments en matière de foi une déclaration, deve-
nue nécessaire par l'étrange préjugé pris contre un de mes
écrits, sur un réquisitoire calomnieux dont on n'aperçoit pas les
principes détestables .
U est fâcheux que le& ministres de l'Évangile se fassent en
cette occasion les vengeurs de l'Église romaine , dont les dogmes
intolérants et sanguinaires sont seuls attaqués et détruits dans
CORRESPONDANCE. T#1I. 6
82 CORRËSPONI>ANCÈ.
mon livre; suivant ainsi sans examen une autorité suspecte,
faute d'avoir voulu m'^entendre , ou faute même de m'avoir lu.
Comme vous n'êtes pas , monsieur, dans ce cas-là, j'attends de
vous un jugement plus équitable* Quoi qu'il en soit, l'ouvrage
porte en soi tous, ses éclaircissements ; et comme je ne pourrois
l'expliquer que par lui-même , je l'abandonne tel qu'il est au
blâme ou à l'approbation des sages , sans vouloir le défendre ni
le désavouer.
Me bornant donc à ce qui regarde ma personne, je vous dé-
clare, monsieur, avec respect que depuis ma réunion à l'Ëglifle
dans laquelle je suis né j'ai toujours fait de la religion cbrétieiuie
réformée une profession d'autant moins suspecte, qu'on n'exi*-
geoit de moi dans le pays où j'ai vécu que de garder le silence >
et laisser quelques doutes à cet égard, pour jouir des avantages
civils dont j'étois exclu par ma religion. Je suis attaché de bonne
f^i à cette religion véritable et sainte, et je le serai jusqu'à naon
dernier soupir. Je désire être uni extérieurement à l'Église
comme je le suis dans le fond de mon cœur; et quelque conso-
lant qu'il soit pour moi de participer à la communion des fi-
dèles, je le désire, je vous proteste, autant pour leur édification
et pour l'honneur du culte que pour mon propre avantage ; car
il n'est pas bon qu'on pense qu'un homme de bonne foi qui rai-
sonne ne peut être un membre de Jésus-Christ.
J'irai, monsieur, recevoir de vous une réponse verbale, et
vous consulter sur la manière dont je dois me conduire en cette
occasion, pour ne donner ni surprise au pasteur que j'honore, ni
scandale au troupeau que je voudrois édifier.
Agréez, monsieur, je vous supplie, les assurances de tout
mon respect.
344. — A M. JACOB VERNET.
Motiers-Travers, le 3x août 176!!.
Je crois , monsieur , devoir vous envoyer la lettre ci-jointe
que je viens de recevoir dans l'enveloppe que je vous envoie aus-'
ANNÉE 1762. 83
sî. Ëpuisé en ports de lettres anonymes, j'ai d'abord déchiré
celle-ci par dépit sur le bavardage par lequel elle commence ;
mai^ ayant repris les pièces par un mouvement machinal,. j'ai,
pensé qu'il pouvoit vous importer de connoitre quels sont les
misérables qui passent leur temps à écrire ou dicter de pareilles
bêtises. Nous avons , monsieur , des ennemis communs qui cher-
chent à brouiller deux hommes d'honneur qui s'estiment : je vous
réponds de mon côté, qu'ils auront beau faire, ils ne parvien-
dront pas à m'ôter la confiance que je vchis ai vouée et qui ne se
démentira jamais, et j'espère bien^ussi conserva les mêmes
t>ontés dont vous m'avez honoré et que je ne mériterai point da
perdre. J'apprends avec grand plaisir que non seulement vous
ne dédaignez pas de prendre la plume pour me combattre, mais
que même vous me faîtes l'honneur de m'adresserla parole. Je
suis très persuadé que , sans me ménager lorsque vous jugez
que je me trompe , vous pouvez faire beaucoup plus de bien à
vous, à moi, et à la cause commune, que si vous écriviez pour
ma défense, tant je crois avoir bien saisi d'avance l'esprit de vo-
tre réfutation. Sur cette idée, je ne feindrai point, monsieur,
de vous demander quelques exemf^ires de votre ouvrage pour
en distribuer dans ce pays-ci. Je me propose aussi d'en prévenir
mes amis en France aussitôt que ie titre m'en sera connu, peN
suadé qu'il suffira de Ty faire connoitre pour l'y faire bientôt
rechercher.
Je crois devoir vous prévenir (jne sur une lettre que j'ai émte
à M. de Montmollin, pasteur de Motîers, et dont je vous enver-
rai copie si vous le souhaitez, au cas qu'elle ne vous parvi^Éie
pas d'ailleurs, il a non seulement consenti, mais désiré que je
m'approchasse de la sainte table, comnf>c j'ai fait avec la plus
grande consolation dimanche dernier. Je me flatte, monsieur,
que vous voudrez bien ne pas désapprouver ce qu'a fait en cette
occasion l'un de messieurs vos collègues , ni me traiter dans vo^
tre écrit comme séparé de l'Église réformée , à laquelle m^éuuil
réuni sincèrement et de tout mon cœur, j'ai, depuis cetempSt
dem^ré constamment attaché, et le s«rai jusqu'à la fin de-nta
84 CORRESPONDANCE.
vie. Recevez, m^onsieur, les assurances inviolables de tout moo
attachement et de tout mon respect.
545. — A M. MOULTOU.
Motiers-Travers, i«r septembre 176a.
J'ai reçu'dans son temps, mon ami, votre lettre du ai août.
J'étois alarmé de n'avoir rien reçu l'ordinaire précédent, parce-
que l'ami avec qui vous aviez conféré me marquoit que vous m'é-
criviez par ce même ordinaire; ce qui me fi^isoit craindre que
votre lettre n'eût été interceptée. Il me paroit maintenant qu'il
n'en étoit rien. Cependant je persiste à croire que si nous avions
à nous marquer des choses importantes, il faudroit prendre
quelques précautions.
J'ai eu le plaisir de passer , vendredi dernier , la journée avec
M. le professeur Hess , lequel m'a appris bien des choses plus
nouvelles pour moi que surprenantes, entre autres l'histoire de
deux lettres que vous a écrites le jongleur à mon sujet , et votre
réponse» Je suis pénétré de reconnoissance de vous voir rendre
de jour en jour plus estimable et plus respectable un ami qui
m'est si cher. Pour moi je suis persuadé que le poète et le jon-
gleur méditent quelque profonde noirceur , pour l'exécution de
laquelle votre vertu leur est incommode : je comprends qu ils
travailleroient plus à leur aise si je n'avois plus d'amis là-bas. D
me vient journellement de Genève des affluences d'espions qui
font ici de moi les perquisitions les plus exactes. Ils viennent en-
suite se renommer à moi devons et de l'autre ami avec une affecta-
tion qui m'avertit assez de me tenir sur la réserve. J'ai résolu de
nem'ouvrir qu'à ceux qui m'apporteront des lettres. Ainsi n'é-
coutez point ce que tous les autres vous diront de moi.
Il me pleut aussi journellement des lettres anonymes , dans
lesquelles je reconnois presque partout les fades plaisanteries et
Icl goût corrompu du poète. On a soin de les faire beaucoup
voyager, afin de me mieux dépayser et de m'en rendre les ports
plus onéreux. Il m'en est venu cette semaine une dans laquelle
ANNÉE ^762. 85
on cherche , fort gros^èrement à la vérité , à me cendre suspect
l'homme de poids que vous mç marquez, avoir entirepris de me
réfoter, et dont vous m'avez envoyé un passage qui commence
par ce mot , testimonium. J'ai déchiré cette lettre , dans un
premier mouvement d& mépris pour l'auteur ; mais ensuite j'ai
pris le parti d'envoyer les pièces à M. Yernet. Il est clair qu'on
cherche à me brouiller avec notre clergé : très certainement on
ne réussira pas de mcm côté; mais il est bon qu'on soit averti
de l'autre.
Je dois vous dire qu'en suite d'une lettre que j'avois écrite à
M. de Montmollin, pasteur de Motiers, j'ai été admis sans diffi-
culté , et mémeavec empressement , à la sainte table dimanche
dernier, sans qu'il ait même été question d'explication ni de
rétractation. Si ma lettre ne vous parvient pas , et que vous en
devriez copie, vous n'avez qu'à parler.
Je crois cpi'il n'est pas prudent que ni vous ni Roustan veniez
me voir cette année , car très certainement il est impossible que
ce voyage demeura caché. Mais si je puis supporter ici la rigueur
de l'hiver, et marcher encore l'année prochaine , mon projet est
d'aller faire une tournée dans la Suisse et surtout à Zurich. Cher
ami, si vous pouviez vous arranger pour faire cette promenade
avec moi, cela seroit charmant. Je verserois à loisir mon ame
tout entière dans la vôtre, et puis je mourroissans regret.
Vous m'écrivez ces mots dans votre dernière lettre : A^ec
les notes que vous av^z transcrit. Il faut transcrites^ C'est
une faute que tout le monde fait à Genève. Cherchez ou rappelez-
vous les règles de la langue sur les participes déclinables et in-
déclinables. H est bon d'y penser quand on imprime, surtout
pour- la première fois , car on y regarde en France : c'est , pour
ainsi dire, la pierre de touche du grammairien. Pardon, cher
ami ; ^intérêt que vous prenez à ma gloire doit me rendre excu-
sable , sima tendre sollicitude pour la vôtre va quelquefois jusqu'à
la puérilité.
Je ne vous parle point de la réponse du roi de Prusse; je
suppose que vous, avez appris que ^ majesté consent qu on ne
me refuse pas le feu et l'eau.
86 CORRESPONDANCE.
346. — A M. THÉODORE ROUSSEAU.
A Motien, le ii septembre 1769.
Quelque plaisir, mon très cher cousin , que me fossent vos^
lettres, il m*est impossible de m'engager à vous répondre
exactement, car il me feudroit plus de vingt-quatre heures dans
k journée pour répondre à toutes les lettres qui me (deavent ^
et mon état ne me permet pas d'écrire sans cesse. Ne me repro-
chez donc pas, je vous prie, que je vous dédaigne , et que je vous
refuse des réponses ; ce langage est hors de propos entre des
par^Dts qui s'estiment et qui s'aiment , et vous devez bien plutôt
me plaindre d'être condamné à passer ma vie entière à faire toute
autre diose que ma volonté. J^ai reçu voft^e première lettre , re-
commandée à M. le colonel Roguin , et la seconde auroit fait le-
même tour, par Yverdun , si les commis de la poste n'eussent
eux-mêmes rectifié votre adresse. II faut m'écrire directement à
Motiers-Travers; de cette manière, vos lettres me parviendront
aussi sûrement, beaucoup plus tôt , et coûteront moins.
Je ne suis point étonné qu'on commence à changer de manière
de penser sur mon compte à Genève ; le travers qu'on y avoit
prisétoit trop violent pour pouvoir durer. li ne faut, pour en
revenir, qu'ouvrir les yeux, lire soi-même, et ne pas méjuger
sur l'intérêt de certaines gens. Pour moi , j'ai déjà vu dianger
dnq ou six fois le public à mon égard; mais je suis toujours resté
h même, et le serai, j'espère, jusqu à la fin de mes jours. De
^elque manière que tout ced se termine , il me restera toujours
un souvenir plein de reconnoissance de la démarche que vous
et mon cousin votre père , avez faite en cette occasion ; dém^arche
sdge, vertueuse, faite très à propos , et qui , quoique en appa-
vesce infructueuse, ne peut , dans la suite des temps, qu'are
hotoraUe à moi et à ma famille : soyez persuadé que je ne
l'oublierai jamais.
J'ai ici mademoiselle Le Yassenr, à laquelle vous avez la bonté
de vous intéresser. Elle parle 'souvent de vous , et de tous les
ANNÉE 4762. 87
bons traitements qu'elle et moi avons reçus de vos obligeants
père et mère , durant mon séjour à Genève. Présentez-leur, je
vous prie, mes plus tendres amitiés, et soyez persuadé , mon
très dber cousin , que je vous suis attaché pour la vie.
347. — A M, PICTET.
Motiers, le a3 septembre 176a.
Je suis touché , monsieur» de votre lettre ; les sentiments que
vous m'y montrez sont de ceux qui vont à mon cœur. Je sais
d'ailleurs que l'intérêt que vous avez pris à mon sort vous en a
fait sentir l'influence; et , persuadé de la sincérité de cet intérêt,
je ne balancerois pas à vous confier mes résolutions si j'en avois
pris quelqu'une. Mais , monsieur, il s^en faut bien que je ne
mérite la bonne opinion que vous avez prise de ma philosophie,
rai été très ému du traitement si peu mérité qu'on m'a fait dans
ma patrie; je le suis encore; et quoique jusqu'à présent cette
émotion ne m'ait pas empêché de faire ce que j'ai cru être de mon
devoir, elle ne me permettroit pas, tant qu'elle dure, de prendre
pour l'avenir un parti que je fusse assuré m'être uniquement
dicté par la raison. D'ailleurs, monsieur, cette persécution, bien
que plus couverte , n'a pas cessé. On s'est aperçu que les voie*
publiques étoient trop odieuses; on en emploie maintenant
d'autres qui pourront avoir un effet plus sûr sans attirer aux
persécuteurs le blâme public ; et il faut attendre cet effet avant
de prendre une résolution que la rigueur de mon sort peut rendre
superflue. Tout ce que je puis faire de plus sage dans ma situation
présente est de ne point écouter la passion , et de plier les voiles
jusqu'à ce que , exempt du trouble qui m'agite , je puisse mieux
discerner et cc^mparer les objets. Durant la tempête, je cède,
sans mot dire, aux coups de la nécessité. Si quelque jour elle se
calme, je tâcherai de reprendre le gouvernail. Au reste , je ne
vous dissimulerai pas que le parti d'aller vivre dans la patrie me
parolt très périlleux pour moi sans être utile à personne. On a
beau se dédire en public, on ne sauroit se dissimuler les outrages.
«*
â^
88 CORRESPONDANCE.
qu'on m'a faits: et je connois trop les hommes pom* ignorer que
souvent Toffensé pardonne , mais que l'offenseur ne pardonne
jamais. Ainsi , aller vivre à Genève n'est autre chose que m'aller
livrer à des malveillants puissants et habiles , qui ne manqueront
ni de moyens ni de volonté de me nuire. Le mal qu'on m*a fait
est un trop grand motif pour m'en vouloir toujours faire : le seul
bien après lequel je soupire est le repos. Peut-être ne le trouverais
je plus nulle part; mais sûrement je ne le trouverai jamais à Ge-
nève; surtout tant que le poète y régnera , et que le jongleur y
sera son premier ministre.
Quant à ce que vous me dites du bien que pourroit opérer
mon séjour dans la patrie , c'est un motif désormais trop élevé
pour moi , et que même je ne crois pas fort solide ; car , où le
ressort public est usé , les abus sont sans remède. L'état et les
moeurs ont péri chez nous ; rien ne les peut faire renaître. Je
crois qu'il nous reste quelques bons citoyens, mais leur génération
s'éteint , et celle qui suit n'en fournira plus. Et puis , monsieur,
vous me faites encore trop d'honneur en ceci. J'ai dit tout ce
que j'avois à dire, je me tais pour jamais; ou, si je suis enfin for-i
ce de reprendre la plume , ce ne sera que pour ma propre dé-
fense, et à la dernière extrémité. Au surplus, ma carrière est fi-
nie; j'ai vécu : il ne me reste qu'à mourir en paix. Si je mere^
tirois à Genève, j'y voudrois être nul, n'embrasser aucun parti,
ne me mêler de rien , rester ignoré du public s'il étoit possible,
et passer le peu de jours que peut durer encore ma pauvre ma-?
chine délabrée entre quelques amis , dont il ne tiendroit qu'à
vous d'augmenter le nombre. Voila , monsieur , mes s^timents
les plus secrets etmpn cœur à découvert devant vous. Je sou-
haite qu'en cet état il ne vous paroisse pas indigne de quelque af-
fection. Vous avez tant de droits à mon estime que je me tien-t
drois heureui;^ d'en avqir à votre amitié.
ANNÉE 4762. 89
348. — A MADAME LATOUR.
Motiera, le a6 septembre 1762.
Je suis encore prêt à me fâcher, madame , de la crainte que
vous marquez de me tourmenter par vos lettres. Croyez , Je
vous supplie y que quand vous ne m'y gronderez pas , elles ne
me tourmenteront que par le désir d'en voir Fauteui;, de lui ren-
dre mes hommages; et je vous avoue que , de cette manière ,
vous me tourmentez plus de jour en jour. Vous m'avez plu$
d'obligation que vous ne pensez de la douceur que je vous force
d'avoir avec moi, car elle vous donne à mon imagination toutes
les grâces que vous pourriez avoir à mes yeux; et moins vous
me reprochez ma négligence , plus vous me forcez à me la repro-
cher.
La femme qui me dit le tais-toi , Jean- Jacques * , n'étoit
point madame de Luxembourg, que je ne connoissois pas même
dans ce temps-là; c'est une personne que je n'ai jamais revue,
mais qui dit avoir pour moi une estime dont je me liens très ho-
noré. Vous dites que je ne suis indifférent à personne; tant
mieux : je ne puis souffrir les tièdes, et j'aime mieux être haï de
mille à outrance et aimé de même d'un seul. Quiconque ne se
passionne pas pour moi n'est pas digne de moi. Comme je ne sais
point haïr, je paie en mépris la haine des autres , et cela ne
me tourmepte point : ils sont pour moi comme n'existant pas.
A regard de mon livre , vous le jugerez comme il vous plaira;
vous savez que j'ai toujours séparé l'auteur de l'homme : on ne
peut pas aimer mes livres , et je ne trouve point cela mauvais ;
mais quiconque ne m'aime pas à cause de mes livres est un fri- ^)^
pon , jamais on ne m'ôtera cela de l'esprit.
C'est en effet M. de Gisorsdont j'ai voulu parler *; je n'ai pas
cru qu'on s'y pût tromper. Nous n'avons pas le bonheur de vi-
' Emile, liv. n.
* Emile, liv. v (des Voyages).
:§
90 CORRESPONDANCE.
vre dans un siède où le même éloge se puisse appliquer à ]^n
sieurs jeunes gens.
Je crois que vous connoissez M. du Terreaux ; il faut que je
vous dise une chose que je souhaite qu'il sache. J'avois demandé,
par une lettre qui a passé dans ses mains , un exemplaire du
mandement que M. l'archevêque de Paris a donné contre moi^
M. du Terreaux , voulant m' obliger, a prévenu celui à qui je
m*adressois , et m'a envoyé un exemplaire de ce mandement par
M. son frère , qui , avant de me le donner , a pris le soin de le
faire promener par tout Motiers; ce qui ne peut faire qu'un
fort mauvais effet dans un pays où les jugements de Paris ser-*.
vent de règle, et où il m'importe d'être bien voulu. Entre nous,
il y a bien de la différence entre les deux frères pour le mérite.
Engagez M. du Terreaux*, si jamais il m'honore de quelque en-
voi , de ne le point faire passer par les mains de son frère, et
prenez , s'il vous plaît , la même requête pour vous.
Bonjour , madame : si vous ressemblez à vos lettres , vous êtes
mon ange ; si j'étois des vôlres , je vous ferois ma prière tous les
matins.
I •/«/W%/«/«/'V».'»/%<>«XW'«/«
349. — A LA MÊME.
Motiers, le 5 octobre 1762.
J'ai reçu dans leur temps, madame, la lettre que vous m*ave2
envoyée par M. du Terreaux et l'épître qui y étoit jointe. J*ai
oublié de vous en remercier; j'ai eu grand tort ; mais enfin je ne
saurois faire que je ne l'aie pas oublié. Au reste , je ne sais point
louer les louanges qu'on me donne , ni critiquer les vers que Ton
fait pour moi; et comme je n'aime pas qu'on me fasse plus de
bien que je n'en demande, je n'aime pas non plus à remercier.
Je suis excédé de lettres , de mémoires , de vers , de louanges,
de critiques , de dissertations ; tout veut des réponses ; il me
faudroit dix mains et dix secrétaires; je n'y puis plus tenir. Ain-
si , madame , puisque , comme que je m'y prenne , vous avez l'ob-
stination d'exiger toujours une prooipte réponse , et l'art de la
ANNÉE 4762. 91
rendre toujours nécessaire , je vous demande en graoe de finir
noire commerce , comme je vous demanderois de le cultiver dans
un autre temps.
350,— A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Motiers-TraTen, le 7 octobre 176a.
TESPÈREr madame , avoir gardé , sur les obligeantes offres
de madame de La M. (La Mare), le secret que vous me recom-
mandez dans votre lettre du 10 septembre. Cependant comme je
n'ai pas un souvenir exact de ce que }'ai pu écrire , je pourrois
y avoir manqué par inadvertance, ayant d'abord cru que ce se-
eret exigé n étoit que la délicatesse d'un cœur noble qui ne veut
pomt publier ses bienfaits. U font tfe plus vous dire qu'a-
vant l'arrivée de votre pénultième lettre, j'en avois reçu une de
madame la M. de L« (la maréchale de Luxembourg) , dans la-
quelle , après m'avoir parlé de vos propositions pour l'Angleterre,
elle ajoute que vous m'enavez fait d'autres, qu'elle aimeroit bien
mieux que j'acceptasse. Or , n'ayant point encore reçu la lettre
où vous me parlez de l'offre de M. le P. de C. (le prince de Con-
ti), pouvois-je croire autre chose , sinon que l'offre de madame
de La M. ( La Mare ) étoit connue et approuvée de madame de
Luxembourg ? J^étois dans cette idée quand je lui répondis. Ce-
pendant je suis persuadé que je ne lui en parlai point; mais je ne
me souviens pas assez de ma lettre pour en être sûr.
Voici la lettre que vous m'ordonnez de vous renvoyer. Mi-
lord maréchal, qui m'honore de ses bontés, pense comme vous
sur le voyage d'Angleterre, que vous me proposez. Je ne sais
même s'il n'a pas aussi écrit à M. Hume sur mon compte. Je me
rends donc; et si, après le voyage que vous vous proposez de
fenre dans cette lie le printemps prochain, vous persistez à croire
qu'il me convienne d'y aller , j'irai, sous vos auspices, y cher-
cher la paix , que je ne puis trouver nulle part. U n'y a que mon
état qui puisse nuire à ce projet. Les hivers ici sont si rudes , et
Les approdies de celui-ci me sont déjà si contraires^ que c'est.
92 CORRESPONDANCE.
une espèce de folie d'étendre mes vues au-delà. Nous parierons
de tout cela dans le temps; mais en attendant , je ne puis tous
cacher que je suis très déterminé à ne point passer par la
France. Il faut qu'un étranger soit fou pour mettre le pied dans
un pays où l'on ne connoit d'autre justice que la force, et où
Ton ne sait pas même ce que c'est que le droit des gens.
Vous aurez su, madame , que le roi de Prusse a fait sur moa
compte une réponse très obligeante à milord Maréchal. On a
fait courir dans le public un extrait de cette lettre qui m'esl
honorable aussi , mais qui n'est pas vrai ; car milord ne l'a mon-
trée à personne, pas même à moi. U m'a dit seulement que le^
roi se feroit un plaisir de me faire bâtir un ermitage à ma fan*
taisie, et que j'en pourrois choisir moi-même remplacement. Je
vous avoue qu'une offre fti bien assortie à mon goût m'a changé
le cœur. Je ne sais point résister aux caresses , et je suis bien
heureux que jamais ministre ne m'ait voulu tenter par là. J'ai
répondu à milord que j'étois touché des bontés du roi , msàst
qu'il me seroit impossible de dormir dans une maison bâtie»
pour moi, d'une main royale; et il n'en a plus été question.
Madame , j*ai trop mal pensé et parlé du roi de Prusse pour re-
cevoir jamais ses bienfaits; mais je Taimerai toute ma vie»
n faut que je vous supplie , madame , de vouloir bien vous
faire informer de M. Duclos. Je crains qu'il ne soit malade. Il
m'a écrit avec intérêt. Je lui ai répondu. Il m'a récrit, en me
demandant qui étoient mes ennemis et quels , et d'autres détails
sur ma situation. Je l'ai satisfait pleinement dans une seconde
réponse , dans laquelle je lui ai développé toutes les menées du
poète, du jongleur , et de leurs amis. Dans la même lettre , Je
lui demande, à mon tour des nouvelles de ce qui se passe à
Paris par rapport à moi, selon l'offre qu'il m'en avoit faite lui-
même. Il y a de cela plus de six semaines , et je n'entends plus
parler de lui. M. Duclos n'est certainement ni un faux ami lû un
négligent : il faut absolument qu il soit malade. Je vous supplie
de vouloir bien me tirer de peine sur son compte. Je n'ai point
encore écrit au chevalier de Lorenzy , et j'ai grand tort , car je
ANNÉE ^762. 93
fi^ai pas cessé un motnetat de compter sur toute son amitié ,
quoique je le sache très lié avec des gens qui ne m'aiment pas ,
mais qui feignent de m' aimer avec ceux qui m'aiment , et qui ne
manqueront pas d 'avoir cette feinte avec lui.
Puisque vous daignez vous ressouvenir de mademoiselle Le
Vasseur , permettez , madame, qu'elle vous témoigne sa recon-
noissance» et qu'elle vous assure de son profond respect. Le
froid augmente ici ^e Jour en jour , et le pays est tout couvert
de neige.
Si vous aviez la bonté, madame, de m'écrire directement,
vos lettres me parviendroient beaucoup plus tôt; car il faut
qn*elles passent ici pour aller à Neuchâtel.
351 . — A M. MOULTOU.
Moticrs-Travers , le 8 octobre 176a.
J'ai eu le plaisir , cher Moùltou , d'avoir ici durant huit jours
l'ami Roustan et ses deux amis ; et tout ce qu'ils m'ont dit de
votre amitié pour moi m'a plus touché que surpris. Us ne m'ont
pas beaucoup parlé des jongleurs, et tatit mieux: c'est grand
dommage de perdre , à parler des malveillants , un temps con-
sacré, à l'amitié. Roustan m'a dit que vous n'aviez pas encore
pu travailler beaucoup à votre ouvrage , mais que vous pro-
fiteriez du loisir de la campagne pour vous y mettre tout de
bon. Ne vous pressez point, cher ami; travaillez à loisir»
mais réfléchissez beaucoup; car vous avez fait une entreprise
aussi difficile que grande et honorable. Je , persiste k croire
qu'en l'exécutant comme je pense, et comme vous le pouvez
faire , vous êtes un homme immortalisé et perdu. Pensez-y bien,
vous y êtes à temps encore. Mais si vous persévérez dans votre
projet , gardez mieux votre secret que vous n'avez fait. Il n'est
plus temps de cacher absolument ce qui a transpiré , mais par-
lez-en avec négligence comme d'une entreprise de longue haleine
et qui n'est pas prête à mettre à fin , ni près de là , et cependant
allez votre train. Tout cela se peut faire sans altérer la vérité ;
94 CORRESPONDANCE.
et il n*esi pas toujours défendu de la taire quand c'est pour la
mieux honorer^
M. Yernet m'a enfin répondu , et je suis tombé des nues à la
lecture de sa lettre. U ne me demande qu'une rétractation au-
thentique , aussi publique , prétend-il , que Ta été la doctrine
qu'il veut que je rétracte. Nous sommes loin de compte assuré-
ment. Mon Dieu! que les ministres se conduisent étourdiment
dans cette affaire ! Le décret du parlement de Paris leur a îsàt à
tons tourner la tête. Ms avoient si beau jeu pour pousser WfBh
jours les prêtres en avant et se tirer de côté ! mais ils veulent
absolument faire cause tx)mmune avec eux. Qu'ils fassent donc ,
ils me mettront fort à mon aise : Tros Rutulust^ejuat ^ faurai
moins à discerner où portent mes coups ; et je vous réponds que
tout rognes qu'ils sont , je suis fort trompé s'ils ne les sentent.
Quand on veut s'ériger en juge du christianisme il faut le con-
noitre mieux que ne font ces messieurs; et je suis étonné qu'on ne
se soit pas encore avisé de leur apprendre que leur tribunal n'est
pas si suprême qu'un chrétien n'en puisse appeler. Il me semble
que je vois J. J. Rousseau élevant une statue à son pasteur
MontmoUin sur la tête des autres ministres , et le vertueux
Moultou couronnant cette statue de ses propres lauriers. Tou-
tefois je n'ai point encore pris la plume; je veux même voir na
peu mieux la suite de tout ceci avant de la prendre. Peut-être
l'effet de cet écrit m'en dispensera-t-il. Si la chaleur que l'indi-
gnation commence à me rendre s'exhale sur le papier, je ne lais-
serai du moins rien paroître avant que d'en conférer avec vous.
J'avois encore je ne sais combien de choses à vous dire ; mais
voilà mes chefs hôtes prêts à partir : ils ont une longue traite à
isive , ils vont à pied, il ne faut pas les retenir. Adieu, je vous
^embrasse tendrement.
ANNÉE 1763. 95
352. — AU MÊME.
Motif^rs-Traver^, le ai octobre 176a.
J'ai eu l'ami Detuc, comme vous me l'aviez annonoé. Il m'e^
arrivé malade; jei'ai soigtié de mon mieux, et il est reparti
bien rétabli. C'est un excellent ami, un homme plein de sens, de
droiture et de vertu ; c'est le plus bonnéte et le (Jus ennuyeux
des hommes. J'ai de l'amitié, de l'estime, et même du respect
pour lui, mais je redouterai toujours de. le voir* Cependant je ne
l'ai pas trouvé tout-à*fait si assommant qu'à Genève : en revaii-^
che il m'a laissé ses deux livres' ; j'ai même eu la foiblesse de
promettre de les lire, et, de plu», j'ai commencé. Bon Dieu!
quelle tâche ! moi qui ne dors point , j'ai de l'opium atl moins
pour deux ans. Il voudroit bien me Rapprocher de vos messieurs,
et moi aussi je le voudfois de tout mon cœur : maiâ je vois eM-
rement que ces gens-là, mal intentionnés comme ils sont, vou-
dront me remettre sous la férule, et s'ils n'ont pas tout-à-fait le
front de demander des rétractations , de peur que je ne les en-
voie promener , ils voudrotit des éclaircissements qui cassent les
vitres, et qu'assurément je ne donnerai qu'autant que je le pour-
rai dans mes principes; car très certaineti^^t iis^ ne me f^ônt
point dire ce que je ne pense pas. D'ailleurs n'esi-il pas plai^nt
que ce soit a moi de faire les frais de 1^ réparatic^n des affronts
que J'ai reçus? On eou)n>eDce par brûler te livre, et Ton detiiândé
des éclaircissements après. En un mot , ces messieurs cfue je
croyois raisonnables, sont cafards comme les autres, et,
comme eux, soutiennent par la force une doctrinre qu'ils nt
croient pas. Je prévois que tôt ou tard il fandraf ipompre : éè
n'est pas la peine de renouer; Quand je vous verrai, nous, causer
rons à fond de tout cela.
* François Deluc, mort en 1780, est père des deiui célèbres géologues de ce
nom. Les deux seuls ouvrages qu'on counoisse de lui sout : Lettre contre la
Fable des abeilles, in-1 2, et Observatiom sur les écrits de quelques sauants
i>icre<rftt/M. Genève, 1762 ; in-8'.
% CORR^PONDANCE.
Vous avez très bien vu Tétat de la question sur le dernier'
chapitre du Contrat social, et la critique de Roustan porte à
faux à cet égard ; mais comme cela n*empéche pas d'ailleurs que
son ouvrage ne soit bon , je n'ai pas dû l'engager à jeter au feu
un écrit dans lequel il me réfute; et c'est pourtant ce <)u'il auroit
dû faire si je lui avois fait voir combien il s'est trompé. Je trouve
dans cet écrit un zèle pour la liberté qui me le fait aimer. Si les
coups portés aux tyrans doivent passer par ma poitrine , qu'on
la parce sans scrupule , je la livrerai volontiers.
Mettez-moi, je vous {M*iey aux pieds de Taimable dame qui
daigne s'intéresser pour moi. Pour les lacets, l'usage en est
consacré , et je n en suis plus le maître. Il faut , pour est obtenir
un y qu'elle ait la bonté de redevenir fille > de se remarier de
nouveau , et de s'engager à nourrir de son lait son premi^ en-
fant. Pour vous, vous avez des filles : je déposerai dans vos naaîns
ceux qui leur sont destinés. Adieu, cher ami.
355. — A M. DE MALESHERBES.
Motiers-Travers, le 26 octobre 1769.
PfiRME'tTËZ, monsieur, qu un homme tant de fois honoré de
vos grâces , mais qui ne vous en demanda jamais que de justes et
d'honnêtes , vous en demande encore une aujourd'hui. L'hiver
dernier, je vous écrivis quatre lettres consécutives sur mon ca-
ractère et l'histoire de mon ame, dont j'espérois que le caliïie ne
finiroit plus ; je souhaiterois extrêmement d'avoir une copie de
ces quatre lettres , et je crois que le sentiment qui les a dictées
mérite cette complaisance de votre part. Je prends donc la liberté
de vous demander cette copie ; ou si vous aimez mieux m'envoyer
les originaux , je ne prendrai que le temps de les transcrire, et
vous les renverrai , si vous le desirez , dans peu de jours. Je serai,
monsieur, d'autant plus sensible à cette grâce , qu'elle m'ap-
prendra que mes malheurs n'ont point altéré votre estime et vos
bontés pour moi , et que vous ne jugez point les hommes sur
leur destinée.
ANNÉE i762. 97
Recevez, monsieur, les assurances de mon profond respect.
Mon adresse est à Motiers-Travers , comté de Neuchâtel , par
Pontarlier; et les lettres qui ne sont pas contresignées doivent
être affranchies jusqu'à Pontarlier.
354. — A M. MOUCHON,
MINISTRE DU SAINT ÉVANGILB, ▲ GENEVE.
A Mo tiers, le ag octobre 176a.
Bien obligé, très cher cousin, de votre bonne visite, de votre
bon envoi, de votre bonne lettre, et surtout de votre bonne
amitié , qui donne du prix à tout le reste. Je vous assure que si
vous avez emporté d'id quelque souvenir agréable , vous y avez
laissé bien des consolations. Vous me faites bénir les malheurs
qui m'ont attiré de tels amis. Et quel cas ne doi&je pas faire d'un
attachement formé par répreuve qui en brise tant d'autres?
Vous me devez maintenant tous les sentiments que vous m'avez
inspirés , et vous ne pourrez , sans ingratitude , oublier de votre
vie que les deux larmes que vous avez versées à notre premier
abord sont tombées dans mon cœur.
C'est un petit mal que la qualité de citoyen ne soit pas énon-
cée dans le baptistaire ; j'ai toujours été plus jaloux des devoirs
que des droits de ce titre honorable. Je me suis toujours fait un
devoir de peu exiger des hommes : en échange du bien que j'ai
tâché de leur faire , je ne leur ai demandé que de ne me point
faire de mal. Vous voyez comment je l'ai obtenu. Mais n'im-
porte , ils auront beau faire , je serai libre partout , malgré eux.
Si je vous ai tenu quelques mauvais propos, au sujet de l'atlas^
ce dont je ne me souviens point, j'ai eu tort , et je vous prie de
l'oublier. H est bon qu'une amitié aussi généreuse que la vôtre
commence par avoir quelque chose à pardonner. Je n'approuve
pas , de mon côté , que vous en ayez payé le port. Je vous prie
d'en ajouter le déboursé à celui du baptistaire et au prix de
l*atlas, qu'un ami sera chargé de vous rembourser.
CORRESPONDANCE. T. II. 7
98 CORRESPONDANCE.
Mille choses , je vous supplie , à Thonnéte anonyme * doni je
vous ai montré la lettre ; vous savez combien elle m'a touché;
vous n'avez là-dessus à lui dire que ce que vous avez vu voi»-
méme.
Adieu , cher cousin , je vous embrasse et vous sdme de tout
mon cœur.
Je dois une lettre ' au bon et aimable Beauchâteau, mais je ne
sais comment lui écrire, n'ayant pas son adresse '.
355.— A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Le 3o octobre 176a.
En m'annonçant, madame, dans votre lettre du aa septembre
(cest, je crois, le 22 octobre), un changement avantageux dans
mon sort, vous m'avez d'abord fait croire que les hommes qui
me persécutent s'étoient lassés de leurs méchancetés, que le par-
lement de Paris avoit levé son inique décret , que le magistrat de
Genève avoit reconnu son tort, et que le public me rendoit enfin
justice. Mais loin de là , je vois , par votre lettre même , qu'on
m'intente encore de nouvelles accusations : le changement de sort
que vous m'annoncez se réduit à des offres de subsistances dont
je n'ai pas besoin quant à présent ; et comme j'ai toujours compté
pour rien, même en santé , un avenir aussi incertain que la vie
humaine, c'est pour moi, je vous jure, la chose la plus indiffé-
rente que d'avoir à dîner dans trois ans d*ici.
Il s'en fout beaucoup , cependant , que je sois insensible aux
bontés du roi de Prusse ; au contraire , elles augmentent un sen-
* Cet anonyme étoit M. Philippe Robin, citoyen distingué par son mérite
et ses talents. (Note de M. Mouchon.)
* Cette lettre f que Rousseau écrivit le 25 avril 1 763 , se trouve dans sa
Correspondaftce,
' Cette lettre de J. J. Rousseau fut écrite à la suite d'un voyage que firent,
en octobre 4 762, à Motiers -Travers, trois jeunes Genevois, pour y visiter leur
célèbre compatriote, après s^étre assurés de sa disposition à les recevoir. Ces
Genevois étoient MM. les ministres Mouchon et Roustan, et M. Reauchâteau^
faorloger. (Note de M. Musset-Pathay.)
'^y
ANNÉE 1762. 99
tlment très doux, savoir, rattachement que j'ai conçu pour ce
grand prince. Quant à T usage que j'en dois faire , rien ne presse
pour me résoudre , et j'ai du temps pour y penser.
A l'égard des offres de M. Stanlay, comme elles sont toutes
pour votre compte , madame , c est à vous de lui en avoir obli-
gatiopr^ Je n'ai point oui parler de la lettre qu'il vous a dit m'a-
wiri écrite. '
S^~^ Je viens maintenant au dernier article de votre lettre, auquel
j'ai peine à comprendre quelque chose , et qui me surprend à tel
point , surtout après les entretiens que nous avons eus sur cette
matière, et que j'ai regardé plus d'une fois à l'écriture pour voir
sî elle étoit bien de votre main. Je ne sais ce que vous devez dés-
approuver dans la lettre que j'ai écrite à mon pasteur dans une
occasion nécessaire. A vous entendre avec votre ange , on diroit
qu'il s'agissoit d'embrasser une religion nouvelle , tandis qu'il ne
s'agissoit que de rester comme auparavant dans la communion
de mes pères et de mon pays , dont on cherchoit à m'exclure ; il
aefalloit point pour cela d'autre ange que le vicaire savoyard. S'il
eonsacroit en simplicité de conscience dans un culte plein de mys-
tères inconcevables , je ne vois pas pourquoi J. J. Rousseau ne
Gommunieroit pas de même dans un culte où rien ne choque la
raison ; et je vois encore moins pourquoi , après avoir jusqu'ici
professé ma religion chez les catholiques, sans que personne
m'en fit un crime, on s'avise tout d'un coup de m'en faire un
fort étrange de ce que je ne la quitte pas en pays protestant.
M2ÛS pourquoi cet appareil d'écrire une lettre? Ah ! pourquoi?
Le voici. M. de Voltaire me voyant opprimé par le parlement
de Paris , avec la générosité naturelle à lui et à son parti , sai-
sit ce moment de nie faire opprimer de même à Genève , et
d'opposer une barrière insurmontable à mon retour dans ma
patrie. Un des plus sûrs moyens qu'il employa pour cela fut de
me faire regarder comme déserteur de ma religion : car là-dessus
nos lois sont formelles , et tout citoyen ou bourgeois qui ne pro-
fesse pas la religion qu'elles autorisent perd par là même son
droit de cité. U travailla donc de toutes ses forces à soulever les
400 CORRESPONDANCE.
ministres; il ne rénssit pas avec ceux de Genève , qui le connois-
sent; mais il ameuta tellement ceux du pays de Yaud, que,
malgré la protection et l'amitié de M. le bailly d'Yverdun et de
plusieurs magistrats , il fallut sortir du canton de Berne. On
tenta de faire la même chose en ce pays; le magistrat monîdpal
de Neuchâtel défendit mon livre ; la classe des ministres le dé-
féra; le conseil d'état alloit le défendre dans tout l'état , et peut-
être procéder contre ma personne ; mais les ordres de milord
Maréchal et la protection déclarée du roi l'arrêtèrent tout court ;
il fallut me laisser tranquille. Cependant le temps de la conunu-
nion approchoit, et cette époque alloit décider si j'étois séparé
de l'Eglise protestante ou si je ne l'étois pas. Dans cette circon-
stance, ne voulant pas m'exposer à un affront public, ni non
phis constater tacitement , en ne me présentant pas , la déser-
tion qu'on me reprochoit , je pris le parti d'écrire à M. de Mont-
mollin , pasteur de la paroisse , une lettre qu'il a fait courir, mais
dont les voltairiens ont pris soin -de falsifier beaucoup de copies,
J'étois bien éloigné d'attendre de cette-lettre l'effet qu'elle pro-
duisit : je la regardois comme une protestation nécessaire , et
qui auroit son usage en temps et lieu. Quelle fut ma surprise et
ma joie de voir dès le lendemain chez moi M. de MontmoUin me
déclarer que non seulement il approuvoit que j'approchasse de
la sainte table , mais qu'il m'en prioit , et qu'il m'en prioit de
l'aveu unanime de tout le consistoire , pour l'édification de sa pa-
roisse , dont j'avois l'approbation et l'estime. Nous eûmes ensuite
quelques conférences , dans lesquelles je lui développai franche-
ment mes sentiments tels à-peu-près qu'ils sont exposés dans la
Profession de foi du vicaire , appuyant avec vérité sur mon atta-
chement constant à l'Ëvangile et au christianisme, et ne lui dé-
guisant pas non plus mes difficultés et mes doutes. Lui , de son
côté, connoissant assez mes sentiments par mes livres, évita pru-
demment les points de doctrine qui auroient pu m'arréter ou le
compromettre; il ne prononça pas même le mot de rétractation,
n'insista sur aucune explication , et nous nous séparâmes con-
tents Tun de l'autre. Depuis lors j'ai la consolation d'être re-
ANNÉE 4762. iOi
connu membre de son Ëglise. Il faut être opprimé , malade , et
croire en Dieu , pour sentir combien il est doux de vivre parmi
ses frères.
M. de MontmoIUn , ayant à justifier sa conduite devant ses
confrères , fit courir ma lettre. Elle a fait à Genève un effet qui
a mis les voltairiens au désespoir , et qui a redoublé leur rage.
Des foules de Genevois sont accourus à Métiers , m'embrassant
avec des larmes de joie , et appelant hautement M. de Mont-
mollin leur bienfaiteur et leur père. Il est même sûr que cette
affaire auroit des suites , pour peu que je fusse d'humeur à^q^'y^
prêter. Cependant il est vrai que bien des ministres sont ipécon^
tents. Voilà y pour ainsi dire, la Profession de foi du vicaire
approuvée en tous ses points par un de leurs confrères ; ils ne
peuvent digérer cela. Les uns murmurent, les autres menacent
d'écrire; d'autres écrivent qu effet; tous veulent absolument des
rétractations et des explications qu'il3 n'auront jap^iSn. Que dQiâ^e
faire à présent , madame , à votre avis? Irai-je laisser mon digne
pasteur dans les lacs où il s'est mis pour l'amour de moi ? l'abau-
donnerai-je à la censure de ses confrères? autoriserai-je cette
censure par. ma condivite et par mes écrits? et, démentant la
démacche qij^e j'ai faite , lui laisserai-je toute la honte et tout le
cepentir de s'y être prêté? Non, non, madame; on me traitera
d'hypocrite tant qu'on voudra , mais je ne serai ni un perfide ni
un lâche. Je ne renoncerai point à la religion de mes pères , à
cette religion si raisonnable , si pure , si conforme à la simpli*
cité de l'Évangile , où Je suis rentré de bonne foi depuis nombre
d'années , et que j'ai depuis toujours hautement professée. Je
n'y renoncerai point au moment où elle fait toute la consolation
de ma vie , et où il importe à l'honnête homme qui m'y a m^n-
tenu <pie j'y demeure sincèrement attaché. Je n'en conserverai
pas non plus les liens extérieurs^ tout cbers qu'ils me sont , aux^
dépens de la vérité ou de ce que je prends pour elle ; et l'on
pourroit m' excommunier et me décréter bien des fois avant de
me faire dire ce que je nç pçnsepas. Du reste, je me consolerai
d'une imputation d'hypocrisie ss^ns vraisemblanceet sans preuves.
f02 CORRESPONDANCE.
Un anteur qot'on bannît, qu'on décrète, qu'on brMe, pour avoir
dit hardiment ses sentiments, pour s'être nommé , pour ne vou-
loir pas se dédire ; un citoyen diérissant sa patrie , qui aime
mieux ren<Hicer à son pays qu*à sa franchise» et s'expatrier que
se démentir, est un hypocrite d'une espèce assez nouvelle. Je
ne oonnœs, dans ctt état , qu'un moyen de prouver qu'on n'est
pas un hypocrite ; mais cet expédient auquel mes ennemis veu-
lent me réduire ne me conviendra jamais, quoi qu'il arrive ; c'est
d'être un impie ouvertement. De grâce explique&moî donc»
madame., ce que vous vouiez dire avec votre ange, et ce que vous
trouvez k reprendre à tout cela.
Tous ajouter, madame, qu'il falloit que j'attendisse d'autres
circonstances pour professer ma religion ; vous avez voulu dire
pour continuer de la professer. Je n'ai peut-être que trop attendu
par une fierté dont je ne saurois me défaire. Je n'm fait aucune
démarche tant que les ministres m'ont persécuté ; mais quand
ttiie fois j'ai été sous la protection du roi , et qu'ils n'ont plus pu
irferiwi faire, alors j'ai fait mon devoir; on ce que j'ai cru Têtre.
J'attends que vous m'appreniez en quoi je me suis trompé.
Je vous envoie l'extrait d'un dialogue de M. de Voltaire avec
un ouvrier de ce pays-ci qui est à son service. J'ai écrit ce dia-
logue de mém(^re» d'après le récit de M. de Montmdlin , qui ne
me Ta rapporté lui-même que sur le récit de l'ouvrier, il y a plus
de dçux mois : ainsi , le tout peut n'être pas absolument exact»
mais les traits principaux sont fidèles , car ils ont frappé M. de
MontmoHin ; il les a retenus, et vous croyez bien que je ne les
ai pas oubliés. Vous y verrez que M. de Voltaire n'avoit pas at-
tendu la démarche dont vous vous plaignez pour me taxer d'hy-
pocrisie.
Cont^ersation de M. de f^oltaire airec un de ses oup^riers
du comté de Neuchâtel,
M. DE VOLTAIRE.
Est-il vrai que vous êtes du comté de Neuchâtel?
ANNÉE 4762- 403
l'ouvrier .
Oui, monsieur»
M. DE VOLTAIRE.
Êtes- VOUS de Neucfaàtd même?
l'ouvrier.
Non , monsieur ; je suis du village de Bulte , dans la vallée de
Travers.
M. DE voltaire.
Butte ! cela est-il loin de Métiers?
l'ouvrier.
A une petite lieue.
M. de voltaire.
Vous avez dans votre pays un certain personnage de celui-ci
quia bien fait des siennes.
l'ouvrier.
Qui donc, monsieur?
M. de voltaire.
Un certain Jean-Jacques Rousseau. Le connoissez-vous?
l'ouvrier.
Oui, monsieur; je l'ai vu un jour à Butte, dans le carrosse
de M. de Montmollin , qui se promenoit avec lui.
M. de voltaire.
Comment! ce pied-pbjt va en carrosse! le voilà donc bien
fier!
l'ouvrier.
Oh! monsieur, il se promène aussi à pied. U court comme
UD chat maigre , et grimpe sur toutes nos montagnes.
M. DE VOLTAIRE.
H pourroit bien grimper qudque jour sur une échelle. Il eût
été pendu à Paris s'il ne se fut sauvé ; et il le sera ici s'il y vient.
l'ouvrier.
Pendu , monsieur ! Il a l'air d'un si bon homme ! eh ! mou
Dieu ! qu'a-t-il donc fait ?
M. DE VOLTAIRE.
Il a fait des livres abominables. C'est un impie, un athée.
^04 CORRESPONDANCE.
l'ouvrier.
Vous me surprenez. Il va tous les dimanches à Tég^ise.
M. DE YOLTAIRS.
Ah ! l'hypocrite! Et que dit-on de kii dans le pays? Y
quelqu'un qui veuille le voir?
L*0UVRIER.
Tout le monde , monsieur ; tout le monde l'aime. Il esi re-
dierché partout ; et on dit que milord lui feit aussi bien des
caresses.
M. DE VOLTAIRE.
Cest que milord ne le connott pas, ni vous non phis. Atten-
dez seulement deux ou trois mois, et vous connottrez l'homme.
Les gens de Montmorency, où il demeuroit , ont fait des feux
de joie quand il s'est sauvé pour n'être pas pendu. C'est un
honune sans foi, sans honneur, sans religion.
l'ouvrier.
Sans religion , monsieur ! mais on dit que vous n'en avez pa&
beaucoup vous-même.
M. DE VOLTAIRE.
Qui? moi , grand Dieu ! et qui est-ce qui dit cela ?
l'ouvrier.
Tout le monde , monsieur.
M. DE VOLTAIRE.
Ah! queOe horrible calomnie ! Moi qui ai étudié chez les jé-
suites y moi qui ai parlé de Dieu mieux que tous les théologiens !
l'ouvrier.
Mais , monsieur, on dit que vous avez fait bien des mauvais
livres.
M. DE VOLTAIRE.
On ment. Qu'on m'en montre un seul qui p<Mrte mon nom.»
comme ceux de ce croquant portent le sien , etc.
<
ANNÉE 4762. 405
556. — AU RQI DE PRUSSE
Pu 3o octobre 1762.
Sire y
Vous êtes mon protecteur et mon bienfaitear; et je porte un
cœur fait pour la reconnoissance : je viens m'acquitter avec
vous, si|e puis.
Vous voulez me donner du pain ; n'y a-t-il aucun de vos su-
jets qui en manque? Otez de devant mes yeux cette épée qui
m'éblouit et me blesse ; elle n'a que trop foit son devoir, et le
sceptre est abandonné. La carrière est grande pour les rois de
votre étofFe , et vous êtes encore loin du terme : cependant le
temps presse, et il ne vous reste pas un moment à perdre pour
aller au bout.
Puissé-je voir Frédéric le juste et le redouté couvrir ses états
d'un peuple nombreux dont il soit le père î et J. J. Rousseau»
Fennemi des rois , ira mourir au pied de son trône' ^
357. —A MILORD MARÉCHAL.
Ezr LU( KinroTAirr la lettre pRicÉDKxrrE.
A Motiers, le icr novembre 1762.
Je sens bien , milord , le prix de votre lettre à madame de
Boufflers; mais elle ne m'apprend rien de nouveau, et vos swns
généreux ne peuvent désormais pas plus me surprendre qu'a-
jouter à mes sentiments. Je crois n'avoir pas besoin de vous
dire combien je suis touché des bontés du roi : mais, pour vous
faire mieux sentir l'effet de vos bontés et des siennes , je dois
vous avouer que je ne l'aimois point auparavant , ou plutôt on
' Voilà le texte de cette lettre, tel qu'il existe dans Tédition de Genève (1 782
troisième volume du supplément). Après ces mots : peu un moment à perdre
pour aller au bout, on trouve cette note des éditeurs :
«< Dans le brouillard de cette lettre il y avoit , au lieu de cette phrase : Son-
« dez bien votre cœur, 6 Frédéric î vous convi&it-il de mourir sans atH>ir été
«• le plus grand des hommes ? Et à la fin de la lettre, cette autre phrase : Voili^
406 CORRESPON DANCE.
m'avoit trompé ; j^en luussois uo autre sens soo nom. Tons
m'avez fait un coeur tout nouvean , mais un cœur à Tépreuve,
qui ne diangera pas plus pour lui que pour vous.
J'ai de quoi vivre deux ou trois ans» et jamais je n'ai poussé
si loin la prévoyance : mais fussé-je prêt à mourir de fimn , j'aî-
merois mieux» dans i'élat actuel de ce bon prince» et ne lui étant
bon à rien, aller brouter Therbe et ronger des racines que d'ac-
cepter de lui un morceau de pain. Que ne puis^ bien plutdt» è
l'insu de lui-même et de tout le monde, aller jeter la pite dans
UB trésor qui lui est nécessaire» et dont il sait si bien user ! je
n'anrois rien foit de ma vie avec plus de [daisir. LafasoK-kii
faire une paix glorieuse» rétablir ses finances» et revivifier ses
états épuisés ; alors , si je vis encore et qu'il conserve pour moi
les mêmes bontés > vous verrez si je crains ses bienfiiits.
« sire, ee que fav<Hs à vous dire; il est donné à peu de r^h de ^entendre,
« et il n'est donné à aucun de l'entendre deux fois. »
Dh Peyrou» dans un Kecoeil publié en 4790, présente un texte qui diffère en
plusieurs points de celui de l'édition de Genève. En voici les variantes :
Texte de l'éditton de 4 790. Texte de l'édition de Genêts.
... Je veux m'acquitter... ... Je viens m'acquit ter. ^
... Celte épée... elle n'a que trop bien ... Cette épée... elle n'a que trop feit
lait son service» et... son devoir» et...
La carrière des rois de votre étoffe La carrière est grande pour les rois
est grande» et... de votre étoffe» et...
... Pas un moment à perdï'e pour y ... Pas un moment à perdre pour
arriver. Sondez bien votre ccrur, 6 Fré- aller au bout,
dérie! Pourrez -vous vous résoudre à
mourir sans avoir été le plus grand des
hommes ?
Puisse -je voir... couvrir enfin ses Puissé-je voir... couvrir ses étals, etc.
états, etc.
Que votre majesté» sire, daigne
agréer mon profond respect.
JVote de du Pej-rou. « Je donne ici cette lettre telle qu'elle se trouve dans
•• un brouillon de l'auteur» par lui corrigé et resté entre mes mainsw Mais il faut
« aussi la donner telle qu'elle a paru dans l'édition de Genève » d'après un autre
« brouillon, lequel, passé de mes mains en 'celtes de M. Moultou, n'y est plus
<« rentré. La voici donc. » Puis il présente le texte tel que nous l'avons imprimé ^
ci-dessus.
\
ANNÉE 1762. 407
Voici, mitord, une lettre que je vous prie cte lui «ivoyer.
Je sais quelle est sa confiance en vous, et j*espère que vous ne
doutez pas de la mienne; mais ce qui est convenable marche
avant tout : la lettre ne doit être vue que du roi seul, à mcMns
qu'il ne le permette.
J'envoie à votre excellence un paquet dont je la supplie d'a-
gréer le contenu ; ce sont des fruits de mon jardin. Ils ne sont
pas si doux que les vôtres : aussi n'ont-ils été arrosés que de
larmes.
Milord, il n'y a pas de jours que mon cœur ne s'épanouisse
en songeant à notre château en Espagne. Ah! que ne pent^l
foire le quatrième avec nous , ce digne homme que le ciel a con-
damné à payer si cher la gloire, et à ne connoltre jamais le bon-
heur de la vie ! Recevez tout mon respect.
35S. — A M. DE MÂLESHERBES.
Motiers, ii novembre 1762.
Je serois, monsieur, bien mortifié que vous me privassiez da
plaisir dont vous m'aviez flatté de m' occuper d'un soin qui pût
vous être agréable, et de préparer des plantes pour compléter
vos herbiers. Ne pouvant subsister sans l'aide démon travail,
je n'ai jamais pensé, malgré le plaisir que cdui-Ià pouvoit me
faire, à vous offrir gratuitement l'emploi de mon temps. Je
TOUS avoue même que j'aurois fort désiré d'entremêler le travail
sédentaire et ennuyeux de ma copie d*nne occupation pins de
mon goût, et meilleure à ma santé, en travaillant à des herbiers
pour tant de cabinets d'histoire naturelle qu'on fait à Paris , €i
où , selon moi , ce troisième règne, qu'on y compte pour rien ,
n'est pas moins nécessaire que les autres. Plusieurs h^biers à
faire à-Ia-fois m'auroient été plus lucratifs, et m'auroient mieux
dédommagé des menus frais qu'exigent quelquefois des courses
éloignées et l'entrée des jardins curieux. Mais les François, en
général , ont de si fausses idées de la botanique, et si peu de goût
pour Tctudé de la nature , qu'il ne faut pas espérer que cette
iOS ' CORRESPONDANCE.
charmaiite partie leur donne jamais la tentation de faire des col'-
lections en ce genre : ainsi je renonce à cette ressource. Pour
vous, monsieur, qui joignez aux connoissances de tous les genres
la passion de les augmenter sans cesse , ne m'ôtez point le plaisir
de contribuer à vos amusements. Envoyez-moi ia note de ce que
vous desirez; j'en rassemblerai tout ce qui me sera possible,
et je recevrai sans aucune difficulté le paiement de ce que
je vous aurai fourni. A l'égard du petit échantillon que je vous
ai envoyé, c'est tout autre chose ; c'étoient des plantes qui vous
appartenoient . Ce que j'ai substitué à celles qui se sont gâtées n'a
point été ramassé pour vous ; je n'ai eu d'autre peine que de le
tirer de ce que j'avois rassemblé pour moi-même; et comme je
n'ai point offert d'entrer dans la dépense que vous a coûté l'her-
borisation que j'ai faite à votre suite, il me semble, monsieur»
que vous ne devez pas non plus m' offrir le paiement de ce que
. nous avons ramassé ensemble, ni du petit arrangement que je me
suis amusé à y mettre pour vous l'envoyer.
Malgré le bien que vous m'avez dit de votre santé actuelle ,
on m'assure qu'elle n'est pas encore parfaitement rétablie ; et
malheureusement la saison où nous entrons n'est pas favorable
à l'exercice pédestre , que je crois aussi bon pour vous que pour
moi. L'hiver a aussi, comme vous savez, monsieur, ses herbo-
risations qui lui sont propres; savoir, les mousses et les lichens.
Il doit y avoir dans vos parcs des choses curieuses en ce genre,
et je vous exhorte fort, quand le temps vous le permettra, d'aller
examiner cette partie sur les lieux et dans la saison.
Vos résolutions , monsieur , étant telles que vous me les mar-
quez, je ne suis assurément pas homme à les désapprouver; c'est
s'être procuré bien honorablement des loisirs bien agréables.
Remplir de grands devoirs dans de grandes places, c'est la tâche
des hommes de votre état et doués de vos talents; mais , quand,
après avoir offert à son pays le tribut de son zèle, on le voit inu-
tile, il est bien permis alors de vivre pour soi-même , et de se
contenter d'être heureux.
ANNÉE 1762. -109
359. — A MILORD MARÉCHAL.
IfoTembre 176a.
Non , milord , je ne suis ni en santé ni content ; mais quand je
reçois de vous quelque marque de bonté et de souvenir, je m'at-
tendris, j'oublie mes peines : au surplus, j'ai le cœur abattu, et
je tire bien moins de courage de ma philosophie que de votre
vin d'Espagne.
Madame la comtesse de Boufflers demeure rue Notre-Dame-
de-Nazareth , proche le Temple; mais je ne comprends pas com-
ment vous n'avez pas son adresse , puisqu'elle me marque que
vous lui avez encore écrit pour l'engager à me faire accepter les
offres du roi. De grâce , milord, ne vous servez plus de média-
teur avec moi , et daignez être bien persuadé , je vous supplie ,
que ce que vous n'obtiendrez pas directement ne sera obtenu par
nul autre. Madame de Boufflers semble oublier ^ dans c^tte oc-
casion , le respect qu on doit aux malheureux. Je lui réponds
plus durement que je ne devrois , peut-être ; et je crains que
cette affaire ne me brouille avec elle, si même cela n'est déjà fait.
Je ne sais, milord, si vous songez encore à notre château en
Espagne, mais je sens que cette idée, si elle ne s'exécute pas,
fera le malheur de ma vie. Tout me déplaît , tout me gêne , tout
m'importune : je n'ai plus de confiance et de liberté qu'avec
vous, et séparé par d'insurmontables obstacles du peu d'amis
qui me restent , je ne puis vivre en paix que loin de tout autre
société. C'est, j'espère, un avantage que j'aurai dans votre terre,
n'étant connu là-bas de personne, et ne sachant pas la langue du
pays. Mais je crains que le désir d'y venir vous-même n'ait été
plutôt une fantaisie qu'un vrai projet ; et je suis mortifié aussi
que vous n'ayez aucune réponse de M. Hume. Quoi qu'il en
soit , si je ne puis vivre avec vous , je veux vivre seul. Mais il y
a bien loin d'ici en Ecosse, et je suis bien peu en état d'entre-
prendre un si long trajet. Pour Colombier, il n'y faut pas pen-
ser ; j'aimerois autant habiter une ville : c'est assez d'y faire de
440 CORRESPONDANCE.
temps en temps des voyages lorsque je saurai ne vous pas im-
portuner.
J'attends pourtant avec impatience le retour de la belle sai-
son pour vous y aller voir, et décider avec vous quel parti Je dois
prendre, si j'ai encore longtemps à traîner mes chagrins et mes
maux : car cela commence à devenir long, et n'ayant rien jH*évtt
de ce qui m*arrive, j'ai peine à savoir comment je dois m'en ti-
rer. J'ai demandé à M. de Malesherbes la copie de quatre lettres
que je lui écrivis l'hiver dernier, croyant avoir peu de temps en-
core à vivre , et n'imaginant pas que j'aurois tant à souffrir. Ces
lettres contiennent la peinture exacte de mon caractère» et la
clef de toute ma conduite, autant que j'ai pu lire dans mon pro-
pre cœur. L'intérêt que vous daignez prendre à moi me fait
croire que vous ne serez pas fâché de les lire, et je les prendrai
en allant à Colombier.
On m'écrit de Pétersbourg que l'impératrice fait proposer à
M. d'AIembert d'aller élever son fils. J'ai répondu là-dessus
que M. d'AIembert avoit de la philosophie, du savoir et beaucoup
d'esprit , mais que s'il élevoit ce petit garçon , il n'en feroit ni un
conquérant, ni un sage , qu'il en feroit un arlequin.
Je vous demande pardon, milord, de mon ton familier, je
n'en saurois prendre un autre quand mon cœur s'épanche, et
quand un homme a de l'étoffe en lui-même , je ne regarde plus
à ses habits. Je n'adopte nulle formule, n'y voyant aucun terme
fixe pour s'arrêter sans être faux; j'en pourrois cependant
adopter une auprès de vous, milord, sans courir ce risque; ce
seroit celle du bon Ibrahim' .
360. -^ A M. MOULTOU.
i3 novembre 1767.
Vous ne saurez jamais ce que votre silence m'a fait souffrir :
mais votre lettre m'a rendu la vie , et l'assurance que vous me
' Ibrahim, esclave turc de milord Maréchal, finissoit les lettres qu'il lui adres-
soil par cette formule : « Je suis phis votre ami que jamais. Ibrahim. »
ANNÉE il62. i\\
donnez me tranquillise pour le reste de mes jours. Ainsi écrivez
désormais à votre aise; votre silence ne m'alarmera plus. Mais ,
cher ami , pardonnez les inquiétudes d*un pauvre solitaire qui ne
sait rien de ce qui se passe» dont tant de cruels souvenirs attristent
l'imagination , qui ne counoît dans la vie d'autre bonheur que
l'amitié , et qui n'aima jamais personne autant que vous« Felia:
se nescit amari, dit le poète ; mais moi je dis : Félix nescit
amare. Des deux côtés , les circonstances qui ont serré notre
attachement l'ont mis à l'épreuve, et lui ont donné la solidité
d'une amitié de vingt ans.
Je ne dirai pas un mot à M. de Montmollin pour la commu-
nication de la lettre dont vous me parlez; il fera ce qu'il jugera
convenable pour son avantage : pour moi, je ne veux pas faire
un pas , ni dire un mot de plus dans toute cette affaire , et je
laîperai vos gens se démener comme ils voudront, sans m*en
mêler, ni répondre à leurs chicanes. Ils prétendent me traiter
comme un enfant « à qui l'on commence par donner le fouet , et
puis on lui fait demander pardon. Ce n'est pas tout-à-fait mon
avis. Ce n'est pas moi qui veux donner des éckdrcissements;
c'est le bonhomme Deluc qui veut que j'en donne , et je suis très
fâché de ne pouvoir en cela lui complaire; car il m*a tout-à-fait
gagné le cœur ce voyage , et j'ai été bien plus content de lui que
je n'espérois. Puisqu'on n'a pas été content de ma lettre, on ne ,
le seroit pas non plus de mes éclaicissements. Quoi qu'on fasse ,
je n'en veux pas dire plus qu*il n'y en a ; et quand on me presse-
roit sur le reste, je craindrois que M. de Montmollin ne fut
compromis : ainsi je ne dirai plus rien; c'est un parti pris.
Je trouve, en revenant surtout ceci, que nous avons donné
trop d'importance à cette affaire : c'est un jeu de sots enfants
dont on se fâche pour un moment , mais dont on ne fait que rire
sitôt qu on est de sang-froid. Je veux , pour m.'égayer, battre
ces gens-là par leurs propres armes ; puisqu'ils aiment tant à
chicaner, nous chicanerons , et je ferai en sorte que, voulant
toujours attaquer, ils seront forcés de se tenir sur la défensive.
Il est impossible de cette manière que je me compromette.
*
H2 CORRESPONDANCE.
paroeque je ne défendrai point mon ouvrage , je ne ferai qu'é-
plucher les leurs; et il est impossible qu'ils ne me donnent point
toutes les prises imaginables pour me moquer d'eux : car mes
objections étant insolubles, ils ne les résoudront jamais sans dire
force bêtises , dont je me réjouis d'avance de tirer parti. Gardez-
vous bien d'empêcher l'ouvrage de M. Yernes de paroltre. Si je
le prends en gaité , comme je l'espère , il me fera faire un peu
de bon sang, dont j'ai grand besoin.
Vous voyez que ce projet ne rend point votre travail inutile ;
tant s'en faut. La besogne entre nous sera très bien partagée;
vous aurez défendu l'honneur de votre ami, et moi j'aurai
désarmé mes censeurs. Vous ferez mon apologie , et moi la cri-
tique de ceux qui m'auront attaqué. Vous aurez paré les coups
qu'on me porte , et moi j'en aurai porté quelques-uns. Il faut que
je sois devenu tout d'un coup fort malin , car je vous jvD%|pe
les mains me démangent ; le genre polémique n'est que trop<de
mon goût , j'y avois renoncé pourtant. Que n'ai-je seulement un
peu de santé! Ceux qui me forcent à le reprendre ne s'en trou-
veroient pas longtemps aussi bien qu'ils l'ont espéré.
, Je ne me remets point l'écriture des deux lignes qui terminent
votre lettre : mais si l'on croit que la lettre de M. de MontmoIIin
à M. Sarazin nous soit bonne à quelque chose, il faut la lui
demandera lui-même; car je ne veux pas faire cette démarche-
là. Adieu , cher Moultou.
Je vous prie de rembourser à M. Mouchon le prix d'un atlas
qu'il m'a envoyé , le port dudit atlas qu'il a affranchi , et les frais
de mon extrait baptistaire , qu'il a pris la peine de m'envoyer
aussi. Je vous dois déjà quelques ports de lettres ; ayez la bonté
de tenir une note de tout cela jusqu'au printemps.
J'oubliois de vous marquer que le roi de Prusse m'a fait faire,
par milord Maréchal, des offres très obligeantes, et d'une ma-
nière dont je suis pénétré.
ANNÉE ^762. iVà
36i . — AU MÊME.
Motiers-Trayers, le i5 novembre 1762.
Je reçois à Tinstant , cher ami, une letlre de M. DeluCy'^que
je viens d'envoyer à M. de MontmoUin, sans le solliciter de rien,
mais le priant seulement de me faire dire ce qu'il a résolu de
faire quant à la copie qu'on lui demande^ afin que je m'arrange
aussi de mon côtéeki conséquence de ce qu'il aura fait. S'il prend
le parti d'envoyer cetle copie, moi, de mon côté, je lui écrirai
en peu de lignes la lettre d'éclaircissement que M. Deluc souhaite,
laquelle pourtant ne dira rien de plus que la précédente , parce-
qu'il n'est pas possible de dire plus. S'il ne veut pas envoyer cette
copie toinoi , de mon côté , je ne dirai plus rien ; j'en resterai là ^
eti^||miuerai de vivre en bon<;hrétien réformé, comme j'ai fait
jusqu'ici de tout mon pouvoir.
Le moment c;ritique approche ou je saurai si Genève m'est
encore quelque chose. Si les Genevois se conduisent comme ils
le doivent, je me reconnoîtrai toujours leur concitoyen , et les
aimerai comme ci-devant. S'ils me manquent dans cette occasion,
s'ils oiiblient quels affronts et quelles insultes ils ont à réparer
envers moi , je ne cesserai point de les aimer , mais , du reste ,
mon parti est pris.
Je ne puis répondre à M. Deluc cet ordinaire , parceque ma
réponse dépend de celle de M. de Montmollin , qui m'a fait dire
simplement qu'il viendroit me voir ; car, depuis plusieurs semaines,
l'état où je suis ne me permet pas de sortir. Or, comme la poste
part dans peu d'heures , il n'est pas vraisemblable que j'aie le.
temps d'écrire : ainsi je n'écrirai à M. Deluc que jeudi au soir.
Je vous prie de le lui dire , afin qu!il ne soit pas inquiet de mon
silence.
Il est certain que» quoi qu'il arrive, je ne demeurerai jamais
à Geriêve , cela est bien décidé. Cependant je vous avoue que les
approches du moment qui décidera si je suis encore Genevois ,
COHRESPOirDANCE. T. II. S
%
\
«
ii4 CORRESPONDANCE.
oa si je ne le suis plas, me donne une vive agiiation de cœur.
Je donnerois tout au monde pour être à la fin du mois prochain.
Adieu 9 cher ami.
362. — A MADAME LATOUR.
Motien« 21 noYembre 1763.
Tu rnadulij ma tu mipiaci. Il faut se rendre , msfdame;
je sens tous les jours niieux qu'il est impossible à mon coeur de
vous résister. Plus je gronde , plus je m*enlaee ; et , à la manière
dont vous me permettez de ne vous plUs écrire , vous êtes bien
sûre de n*étre pas prise au mot. Oui , vous êtes femme ; je te sens
à votre ascendant sur moi; je le sens à votre adresse , et il y a
longtemps que je ne m'avise plus d'en douter. Je ne t|^[ai
donc plus de briser ces chaînes si pesantes que vous me'
si légèrement; mais , de grâce, ailégez-en le poids voushdhï
soyez aussi bonne que charmante ; acceptez mes hommages en
compensation de ma négligence , et ne comptez pas si rigoureu-
sement avec votre serviteur.
n est certain , madame , que j'ai eu tort de parler encore à M.
de Rougemont de ce que je vous avoîs dit au sujet de M. du Ter-
reaux ; mais la manière dont vous m'aviez répondu me faisoit dou-
ter que vous en parlassiez à M. son frère , et il convenoit cepen-
dant qu'il le sût. Voilà, non l'excuse, mais la raison de mon tort.
Je vous prie, madame, d'être bien persuadée de deux cho-
ses; l'une , que si vous eussiez gardé avec moi le silence que j'a-
vois mérité , je n'aurois eu garde de vous laisser faire , du moins
jusqu'à m'oublier : pour peu que vous eussiez encore différé à
m'écrire , je vous aurois sûrement prévenue ; et , quelque touché
que je sois de votre lettre, je suis presque fâché que vous ne
m'ayez pas donné cette occasion de vous marquer mon empresse-
ment et mon repentir. L'autre vérité que je vous supplie de croire
est que , bien que Ton ne se corrige point à mon âge , et ï|ue je
ne puisse, sans vous tromper, vous promettre plus d'exactitude
que par le passé, j'ai pourtant le cœur pénétré de vos bontés ,
#
ANNÉE ^762. 1^5
et très zélé pour m'en rendre digne. Voilà , madame , que j'é-
crive ou non, sur quoi vous devez toujours compter.
363. — A M. MOULTOU.
Motiers, a^ noveiiibre 176a.
Je m'étois attendu , cher ami , à ce qui vient de ise passer ;
ainsi j'en suis peu ému. Peut-être n'a-t-il tenu q^'à moi que cela
ne se passât autrement. Mais une maxime dont je ne me dépar*-
tirai jamais est de ne faire du mal à personne. Je suis charmé de
ne m'en être pas départi en cette occasion ; car je vous avoue que
la tentation étoit vive. Savez-vous à quel jen j'ai perdu M. Mar*
cet? Il' me paroît certain que- je l'ai perdu. J'aurois cru pouvoir
c^ÈÊÊf sur un ancien ami de mon père. Je soupçonne que Tami-
tiéPpM. Dèluc m'a ôté la sienne.
Je suis charmé que vous voyiez enfin que je n'en ai déjà que
trop fait. Ces messieurs les Genevois le prennent , en vérité > sur
un singulier ton. On diroit qu'il faut que j'aille encore demander
pardon des affronts qu'on m'a faits. Et puis , quelle extrava-
gante inquisition ! L'on n'en feroit pas tant chez les catholiques.
En vérité ces gens-là sont bien bêtement rognes. Comment ne
vbientrils pas qu'il s'agit bien plus de leur intérêt que du mien ?
Le bonhomme dispose de moi comme de ses vieux souliers ;
il veut que j'aille courir à Genève dans une saison et dans un éta^
où je ne puis soi*tir , je ne dis pas de Motiers , mais de ma diam -
bre. n n'y a pas de sens à cela. Je souhaite de tout mon cœur de
revoir Genève , et je me sens un cœur fait pour oublier leurs ou-
trages ; mais on ne m'y verra sûrement jamais en homme qui de-
manda grâce ou qui la reçoit.
Vous voulez m'envoyer votre ouvrage , supposant que je suis
en état de le rendre meilleur. Il n'en est rien, cher ami; je n'ai
jamais pu corriger une senle phrase ni pour moi ni pour les au-
tres. J'ai l'esprit prime-sautier, comme disoit Montaigne; passé
c^la , je ne suis rien. Dans un ouvrage fait , je ne vois que ce
qu'il y a ; je ne vois rien de ce qu'on y peut mettre. Si je veux
U6 CORRESPONDANCE.
toucher à votre ouvrage , je me tourmenterai beaucoup « et je le
gâterai infailliblement , né fùt-^ce que parcequ'il s'agit de okm :
on ne sait jamais parler de soi comme il faut. Je vois que vous
vous défiez de vous ; mais vous devriez vous fier un peu à moi , qui
peux mieux que vous vous mettre à votre taux. En ceci seulement
je jugerai mieux que vous. Faites de vous-même « vous serez
moins correct, mais plus un. Au reste, revenez plusieurs fois sur
votre ouvrage avant que de le donner. Je crains seulement les
fautes de langue ; mais si vous êtes bien attentif , elles ne vous
échapperont pas. Je crains aussi un peu les boutades du feu de la
jeunesse. Attachez-vous àôter tout ce qui peut être exclamation
ou déclamation. Simplifiez votre style , surtout dans les endroits
où les choses ont de la chaleur. J'ai une lecture à vous conseiller
avant que de revoir pour la dernière fois votre écrit, c'est cdk^fes
Lettres persanes. Cette lecture est excellente à tout jeune ofBpe
qui écrit pour fa première fois. Vous y trouverez pourtant qud-
ques fautes de langue* En voici une dans la quarante-^deuxième
lettre : Tel que ton dei^roit mépriser parcéquil est un sot^
ne Vest souvient que parcéquil est un homme de robe. La
faute est de prendre pour le participe passif méprisé, qui n'est
pas dans la phrase, l'infinitif mépriser qui y est. Les Genevois
sont encore fort sujets à faire cette faute-là. Toutefois , si vous
voulez absolument m'envoyer votre écrit , faites. Je ne sais lequel
de vous ou de moi me donnera le plus d'intérêt à sa lecture , )nais
je vous répète que je ne vous y puis être d'aucune utilité.
Je vous ai parlé des offres du roi de Prusse et de ma recon-
noissance. Maïs voudriez-vous que je les eusse acceptées? est-il
nécessaire de vous dire ce que j'ai fait? ces choses-là devroient
se deviner entre nous.
Je dois vous prévenir d'une chose. Vous avez dû voir beau-
coup d'inégalités dans mes lettres; c'est qu'il y en a beaucoup
danS' mon humeur : et je ne le cache point à mes amis. Mais ma
conduite ne se règle point sur mon humeur ; elle a une règle
plus constante; à mon âge, on ne change plus. Je serai ce
que j'ai été. Je ne suis différent qu'en une chose, c'est que jus^
ANNÉE ^762. 4^7
qu'ici j*ai eu des amis, mais à présent j|e sens qye j'ai un ami.
Vous apprendrez avec plaisir qu'Emile a le plus grand suc-
cès en Angleterre. On en est à la seconde édition angloise. Il n y
a pas d exemple à Londres d'un succès si rapide pour aucun livre
étranger , et , nota, malgré le mal que j'y dis des Anglois.
364. — A M. DE MONTMOLLIN.
^ Noyembre 176a.
Qdand je me suis réuni , monsieur , il y a neuf ans , à TÉglise ,
je n*ai pas manqué de censeurs qui ont blâmé ma démarche , et
je n'en manque pas aujourd'hui que j'y reste uni sous vos auspi-
ces , contre Fespoir de tant de gens qui voudroient m'en voir
sé|faré. Il n'y a rien là de bien étonnant; tout ce qui m'honore
efèie console déplaît, à mes ennemis; et ceux qui voudroient
rendre la religion méprisable sont fâchés qu'un ami de la vérité
la professe ouvertement. Nous connoissons trop, vous et moi,
les hommes poifr ignorer à combien de passions humaines le
feint zèle de la foi sert de manteau ; et l'on ne doit pas s'attendre
à voir l'athéisme et l'impiété plus cliaritables que n'est l'hypo-
crisie ou la superstition. J'espère , monsieur, ayant maintenant
le bonheur d'être plus connu de vous , que vous ne voyez rien
en moi qui , démentant la déclaration que je vous ai faite, puisse
vous rendre suspecte ma démarche , ni vous donner du regret à
la Vôtre. S'il y ades gens qui m'accusent d'être un hypocrite ,
c'est parceque je ne suis pas un impie : ils se sont arrangés pour
m' accuser de l'un ou de l'autre , sans doute parcequ'ils n'imagi-
nent pas qu'on puisse sincèrement croire en Dieu. Vous voyez
que , de quelque manière que je me conduise , il m'est impossible
d'échapper à l'une des deux imputations. Mais vous voyez auséi
que si toutes deux sont également destituées de preuves , celle
d'hypocrisie est pourtant la plus inepte; car un peu d'hypocrisie
m'eût sauvé bien des disgrâces; et ma bonne foi me coûte assez
cher , ce me semble , pour devoir être au-dessus de tout soupçon .
Quand nous avons eu , monsieur , des entretiens sur mon
<*r-
iiS CORRESPONDANCE.
ouvrage , je vous ai dit dans quelles vues il avœt été paUié » el
je vous réitère la même diose en sincérité de cœur. Ces vues
n'ont rien que de louable , vous en êtes oonvenu vous-même;
et quand vous m'apprenez qu'on me prête œlle d*avoir voulu
jeter du ridicule sur le christianisme» vous sentez «n même temps
combien cette imputation est ridicule elle-même , puisqu'elle
porte uniquement sur un dialogue dans un langage improuvé dçs
deux côtés dans l'ouvrage même, et onl'on ne trouve assurément
rien d'applicable au vrai chrétien. Pourquoi les réformés pren-
nent-ik ainsi fait et cause pour l'Ëglise romaine? pourquoi sTé-
chaufFent-ils » fort quand on relève les vices de son argumenta*
tjoHy qui na point été la leur jusqu'ici? Yeulent-its donc se
rapprodier peu-à-peu de ses manières de penser comme ils se
rapprochent déjà de son intolérance , contre les principes fondai
mentaux de leur propre communion ?
Je suis bien persuadé , monsieur, que si j'eusse toujours vécu
en pays protestant, alors ou la Profession du vicaire savoyard
n'eût point été faite, ce qui certainement eût été un mal à bien
des égards y ou, selon toute apparence , elle eût eu dans sa se-
conde partie un tour fort différent de celui qu'elle a.
Je ne pense pas cependant qu'il faille supprimer les objections
qu'on ne peut résoudre; car cette adresse subreptice a un air de
mauvaise foi qui me révolte , et me fait craindre qu'il n'y ait au
fond peu de vrais croyants. Toutes les connoissances humaines
ont leurs obscurités , leurs difficultés , leurs objections, que l'es-
prit humain trop borné ne peut résoudre. La géométrie elle-
même en a de telles que les géomètres ne s'avisent point de sup-
prioier^ et qui ne rendent pas pour cela leur science incertaine.
Les objections n'empêchent pas qu une vérité démontrée ne soit
démontrée; et il faut savoir se tenir à ce qu'on sait , et ne pas
vouloir tout savoir, même en matière de religion. Nous n'en ser-
virons pas Dieu de moins bon cœur ; nous n'en serons pas
moins de vrais croyants , et nous en serons plus humains , plus
doux, plus tolérants pour ceux qui ne pensent pas comme nous
en toute chose. A considérer en ce sens la Profession de foi du.
ANNÉE 4762. ^149
vicaire» elle peut avoir son utilité même dans ce qu'on y a le
plus improuvé. En tout cas, il n'y avoit qu'à résoudre les objec-
tions aussi convenablement-y aussi honnêtement qu'elles étoient
proposées, sans sefôcher comme si Ton avoit tort, et sans croire
qu'une objection est suffisamment résolue lorsqu'on a brûlé le
papier qui la contient.
Je n'épiloguerai point sur les chicanes sans nombre et sans fon-
dement qu'on m'a faites et qu'on me fait tous les jours. Je sais
supporter dans les autres des manières de penser qui ne sont pas
les miennes; pourvu que nous soyons tous unis en Jésus-Gu^ist,
c'est là Fessentiel. Je veux seulement vous renouveler, monsieur,
la déclaration de la résolution ferme et sincère où je suis de vivre
et mourir dans la communion de TÉglise chrétienne réformée.
Rien ne m'a plus consolé dans mes disgrâces que d'en faire la
sincère profession auprès de vous, de trouver en vous mon pas-
teur , et mes frères dans vos paroissiens. Je vous demande à vous
et à eux la continuation des mêmes bontés ; et comme je ne
crains pas que ma conduite vous fasse changer de sentiment sur
mon compte , j'espère que les méchancetés de mes ennemis ne le
feront pas non plus.
'♦♦♦
365. — A M'
176a.
En parlant, monsieur, dans votre gazette du a3 juin, d'un
papier appelé réquisitoire^ publié en France contre le meilleur,
et le plus utile de mes écrits , vous avez rempli votre office , et je
ne vous en sais pas mauvais gré; je ne me plains pas même que
vous ayez transcrit les imputations dont ce papier est rempli, et
auxquelles je m'abstiens de donner celk qui leur est due.
Mais lorsque vous ajoutez de votre dief que je suis condam-
nable au-delà de ce qu'on peut dire pour y avoir composé le li-
vre dont ils'agit, et surtout pour avoir mis mon nom, comme s'il
étoit permis et honnête de se cacher en parlant au public; alors
monsieur, j'ai droit de me plaindre de ceque vous jugez sans con-
t T^^T
420 CORRESPONDANCE.
noUre; car il n'est pas possible qu*un homme éclairé et no homiM
de bien porte avec connoissance un jugement si peu équitable sur
un livre où Tauteur soutient la cause de Dieu , de^^ mœurs , de
la vertu, contre la nouvelle philosophie , avec toute la force dont
il est capable. Vous avez donné trop d'autorité à des procédures
irrégulières, et dictées par des motife particuliers que' tout le
monde connoit.
Mon livre , monsieur, est entre les mains du public; il sera tu
tôt ou tard par des hommes raisonnables , peut-être enfin par
des chrétiens, qui verront avec surprit et sans doute avec in*
dignation qu*un disciple de leur divin maître soit traité parmi eux
comme un scélérat.
Je vous prie donc, monsieur, et c*est une réparation que vous
me devez , de lire vous-même le livre dont vous avez si légère^
ment et si mal parlé ; et quand vous l'aurez lu, de voidoir alors
rendre compte au public , sans feveur et sans grâce , du juge-*
ment que vous en aurez porté. Je vous salue, monsieur^ de
tout mon cœur.
^^/^>^/%/'%/\/\/>^\/ %f%yx,-%/^/^%^^/%i%/^(\f^^f\
366. — A M. LOISEAU DE MAULÉON,
Pour lui recommander ra.i^i.re de M. Le Bœuf de Yaldahou.
Voici, mon cher Mauléon, du travail pour vous , qui savez
braver le puissant injuste, et défendre Tinnocent opprimé. Il
s'agit de protéger par vos talents un jeune homme de mérite
qu'on ose poursuivre criminellement pour une faute que tout
homme voudroit commettre, et qui ne blesse d'autres lois que
celles de l'avarice et de l'opinion. Armez votre éloquence de
traits plus doux et non moins pénétrants , en faveur des deux
amants persécutés par iip père vindicatif et dénaturé. Us ont la
voix publique ; et ils l'auront partout où vous parlerez pour eux.
Il me semble que ce nouveau sujet vous offre d'aussi grands prin-
cipes à développer, d'aussi grandes vues à approfondir que les
précédents ; et vous aurez de plus à faire valoir des sentiments
naturels à tous les cœurs sensibles , et qui ne sont pas étran-
ANNÉE 4762. 424
gers au vôtre. J'espère encore que vous compterez pour quelque
chose la recommandatioad'un homme que vous avez honoré de
votre amitié^^Macte wrtute ^ cher Mauléon. C'est dans une
route que vous vous êtes frayée' qu'on trouve le noble prix que
je vous ai depuis si longtemps annoncé, et qui est seul d%ne de
vous.
367. — A MADEMOISELLE DIVERNOIS ,
Fille de M. le procureur-général de Neuchâtel , en lui enToyant le premier koet
de ma façon, qu'elle m'a voit demandé pour présent de noces.
Le voilà, mademoiselle, ce beau présent de noces que vous
avez désiré : s'il s'y trouve du superflu , faites, en bonne ména-
gère, qu'il ait bientôt son emploi. Portez sous d'heureux aus-
pices cet emblème des liens de douceur et d'amour dont vous
tiendrez enlacé votre heureux époux , et songez qu'en portant
un lacet tissu par la main cfai traça les devoirs des' mères, c^est
s'engager à les remplir.
368.— A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Motiers, le 26* novembre 1762.
j£ reçois à l'instant , madame , la lettre dont vous m'avez
honoré le 10 de ce mois sous le couvert de milord Maréchal, et
je vous avoue qu'elle me surprend plus encore que la précédente.
J'ai tant d'estime et de respect pour vous, que, dussiez-vous
Ce membre de pbrase n'est pas complet, fl y avoit sans doute dans le ma-
nuscrit : Céit dafis une roule comme celle que vous vous êtes frayée, ou plu-
tôt dans la route. Mais nous ne devions rien changer an texte de l'édition ori-
ginale (celle de Genève, 1 782, t. xxiv, in-8% et t. xri, in-4*) où cette lettre, ne
portant aucune énonciation de date , a été imprimée pour la première fois. Elle
ne se trouve point dans le recueil publié par du Peyrou. — Indépendamment
de la Collection des Mémoires et Plaidoyers de Loiseau de Mauléon, mentionnée
précédemment {fiotifessions, liv. x) , il eu existe une édition en trois volumes
in-S", Londres, 1780. La défense du comte de Portés, dont Rousseau parle au
même endroit, a eu particulièrement trois éditions; la troisième est de 4769,
in-8'. (Note de M. Petitain.]
^22 CORRESPONDANCE.
continuer à m'en écrire de semblables , elles me surprendroient
toujours.
Je suis pénétré de reconnoissance et de respect pour le roi de
Prusse ; mais ses bienfaits , souvent répandus avec plus de géné-
rosité que de choix, ne sont pas une preuve bien sûre qu'on le&
mérite. Si je les acceptois , je croirois lui rendre autant d'hon-
neur que j'en recevrois de lui; et je ne suis point persuadé que >
par cette démarclie, je fisse un si grand déplaisir à mes ennemis.
Je crois , madame , que si j'étois dans le besoin , et que j'eusse
recours à vous, vous consulteriez plus votre cœur que votre for-
tune ; mais ce que vous ne feriez pas à cet égard , peut-être de-
vrois-je le faire. Comme je ne suis pas dans ce cas-là, et que
jusqu'ici mes amis ne se sont point aperçus que j'y aie été ,. cette
délibération me paroit , quant à présent , fort inutile. Il me
semble que je n'ai jamais donné à personne occasion de prendre
un si grand souci de mes besoins.
Vous persistez , dites-vous , à croire que ma lettre à M. de
Montmollin étoit peu nécessaire. Je ne vois pas bien comment
vous pouvez juger de cela. Je vous ai dit les raisons qui m'ont
fait croire qu'elle l'étoit; vou§ auriez dû me dire celles qui vous
font penser autrement.
Vous dîtes cpi'elle a fait un mauvais effet; mais sur qui? Si c'est
sur MM. d'Alembert et Voltaire, je m*en félicite. J'espère n'être
jamais assez malheureux pour obtenir leur approbation.
Il étoit inutile que cette lettre courût ; et je ne l'ai jamais
montrée à personne. Vous dites l'avoir vue à Paris. Je sais qu'elle
a été falsifiée, et je vous l'ai dit ; cela n'emportoit pas la nécessité
de vous la transcrire , puisque cette pièce , ayant fait ici son
effet, n'importé, au surplus, ni à vous, ni à moi, ni à personne.
Cependant , puisqu'elle vous fait plaisir, la voilà telle que je l'ai
écrite , et que je l'écrirois tout-à-l'heure si c'étoit à recom-
mencer.
J'ai toujours approuvé que mes amis me donnassent des avis ,
mais non pas des lois. Je veux bien qu'ils me conseillent, mais non
pas qu'ils me gouvernent. Vous avez daigné , madame, remplir
ANNÉE 4762. i23
avec moi le soin de Tamitié; je vous en remercie. Vous vons en
tenez là ; je vons en remercie encore : car je n'aimerois pas être
obligé de marquer moi-même la borne de votre pouvoir sur moi.
Ne parlerons-nous jamais de vous, madame? H me semble
pourtant que les droits et les devoirs de Famitié devroient être^
réciproques. Verrez-vous toujours mes malheurs, et ne verrai-je
jamais vos plaisirs ou ceux des personnes qui vous approchent?
Vous n'avez pas besoin de mes conseils , je le sais ; mais j'aurois
le plaisir de me réjouir de tout ce que vous faites de bien ; j'ap-
prouverois , je m'attendrirois , je m*égaierois de votre joie , et
tous mes maux seroient oubliés.
Je n'ai jamais songé à vous demander, madame , si Ton avoit
rendu à M. le prince de Conti la musique que j'avois copiée pour
lui. Daignez agréer les humbles remerciments et respects de
mademoiselle Le-Yasseur.
369. — A M ,
CUfii D*AMBSRXKR KIT BUGIT*.
Motiers-Travers, le 3o novembre 176a.
Je n'auroîs pas tardé si longtemps , monsieur, à vous témoi-
gner- ma reconnoissance des soins et des bontés que vous n'avez
cessé d'avoir pour ma gouvernante , durant son voyage de Paris
à Besançon, si je n avois égaré votre adresse, qu'elle me remit en
arrivant , et en me rendant compte de toutes les obligations que
nous avions, elle et moi , à votre humanité et à votre charité. J'ai
retrouvé cette adresse hier au soir, et je me hâte de remplir un
devoir qui m'est cher, en vous faisant d'un cœur vraiment touché
les remerciments de cette pauvre fille et les miens. Je voudrois
' Thérèse Le Yasseur, partie en juillet i 762, par le carrosse de Paris à Dijon,
pour se rendre auprès de Rousseau , fut insultée par deux jeunes étourdis, que
le curé d*Ambérier ne parvint à contenir qu*en portant ses plaintes à l'un des
commis du bureau. Sensible à ce service, l'obligée se fit connoitre à son protec-
teur, et lui demanda avec instance et son nom et son adresse. C'est à cette oc-
casion qu'ont été écrites les trois lettres adressées à M , curé d'Ambérier..
(Note de M. Felitain.)
i2i CORRESPONDANCE.
■
être en état de rendre ces remerclments moins stériles, eo vous
marquant, par quelque retour, que vous n'avez pas obligé un
ingrat. Si jamais Tocc^ion s'en présente , je vous demande en
grâce de ne pas oublier le citoyen de Genève, et d*étre persuadé
qu'il vous est acquis. Recevez , monsieur, les respects de made-
moiselle Le Vasseur et ceux d'un homme qui vous honore.
370. — A MADAME LATOUR.
Motiers, le i8 décembre 1763^
Pour le coup , madame , vous auriez été contente de mon
exactitude, si j'avois pu suivre, en recevant votre dernière lettre,
la résolution que je pris d'y répondre dès le lendemain; mak il
est dit que je voudrai toujours vous plaire, et que je n'y par-
viendrai jamais. Une maudite fièvre est venue traverser mes
bonnes résolutions ; elle m'a abattu , au point d'en garder, le lit ,
ce qui ne m'étoit jamais arrivé dans mes plus grands maux :
sans doute le bon usage que je voulois faire de mes forces m'a
aidé à les recouvrer, et je me suis dépéché de guérir pour vous
offrir les prémices de ma convalescence , si tant est pourtant
qu'on puisse appeler convalescence l'état où je suis resté.
Je voudrois, madame, pouvoir vous donner l'éclaircissement
que vous desirez sur l'homme au gros poireau, et je voudrois,
pour moi-même, connoître un homme qui m'ose louer publique-
ment à Paris, car, quoique je doive peut-être bien plus à vous
qu'à lui la chaleur de son zèle , ce qu'il a dit pour vous complaire
me le fait autant aimer que s'il l'avoit dit pour moi. Mais ma
mémoire ne me fournit rien d'applicable eu tout au signalement
que vous m'avez donné. J'ai fréquenté dix ans Épinay et la Che-
vrette; pondant ce temps -là, on a représenté beaucoup de
pièces, et exécuté beaucoup de divertissements où j'ai quelque-
fois fait de la musique, et où divers auteurs ont fait des paroles;
mais depuis lors tant de choses me sonfarrivées , que je ne me
rappelle tout cela que fort confusément. Le poireau surtout me
désoriente ; je ne me rappelle pas d'avoir vécu dans une certaine
?r
ANNÉE 1762, -125
intimité avec quelqu'un qui en eût un, si ce n'est, ce me semble,
M. le marquis de Croix-Mard, qui, à la vérité, a beaucoup
d'esprit , mais qui n'est plus ni jeune ni d'une assez jolie figure^,
et auquel je ne me suis sûrement jamais mêlé de donner des
conseils.
fl est vrai , madame, que je ne doute plus que vous ne soyez
femme; vous me l'avez trop bien fait sentir par l'empire que
vous avez pris sur moi , et par le plaisir que je prends ^ m'y
soumettre ; mais vous n'avez pas à vous plaindre d'un échange
qui vous donne tant de nouveaux droits , en vous laissant tous
ceux que je vôulois revendiquer pour mon sexe. Toutefois,
puisque vous deviez être femme , vous deviez bien aussi vous
montrer. Je crois que votre figure me tourmente encore plus
que si je Tavois vue. Si vous ne voulez pas me dire comment
vous êtes faite , dites-moi donc du moins comment voiis vous ba-
billez , afin que mon imagination se fixe sur quelque chose que
je sois sur vous appartenir , et que je puisse rendre hommage à
la personne qui porte votre robe , sans crainte de vous faire une
infidélité.
37i . — A M. MOULTOU.
Motiers -Travers j 19 décembre 176a.
Mon cher ami , j'ai été assez mal , et je ne suis pas bien. Les
effets d'une fièvre causée par un grand rhume se sont fait sentir
sur la partie foible , et il semble que ma vessie veuille se bou-
cher tout-à-fait. Je me lève pourtant , et je sors quand le temps
le permet ; mais je n'ai ni la tête libre ni la machine en bon état.
La rigueur de l'hiver peut causer tout cela ; je suis persuadé
qu'aux approches du temps doux je serai mieux;
Je me détache tous les jours plus de Genève : il faut être fou
pour s'affecter des torts de gens qui se conduisent si mal. Je
pourrai y aller parceque vous y êtes ; mais j'irai voir mon ami
chez des étrangers. Du reste , ces messieurs me recevront com-
me il leur plaira. l'Europe a déjà prononcé entre eux et moi ;
*'*
426 CORRESPONDANCE. "^ î^* '
que m'importe le reste ? Nous verrons au surplus ce qu^ib ont
à me dire : pour moi , je n'sd rien à leur dire du tout.
Je vous envoie ce billet par le messager plutôt que par la poste»
afin que si vous avez quelque chose à m'envoyer , vous en ayes
la commodité. Du reste, il importe de vous communiquer- une
réflexion que j'ai faite. Vous m'avez marqué ci-devant que vous
n'aimiez pas votre corps , et que votre intention étoit de le quit-
ter un jour : nous causerons de cela quand nous nous verrons.
Mais si cette résolution pouvoit transpirer chez quelqu'un de ces
messieurs, peut-être ne cfaercheroient-ils qu'une occasion de
vous prévenir ; et il est bien difficile qu'ils ne trouvassent pas
cette occasion dans l'écrit en question , s'ils l'y vouloient cher-
cher. Tout est raison pour qui ne cherche que des prétextes.
Pensez à cela. Il faut quitter , et non pas se faire renvoyer.
Je crois que milord Maréchal pourroit aller dans quelque
temps à Genève voir milord Stanhope. S'il y va , allez le voîir et
nommez-vous. C'est un homme froid, qui ne peut souffrir les
compliments , et qui n'en fait à personne ; mais c'est un homme,
et je crois que vous serez content de Tavoir vu. Du reste, ne
parlez à personne de ce voyage. Il ne m'en a pas demandé le se-
cret , mais il n'en a parlé qu'à moi ; ce qui me fait croire ou
qu'il a changé de sentiment , ou qu'il veut aller incognito.
Adieu, cher Moultou : je compte les heures comme des siècles
jusqu'à la belle saison .
372. — A M. D. L. C.
Décembre 176a.
Il faut, monsieur , que vous ayez une grande opinion de votre
éloquence , et une bien petite du discernement de l'homme dont
vous vous dites enthousiaste , pour croire l'intéresser en votre
faveur par le petit roman scandaleux qui remplit la moitié de la
lettre que vous m'avez écrite, et par l'historiette qui suit. Ce que
j'apprends de plus sur dans cette lettre , c'est que vous êtes
bien jeune ^ et que vous me croyez bien jeune aussi.
■ •
I .
ANNÉE i762. 427
' Vous voilà,' monsieur , avec votre Zélie comme ces saints de
votre église qui, dit-on, couchoient dévotement avec des filles, et
atUsoîent touà les feux des tentations pour se mortifier en com-
battant- le désir de les éteiiidre. J'ignore ce que vous prétendez
{Saf les détails indécents que vous m'osez faire; mais il est diffi-
cile' de lesjire sans vous croire un menteur ou un impuissant.
- L'amour peut épurer les sens , je le sais; il est cent fois plus
facile à un véritable amant d'être sage qu à un autre homme :
l'amour qui respecte son objet en chérit la pureté : c est une
perfection de plus qu'il y trouve , et qu'il craint de lui ôter . L'a-
mour-propre dédommage un amant des privations qu'il s'impose
en lui montrant l'objet qu'il convoite plus digne des sentiments
qu'il a poiur lui; mais si sa maHresse, une fois livrée à ses ca-
resses , a déjà perdu toute modestie ; si son corps est en proie à
ses attouchements lascifs ; si son cœur brûle de tous les feux
qu'ils y portent ; si sa volonté même , déjà corrompue , la livre
à sa discrétion , je voudrois bien savoir ce qui lui reste à res-
pecter en elle.
Supposons qu'après avoir ainsi souillé la personne de votre
maîtresse, vous ayez obtenu sur vous-même l'étrange victoire
dont vous vous vantez, et que vous en ayez le mérite, l'avez-
vous obtenu sur elle , sur ses désirs, sur ses sens même? Vous
vous vantez de l'avoir fait pâmer entre vos bras : vous vous êtes
donc ménagé le sot plaisir de la voir pâmer seule? Et c'étoit là
l'épargner selon vous ? Non , c étoit l'avilir. Elle est plus mé-
prisable que si vous en eussiez joui. Youdriez-vous d'une femme
qui seroit sortie ainsi des mains d'un autre? Vous appelez pour-
tant tout cela des sacrifices à la vertu. Il faut que vous ayez d'é-
tranges idées de cette vertu dont vous parlez, et qui ne vous laisse
pas même le moindre scrupule d'avoir déshonoré la fille d'un
homme dont vous mangiez le pain. Vous n'adoptez pas les ma-
ximes de l'Héloïse , vous vous piquez de les braver ; il est faux,
selon vous , qu'on ne doit rien accorder aux sens quand on veut
leur refuser quelque chose. En accordant aux vôtres tout ce
qui peut vous rendre coupable, vous ne leur refusiez que ce qui
128 CORRESPONDANCE." "
pouvoitTous excuser. Votre exemple sapposé nis BB taft ]»!
fiontre la maxime , il la confirme.
Ce joli cODte eu suivi d'iio autre plus vniisepiblaMe , maii
qne le premier me rend bien suspect. Vous voulez avecl'art ç|e
i4Rreâge émouyoir mon amour-propre, et me forcer, ■tmUAi
par iHenséance , à m'intéresser pour vous. Voilà, mop^eur^ _d|t<
louB les pièges qu'on peut me tendre celui dans lequel on até
prend le moins, surtout quand on le tend ans» peu finement. 11
y auroit de l'humeur k vous blâmer de la manière dont tous
dites avoir soutenu ma cause , et même une sorte d'ingfratitnde à
ne vous en pas savoir gré. Cependant, monsieur, mon livre
ayant été condamné par votre parlement , vous ne pouviez met-
tre trop de modestie et de circonspection à le défendre , et vous
ne deves pas me faire une obli^tion personnelle envers tous
d'une justice que vous avez dû rendre à la vérité , on à ce qui
TOUS a parul'étre. Si j'étois sur que les choses se fussent passées
comme vous me le marquez , je «roirois devoir vous dédomma^
ger,si je pouvois, d'un préjudice dont je seroîs en quelque ma-
nière la cause ; mais cela ne m'engageroit pas à vous recommiui-
der, sans vous connoltre, préférablement à beaucoup de gens
de mérite qne je connois sans pouvoir les servir ; et je me gar-
derois de vous procurer des élèves , surtout s'ils avoienl des
sœurs , sans autre garant de leur bonne éducation que ce que
vons m'avez appris de vous , et la pièce de vers que vous m'avez
envoyée. Le libraire à qui vous l'avez présentée a eu tort de
vous répondre aussi brutalement qu'il l'a fait , et rouvr:^e du
côtéde la composition, n'est pas aussi mauvaisqu' il l'a paru opoire:
les vers sont faits avec facilité ; il y en a de très bons parmi
lieaucoup d'autres foibles et peu corrects : du reste, il y ré^e
pluUÎt un ton de déclamation qu'une certaine chaleur d'ame.
Zamon se tue en acteur de tragédie : cette mort ne persuade ni
ne louche : tous les sentiments sont tirés de la Nouvelle Héloise ;
on en trouve à peine un qui vous appartienne ; ce qui n'est pas
ungrand signe de lacbaleur de votrecœurni de la vérité (je l'his-
toire. D'ailleurs, si le libraire avoit tort dans un sens, il avoil
1
% -
ANNÉE 1763. > 129
bien raison dans un autre , aaquel vraisemblablement il ne son-
geoit'-pas. Commeot un homme qui se pique de vertu peut-il
voAloir pnUiertiné pièce <f où résultela plus pernicieuse morale,
imeiHèce pleine d'ima^ licencieuses que rien n'épure; n^
pièc^ qui tend à persuader aux jeunes personnes que les privaa-
iés des amants sont saqs conséquence, et qu'on peut toujours
s'arrêter où l'on veut; maxime atissi fausse que dangereuse, et
propre à détruire toute pudeur , toute honnêteté , toute rete-
nue entre les deux sexes? Monsieur, si vous n'êtes pas unhomme
sans mœui^ , sans principes , vous ne ferez jamais imprimer vos
vers, quoique passables, sans un correctif suffisant pour en
empêcher le mauvais effet.
Vous avez des talents , sans doute , mais Vous n'en faites pas
un usage qui porte à les encourager. Puissiez-vous , monsieur,
en faire un meilleur dans la suite , et qui ne vous attire ni regrets
à vous-même, ni le blâme des honnêtes gens 1 Je vous salue de
tout mon cœur !
Pi S. Si vous aviez un besoin pressant des deux louis que vous
demandiez au libraire , je pourrois en disposer sans m'incommo-
der beaucoup. Parlez-moi naturellement : ce ne seroit pas vous
en faire un don , ce seroit seulement payer vos vers au prix que
vous y avez rais vous-même.
573. — A MADAME LATOUR.
\ Molie», le i jaDTier 17G3.
Je reçus, madame, le 28 du mois dernier, votre lettre do 23,
par laquelle vous me menaciez de iie me pardonner jamais , si
vous n'aviez pas de mes nouvelles le jeudi 3o. J'ai bien senti tout
ce qu'il y avoit d'obligeant dans cette menace ; mais cela ne m'en
rend pas moins sensible à la peine que vous m'avez tait encourir ;
car vous pouvez bien donner le désir de faire l'impossible, maïs
non pas le moyen d'y réussir; et il étoit de toute impossibilité
que vous reçussiez le 3o la réponse à une lettre que j'avois reçue
le %8.
«
"*'■
128 GORRES^OUDAKr-
pouvoit Voua exciuer. Voife eieo»' , - ' ,l„:., , ,v..„
c<»>lrel.ionnne,iII.co>6rr , ,,/te«>«Mmr<ian»mon
Ce ,01, cç.» « «„^ ;,j^ j,^ ^, ^„^
one le premier me rr ■■' -'^' - j ■ . -
^ ."^ , . ,. ,^.,<«qiieqaana le me porterai
vMre âge éinoinroir - ->'>'^ j- ■ . v
, .^ , , -, ''j*'.*e quand le serai mort. J es-
par IweDgeaiKe , a --■V'V'*^ .. .. ,i- o
' ^^ ., ,, ^/^^ ïous trouvera bien rétablie de
'^^ -' -^ "'f^ flanque! il me parott que vous
'^ , ''1^ '.^i;iirends la liberté de vous donner
y anroit e ^J^^^j^»'* car j'ai été fort sujet aux esqui-
,-V^ ^'^ J'" "PP^'S ^ ■" ''° délivrer lorsqu'elles
ne 'f*™* f ■^•^!^^j#o(lw pieds dans l'eau chaude , et les y
''^"'^ >^^j!**' ordinairement cela dégage la gorge,
j^^^^tta en bas , soii de quelque autre manière
t'*^^. ab seolement que la recette a souvent du
*^ . madame, à converser avec vous à mon aise ; votre
*}^^^A lumineux, et tout ce qui vient de vous m'uttaclie
- i* à quelque petite rfiose près. Pourquoi faut-il que la
/i ». , ^ vous écrire si souvent m'rtte le plaisir de vous écrire
^'' -^J Je voudrois vous écrire moins fréquemment , et j'é-
*zZâe plu* grandes lettres; mais vous exigez toujours de
'**[Lpies réponses ; cela fait que je ne puis vous écrire que des
lin""'" . ,. , . ,
574. — A M. DUMOULIN.
Pi^urdiir-fiscnl <]<i S. A. S. moDBeigneur le PKncc de Condû, à MoDlmoreocy,
près Paris.
A MoCicn-Travcn, le i6 janvier 176].
J'apprends, monsieur, avec d'autant plus de douleur la perte
que vous venez de faire de votre digne oncle, qu'ayant négligé
trop longtemps de l'assurer de mon souvenir et de ma rccon-
noissance , je l'ai mis en droit de se croire oublié d'un lioiiinie
qui lui cloit obligé et qui lui étoitcucore plus atiaclté, et à vous
aussi. M, Mathas sera regretté , cl pleuré de tous ses amis et de
ANNÉE i763. 431
it son peuple dont il étoit le père. Il ne suffit pas de lui succé-
monsieur, il faut le remplacer. Songez que vous le suivrez
four, et qu'alors il ne vous sera pas indifférent d'avoir fait
îs heureux ou des misérables. Puîssiez-vous mériter longtemps
et obtenir bien tard l'honneur d'être aussi regretté que lui !
Si le souvenir des moments que nous avons passés ensemble
vous est aussi cher qu'à moi , je ne vous recommanderai point
un soin qui vous soit à charge, en vous priant d'en conserver les
monuments dans votre petite maison de Saint-Louis : entretenez
au moins mon petit bosquet, je vous en supplie, surtout les deux
arbres plantés de ma main; ne souffrez pas qu'Augustin ni
d'autres se mêlent de les tailler ou de les façonner; laissez-les
venir librement sous la direction de la nature , et buvez quelque
jour sous leur ombre à la santé de celui qui jadis eut le plaisir
d'y boire avec vous. Pardonnez ces petites sollicitudes puériles à
l'attendrissement d'un souvenir qui ne s'effacera jamais de mon
cœur. Mes jours de paix se sont passés à Montmorency, et vous
avez contribué à me les rendre agréables. Rappelez-vous-en
quelquefois la miQmoire; pour moi, je la conserverai toujours.
P. S. Mademoiselle Le Vasseur vous prie d'agréer ses respects
et de les faire agréer à madame Dumoulin. Je me suis placé ici
à portée d'un village catholique pour pouvoir l'y envoyer, le
plus souvent qu'il se peut, remplir son devoir, et notre pasteur
lui prête pour cela sa voiture avec grand plaisir. Je vous prie de
le dire à M. le curé, qui paroissoit alarmé de ce que deviendroit
la religion parmi nous autres. Nous aimons la nôtre , et nous
respectons celle d'autrui.
Permettez que je vous prie de remettre l'incluse à son adresse.
375. — A MADEMOISELLE DUCHESNE,
Sœur de THàtel-Dieu de Montmoreacy, à Montmorency.
Motiersy le z6 janvier 1763.
Non , mademoiselle , on n'oublie ici ni votre amitié ni vos
services , et si madeoioiselle Le Vasseur ne vous a pas rem-
432 CORRESPONDANCE.
bourse plus tôt les deux louis que vous avez en la bonté de hii
prêter, c'est que sa mère, qui les a reçus, lui avoit promis et
lui a encore fait écrire qu'elle vous les rendroît. Elle n'en a rien
fait , cela n'est pas étonnant , ils sont passés avec le reste. Assu-
rément si cette femme a mangé tout l'argent qu'elle a tiré de sa
fille et de moi, depuis vingt ans, il faut qu'elle ait une terrible
avaloire. Si vous pouvez , mademoiselle , attendre sans vous gê-
ner, jusqu'à Pâques , cet argent vous sera remboursé à Mont-
morency; sinon , prenez la peine, quand vous irez à Paris, de
passer à l'hôtel de Luxembourg, et en montrant cette lettre à
M. de la Roche, que d'ailleurs j'aurai soin de prévenir, il vous
remettra ces deux louis pour lesquels mademoiselle Le Yassenr
vous fait ses tendres remerclments , ainsi que pour toutes les
bontés dont vous l'avez honorée.
A l'égard de la dame Maingot , il est très sûr qu'il ne hn est
rien dû. J'en ai pour preuves , premièrement la probité de ma-
demoiselle Le Yasseur, bien incapable assurément de nier une
dette ; la somme qu'elle demande , qui passe ce que j'ai pu
acheter de volaille durant tout mon séjour à Montmorency; mon
usage constant de tout payer comptant à mesure que j'achetois;
le fait particulier dé quatre poulettes qu'acheta mademoiselle Le
Vasseur, pour avoir des œufs durant le carême , et qu'elle
paya comptant au garçon de ladite Maingot , en présence de la
mère Nanon, passé laquelle emplette il n'est pas entré une
pièce de volaille dans ma maison; enfin, l'exactitude même delà
dame Maingot à se faire payer, puisque ma retraite fit trop de
bruit pour être ignorée d'elle , et qu'il n'est pas apparent que,
venant tous les mercredis au marché , elle ne se fût pas avisée
de venir chez moi demander son dû. C'est pour payer les baga-
telles que je pouvois devoir que mademoiselle Le Vasseur est
restée après moi. Pourquoi ne s'est-elle pas adressée à elle?
Donner à la dame Maingot ce qu'elle demande seroit récom-
penser la friponnerie : ce n'est assurément pas mon avis.
Je regrette beaucoup le bon M. Mathas, et je crois qu'il sera
regretté dans tout le pays. Il faut espérer que M. Dumoulin le
ANNÉE ^63. 433
remplacera à tous égards^ et n'héritera pas moins de sa bonté
que de son bien. Je savois que madame de Yerdeiin avoit fait
inoculer ses demoiselles; mais je suis en peine d'elle-même,
n ayant pas de ses nouvelles depuis longtemps , quoique je lui
aie écrit le dernier. Comme il faut nécessairement affranchir les
lettres , les domestiques ne sont pas toujours exacts là-dessus,
et il s'en perd beaucoup de cette manière. Si eUe vient ce prin-
temps à Soisi, je vous prie de lui parler de moi; c'est une bonne
et aimable dame , dont Tamitié m'étoit bien chère et dont je re-
gretterai toute ma vie le voisinage. Je suis très sensible , made-
moiselle , au souvenir de toute votre famille ; je vous prie de lui
en marquer ma reconnoissance et d*y faire à tout le monde mes
salutations , de même qu'à tous les honnêtes gens de Mont-
morency, qui vous paroîlront avoir conservé quelque amitié pour
moi. Mes respects en particulier à M. le curé , si vous en trou-
vez l'occasion. Recevez ceux de mademoiselle Le Vasseur et les
assurances de son éternel attachement. Croyez aussi, je vous
supplie, que je conserverai toute ma vie les |sentiments de res-
pect , d'estime et d'amitié que je vous ai voués.
^^/Xi'*i'\/%/^y\r%>'*/^^/^/%f %/-^/\r%/^/%/%/'%/%/^y*y\f%/\/^^/%>^
376. — A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG,
Mo tiers, le 20 février 1763.
Vous voulez , monsieur le maréchal , que je vous décrive le
pays que j'habite. Mais comment faire? je ne sais voir qu'autant
que je suis ému ; les objets indifférents sont nuls à mes yeux; je
n'ai de l'attention qu'à proportion de l'intérêt qui l'excite : et
quel intérêt puis-je prendre à ce que je retrouve si loin de vous?
Des arbres, des rochers, des maisons, des hommes même, sont
autant d'objets isolés dont chacun en particulier donne peu d'é-
motion à celui qui le regarde : mais l'impression commune de
tout cela , qui le réunit en un seul tableau , dépend de l'état où
• ■ /
nous sommes en le contemplant. Ce tableau, quoique toujours
le même, se peint d'autant de manières qu'il y a de dispositions
différentes dans les cœurs des spectateurs; et ces différences»
^34 CORRESPONDANCE.
qui fbot celles de nos jugements , n'ont pas lieu seulement d'un
spectateur à l'autre » mais dans le même en différents temps.
C'est ce que j'éprouve bien sensiblement en revoyant ce pays que
j'ai tant aimé. J'y croyois retrouver ce qui m'avoit charmé dans
ma jeunesse : tout est changé; c*est un autre paysage, un autre
air, un autre ciel, d'autres hommes; et, ne voyant plus mes
montagnons avec des yeux de vingt ans, je les trouve beaucoup
vieillis. On regrette le bon temps d'autrefois; je le crois bien :
nous attribuons aux choses tout le changement qui s'est fait en
nous ; et , lorsque le plaisir nous quitte , nous croyons qu'il n'est
plus nulle part. D'autres voient les choses comme nous les avons
vues, et les verront comme nous les voyons aujourd'hui. Mais
ce sont des descriptions que vous me demander, non des ré-
flexions, et les miennes m'entrahient comme un vieux enfant qui
r^ette encore ses anciens jeux. Les diverses impressions que
ce pays a feites sur moi à différents âges me font conclure que
nos relations se rapportent toujours plus à nous qu'aux choses,
et que, comme nous décrivons bien plus ce que nous sentons
que ce qui est, il faudroit savoir comment étoit affecté l'auteur
d'un voyage en l'écrivant, pour juger de combien ses peintures
sont au-deçà ou au-delà du vrai. Sur ce principe ne vous étonnez
pas de voir devenir aride et froid , sous ma plume , un pays jadis
si verdoyant , si vivant, si riant , à mon gré : vous sentirez trop
aisément dans ma lettre en quel temps de ma vie et en quelle
saison de l'année elle a été écrite.
Je sais, monsieur le maréchal, qne, pour vous parler d'un
village, il ne faut pas commencer par Vous décrire toute la Suisse,
comme si le petit coin que j'habite avoit besoin d'être circonso'it
d'un si grand espace. Il y a pourtant des choses générales qui ne
se devinent point, et qu'il faut savoir pour juger des objets par-
ticuliers. Pour connoître Motiers, il faut avoir quelque idée du
comté de Neuchâtel; et pour connoître le comté de Neuchâtel,
il faut en avoir de la Suisse entière.
Elle offre à-peu-près partout les mêmes aspects, des lacs, des
prés, des bois, des montagnes; et les Suisses ont aussi tous à-
ANNÉE U63. -135
peu-près les mêmes mœurs , mêlées de l'imitation des autres
peuples et de leur antique simplicité. Ils ont des manières de vi-
vre qui ne changent point , parcequ' elles tiennent pour ainsi dire
au sol , au climat , aux besoins divers , et qu'en cela les habitants
sont toujours forcés de se conformer à ce que la nature des lieux
leur prescrit. Telle est, par exemple, la distribution de leurs
habitations 9 beaucoup moins réunies en villes et en bourgs qu'en
France, mais éparses et dispersées çà et là sur le terrein avec
beaucoup plus d'égalité. Ainsi , quoique la Suisse soit en général
plus peuplée à proportion que la France, elle a de moins grandes
villes et de moins gros villages en revanche, on y trouve partout
des maisons : le village couvre toute la paroisse, et la ville s'é-
tend sur tout le pays. La Suisse entière est comme une grande
ville divisée en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées,
d'autres sur les coteaux, d'autres sur les montagnes. Genève,
Saint-Gall, Neuchâtel, sont comme les faubourgs : il y a des
quartiers plus ou moins peuplés , mais tous le sont assez pour
marquer qu'on est toujours dans la ville : seulement les maisons,
au lieu d'être alignées, sont dispersées sans symétrie et sans or-
dre, comme on dit qu'étoient celles de l'ancienne Rome. On ne
croit plus parcourir des déserts quand on trouve des clochers
parmi les sapins, des troupeaux sur des rochers, des manufac-
tures dans des précipices, des ateliers sur des torrents. Ce mé-
lange bizarre a je ne sais quoi d*animé , de vivant , qui respire la
liberté, le bien-être^ et qui fera toujours du pays où il se trouve
un spectacle unique en son genre , mais fait seulement pour des
yeux qui sachent voir.
Cette égale distribution vient du grand nombre de petits
états qui divise les capitales, de la rudesse du pays, qui rend
les transports difficiles, et de la nature des productions^ qui,
consistant pour la plupart en pâturages, exige que la consom-
mation s'en fasse sur les lieux mêmes , et tient les hommes
aussi dispersés que les bestiaux. Voilà le plus grand avantage
de la Suisse , avantage que ses habitants regardent peut-être
comme un malheur , mais qu'elle tient d'elle seule , que rien
1
136 CORRESPONDANCE.
ne peut lui ôter , qui, malgré eux, contient ou retarde le pro-
grès du luxe, et des mauvaises mœurs, et qui réparera tou-
jours à la longue Tétonnante déperdition d'hommes qu'die
fait dans les pays étrangers.
Yoilà le bien : voici le mal amené par ce bien même. Quand
les Suisses, qui jadis vivant renfermés dans leurs montagnes
so suffisoient à eux-mêmes , ont commencé à communiquer
avec d'autres nations, ils ont pris goût à leur manière de vi-
vre, et ont voulu Timiter; ils se sont aperçus que l'argent
étoit yne bonne chose, et ils ont voulu en avoir : sans produc-
tions et sans industrie pour l'attirer , ils se sont mis en com-
merce eux-mêmes, ils se sont vendus en détail aux puissances;
ils ont acquis par là précisément assez d'argent pour sentir
qu'ils étaipnt pauvres; les moyens de le faire circuler étant
presque impossibles dans un pays qui ne produit rien et qui
n'est pas maritime, cet argent leur a porté de nouveaux be-
soins sans augmenter leurs ressources. Ainsi leurs premières
aliénations de troupes les ont forcés d'en faire de plus grandes
et de continuer toujours. La vie étant devenue plus dévorante,
le même pays n'a plus pu nourrir la même quantité d'habi-
tants. C'est la raison de la dépopulation qu'on commence à
sentir dans toute la Suisse. Elle nourrissoit ses nombreux ha-
bitants quand ils ne sortoient pas de chez eux; à présent qu'il
en sort la moitié, à peine peut-fCUe nourrir l'autre.
Le pis est que de cette moitié qui sort il en rentre assez pour
corrompre tout ce qui reste par l'imitation des usages des au-
tres pays , et surtout de la France , qui a plus de troupes suisses
qu'aucune autre nation. Je dis corrompre , sans entrer dans
la question si les mœurs françoises sont bonnes ou mauvaises
en France, parceque cette question est hors de doute quant à
la Suisse, et qu'il n'est pas possible que les mêmes usages con-
viennent à des peuples qui, n'ayant pas les mêmes ressources
et n'habitant ni le même climat ni le même sol, seront toujours
forcés de vivre différemment.
Le concours de ces deux causes , Tune bonne et l'autre mau»
ANNÉE -1763. 137
vaise, se fait sentir en toutes choses : il rend raison de tout ce
qu'on remarque de particulier dans les mœurs des Suisses, et
surtout de ce contraste bizarre de recherche et de simplicité
qu'on sent dans toutes leurs manières. Ils tournent à contre-
sens tous les usages qu'ils prennent, non par faute d'esprit,
mais par la force des choses. En transportant dans leurs bois
les usages des grandes villes, ils les appliquent de la façon la
plus comique; ils ne savent ce que c'est qu'habits de campagne;
ils sont parés dans lei^rs rochers comme ils Tétoient à Paris;
ils portent sous leurs sapins tous les pompons du Palais-Royal,
et j'en ai vu revenir de faire leurs foins en petite veste à falbala
de mousseline. Leur délicatesse a toujours quelque chose de
grossier, leur luxe a toujours quelque chose de rude. Ils ont des
entremets, mais ils mangent du pain noir; ils servent des vins
étrangers, et boivent de la piquette; des ragoûts fins accom-
pagnent leur lard rance et leurs choux; ils vous offriront à dé-
jeuner du c^fé, du fromage; à goûter , du thé avec du jambon ;
les femmes ont de la dentelle et de fort gros linge , des robes de
goût avec des bas de couleur : leurs valets, alternativement
laquais et bouviers, ont Fhabit de livrée en servant à table, et
mêlent l'odeur de fumier à celle des mets.
Çpmn^e on ne jouit du luxe qu'en le montrant , il a rendu leur
société plus familière sans leur ôter pourtant le goût de leurs
demeures isolées. Personne ici n'est surpris de me voir passer
l'hiver en campagne; mille gens du monde en font tout autant.
On demeure donc toujours séparés; mais on se rapproche par
de longues et fréquentes visites. Pour étaler sa parure et ses
meubles il faut attirer ses voisins et les aller voir ; et comme ces ,
voisins sont souvent assez éloignés, ce sont des voyages conti-
nuels : aussi jamais n ai-je vu de peuple si allant que les Suisses;
les François n'en approchent pas. Vous ne rencontrez de toutes
parts que voitures; il n'y a pas une maison qui n'ait la sienne,
et les chevaux , dont la Suisse abonde , ne sont rien moins qu'inu-
tiles dans le pays. Mais, comme ces courses ont souvent pour
objet des visites de femmes, quand on monte à cheval, ce qui
438 CORRESPONDANCE.
commence à devenir rare , on y monte en joKs bas blancs bien
tirés , et l*on fait à-pea-près , pour courir la poste , la mésie
toilette que pour aller au bal. Aussi rien n*est plus brillant que
les (àemins de la Suisse; on y rencontre à tout moment de petits
messieurs et de belles dames; on n'y voit que bleu, vert, cou-
leur de rose, on se croiroit au jardin du Luxembourg.
Un effet de ce commerce est d'avoir presque ôté aux hommes
le goût du vin ; et un effet contraire de cette vie ambulante est
d'avoir cependant rendu les cabarets fréquents et bons dans toute
la Suisse. Je ne sais pas pourquoi l'on vante tant ceux de France;
ils n'approchent sûrement pas de ceux-ci. Il est vrai qu'il y fait
très cher vivre; mais cela est vrai aussi de la vie domestique, et
cela ne sauroit être autrement dans un pays qui produit peu de
denrées, et où l'argent ne laisse pas de circuler.
Les trois seules marchandises qui leur en aient fourni jus-
qu'ici sont les fromages, les chevaux, et les hommes; n(iaiside-
puis l'introduction du luxe ce commerce ne leur suffit plus, et
ils y ont ajouté celui des manufactures, dont ils sont redevables
aux réfugiés françois : ressource qui cependant a plus d'appa-
rence que de réalité; car , comme la cherté des denrées augmente
avec les espèces, et que la culture de la terre se néglige quand
on gagne davantage à d'autres travaux , avec plus d'argent ils
n'en sont pas plus riches , ce qui se voit par la comparaison avec
les Suisses catholiques, qui, n'ayant pas la même ressource,
sont plus pauvres d'argent et ne vivent pas moins bien.
Il est fort singulier qu'un pays si rude, et dont les habitants
sont si enclins à sortir , leur inspire pourtant un amour si tendre,
. que le regret de l'avoir quitté les y ramène presque tous à h
tin , et que ce regret donne à ceux qui n'y peuvent revenir une
maladie quelquefois mortelle, qu'ils appellent, je crois, le hemué.
Il y a dans la Suisse un air célèbre appelé le ranz des vaches , que
les bergers sonnent sur leurs cornets , et dont ils font retentir
tous les coteaux du pays. Cet air, qui est peu de diose en lui-
même , mais qui rappelle aux Suisses mille idées relatives au pays
natal, leur fait verser des torrents de larmes quand ils Tenten-
ANNÉE ^763. 139
dent en terre étrangère. Il en a même £ait mourir de douleur un
si grand nombre , qu'il a été défendu, par ordonnance du roi,
de jouer le ranz des vaches dans les troupes suisses. Mais , mon-^
sieur le maréchal ,>vous savez peut-être tout cela mieux que moi ,
et les réflexions que ce fait présente ne vous auront pas échappé.
Je ne puis m'empécher de remarquer seulement que la France
est assurément le meilleur pays du monde, où toutes les com-
modités et tous les agréments de la vie concourent au bien-être
des habitants. Cependant il n'y a jamais eu, que je sache, de
hemvé ni de ranz des vaches qui fit pleurer et mourir de regret
un François en pays étranger : et cette maladie diminue beau-
coup chez les Suisses depuis qu'on vit plus agréablement dans
leur pays. .
Les Suisses en général isont justes , officieux , charitables ,
amis sphdes , braves soldats , et bons citoyens , mais intrigants ,
défiants, jaloux, curieux, avares, et leur avarice contient plus
leur luxe que ne fait leur simplicité.IIs sont ordinairement graves
et flegmatiques, mais Us sont furieux dans la colère, et leur joie
est une ivresse. Je n'ai rien vu de si gai que leurs jeux. Il est
étonnant que le peuple françois danse tristement , languissam-
ment , de mauvaise grâce , et que les danses suisses soient sau-
tillantes et vives. Les hommes y montrent leur vigueur natu-
relle , et les filles ont une légèreté charmante ; on diroit que la
terre leur brûle les pieds .
Les Suisses sont adroits et rusés dans les affaires : les Fran-
çois qui les jugent grossiers sont bien moins déliés qu'eux; ils
jugent de leur esprit par leur accent. La cour de France a tou-
jours voulu leur envoyer des gens fins , et s'est toujours trompée.
A ce genre d'escrime , ils battent communément les François :
mais envoyez-leur des gens droits et fermes , vous ferez d*eux
ce que vous voudrez , car naturellement ils vous aiment. Le mar-
quis de Bonnac, qui avoit tant d'esprit , mais qui passoit pour
adroit, n'a rien fait en Suisse; et jadis le maréchal de Bassom-
pierre y faisoit tout ce qu'il vouloit , parcequ'il ctoit franc , ou
qu'il passoit chez eux pour l'être. Les Suisses négocieront tou^
440 CORRESPONDANCE.
jours avec avantage , à moins qu'ils ne soient vendus par leurs
magistrats, attendu qu'ils peuvent mieux se passer d'argent que
les puissances ne peuvent se passer d'hommes ; car , pour votre
blé y quand ils voudront ils n'en auront pas besoin. Il faut avouer
aussi que s'ils font bien leurs traités > ils les exécutent encore
mieux : fidélité qu'on ne se pique pas de leur rendre.
Je ne vous dirai rien , monsieur le maréchal, de leur gouver-
nement et de leur politique, parceque cela me mèneroit trop
loin , et que je ne veux vous parler que de ce que j'ai vu. Quant
au comté de Neuchàtel où j'habite, vous savez qu'il appartient
au roi de Prusse. Cette petite principauté , après avoir été dé-
membrée du royaume de Bourgogne et passé successivement dans
les maisons de Chàlons, d'OchbergetdeLongueville, tomba enfin,
en 1707 , dans celle de Brandebourg par la décision des états du
pays , juges naturels des droits des prétendants. Je n'entrerai
point dans Uexamen des raisons sur lesquelles le roi de Prusse
fut préféré au prince de Conti , ni des influences que purent
avoir d'autres puissances dans cette affaire ; je me contenterai
de remarquer que , dans la concurrence entre ces deux princes ,
c'étoit un honneur qui ne pouvoit manquer aux Neuchâtelois
d'appartenir un jour à un grand capitaine. Au reste , ils ont con-
servé sous leurs souverains à-peu-près la même liberté qu'ont les
autres Suisses : mais peut-être en sont-ils plus redevables à leur
position qu'à leur habileté ; car je les retrouve bien remuants
pour des gens sages.
Tout ce que je viens de remarquer des Suisses , en général ,
caractérise encore plus fortement ce peuple-ci; et le contraste du
naturel et de l'imitation s'y fait encore mieux sentir , avec cette
différence pourtant que le naturel a moins d'étoffe , et qu'à quel-
que petit coin près la dorure couvre tout le fond. Le pays , si
l'on excepte la ville et les bords du lac , est aussi rude que le reste
de la Suisse : la vie y est aussi rustique ; et les habitants , accou-
tumés à vivre sous des princes , s'y sont encore plus affectionnés
aux grandes manières ; de sorte qu'on trouve ici du jargon ,
des airs, dans tous les états; de beaux parleurs labourant les
ANNÉE 1763. Ml
champs » et des courtisans en souquenille : aussi appelle-t*an les
Neuchâtelois les Gascons de la Suisse. Us ont de Tesprit , et ils se
piquent de vivacité; ils lisent, et, la lectureleur profite : les paysans
mêmes sont instruits , ils ont presque tous un petit recueil de
livres choisis qu'ils appellent leur bibliothèque; ils sont même
assez au courant pour les nouveautés ; ils font valoir tout cela
dans la conversation d*une manière qui n'est point gauche y et ils
ont presque le ton du jour comme s'ils vivoient à Paris. Il y a
quelque temps qu'en me promenant je m'arrêtai devant une
maison où dés filles faisoient de la dentelle ; la mère berçoit uil
petit enfant , et je la regardois faire , quand je vis sortir de la
cabane un gros paysan , qui , m'abordant d'un air aisé , me dit :
€ Vous voyez qu'on ne suit pas trop bien vos préceptes; mais nos
c femmes tiennent autant aux vieux préjugés qu'elles aiment les
< nouvelles modes. > Je tombai des nues. J'ai entendu parmi ces
gens-là cent propos du même ton.
Beaucoup d'esprit et encore plus de prétention , mais sans
aucun goût j voilà ce qui m'a d'abord frappé chez les Neuchâte-
lois. Ils parlent très bien , très aisément; mais ils écrivent plate-
ment et mal , surtout quand ils veulent écrire légèrement , et ils
le veulent toujours. Comme ils ne savent pas même en quoi con-
siste la grâce et le sel du style léger , lorsqu'ils ont enfilé des
phrases lourdement sémillantes ils se croient autant de Yoltaire
et de Crébillon. Ils ont une makiière de journal dans lequel ils
s'efforcent d'être gentils et badins. Ils y fourrent même de petits
vers de leur façon. Madame la maréchale trouveroit sinon de
l'amusement , au moins de Toccupation dans ce Mercure , car
c'est d'un bout à l'autre un logogriphe qui demande un meilleur
OEdipequemoi.
C'est à-peu-près le même habillement que dans le canton de
Berne , mais un peu plus contourné . Les hommes se mettent assez
à la françoise ; et c'est ce que les femmes voudroient bien faire
aussi: maiscommeelles ne voyagent guère, ne prenant pascomme
eux les modes de la première main , elles les outrent , les défigu-
H2 CORRESPONDANCE.
rent; et , chargées de pretintailles et de falbalas, elles semblent
parées de guenilles.
Quant à leur caractère , U est difficile d'en juger , tant il est
offusqué de manières : ils se croient polis parcequ'ils sont façon-
niers , et gais parcequ'ils sont turbulents. Je crois qu'il n'y a que
les Chinois au monde qui puissent l'emporter sur eux à faire des
compliments. Arrivez-vous fatigué , pressé , n'importe , faut
d'abord prêter le flanc à la longue bordée; tant que la machine est
montée elle joue , et elle se remonte toujours à chaque arrivant.
La politesse françoise est de mettre les gens à leur aise, et même
de s'y mettre aussi : la politesse neuchâteloise est de gêner et
soi-même et les autres. Ils ne consultent jamais ce qui vous con-
vient, mais ce qui peut étaler leur prétendu savoir-vivre. Leurs
offres exagérées ne tentent point ; elles ont toujours je ne sais-
quel air de formule , je ne sais quoi de sec et d'apprêté , qui vous
invite au refus. Ils sont pourtant obligeants, officieux, hospitaliers
très réellement, surtout pour les gens de qualité: on est toujours
sûr d'être accueilli d'eux en se donnant pour marquis ou comte :
et comme une ressourcé aussi facile ne manque pas aux aventu-
riers , ils en ont souvent dans leur ville , qui pour l'ordinaire y
sont très fêtés : un simple honnête homme avec des malheurs et
des vertus ne le seroit pas de même; on peut y porter un grand
nom sans mérite, mais non pas un grand mérite sans nom. Du vj
reste , ceux qu'ils servent une fois ils les servent bien. Ils sont
fidèles à leurs promesses, et n'abandonnent pas aisément leurs
protégés. Il se peut même qu'ils soient aimants et sensibles; mais
rien n'est plus éloigné du ton du sentiment que celui qu'ils pren-
nent ; tout ce qu'ils font par humanité semble être fait par osten-
tation , et leur vanité cache leur bon cœur.
Cette vanité est leur vice dominant , elle perce partout , et
d'autant plus aisément qu'elle est maladroite. Ils se croient tous
gentilshommes , quoique leurs souverains ne fussent que des
genlilshommes eux-mêmes. Ils aiment la chasse, moins par goût
que parceque c'est un amusement noble. Enfih jamais on ne vit
ANNÉE ^763. Ui
des bourgeois si pleins.de leur naissance : ils ne la vantent pour-
tant pas, mais on voit quils s'en occupent; ils n'en sont pas
fiers, ils n'en sont qu'entêtés.
Au défaut de dignités et de titres de noblesse , ils ont des titres
militaires ou municipaux en telle abondance , qu'il y a plus de
gens titrés que de gens qui ne le sont pas. C'est M. le colonel,
M. le major, M. le capitaine , M. le lieutenant , ]VL le conseiller,
M. le châtelain, M. le maire, M. le justicier, M. le professeur,
M. le docteur, M. Fancien : si j'avois pu reprendre ici mon an-
cien métier, je ne doute pas que je n'y fusse M. le copiste. Les
fenmies portent aussi les titres de leurs maris : madame la
conseillère , madame la ministre : j'ai pour voisine madame la
major ; et comme on n'y nomme les gens que par leurs titres ,
on est embarrassé comment dire aux gens qui n'ont que leur
nom; c'est comme s'ils n'en avoient point.
Le sexe n y est pas beau ; on dit qu'il a dégénéré. Les filles
ont beaucoup de liberté , et en font usage. Elles se rassemblent
souvent en société, où l'on joue, où l'on goûte, où l'on babille,
et où l'on attire tant qu'on peut les jeunes gens; mais par mal-
heur ils sont rares , et il faut se les arracher. Les femmes vivent
assez sagement : il y a dans le pays d'assez bons ménages, et il
y en auroit bien davantage si c'étoit un air de bien vivre avec
1^^ son mari. Du reste , vivant beaucoup en campagne, lisant moins
" et avec moins de fruit que les hommes , elles n'ont pas l'esprit
fort orné ; et, dans le désœuvrement de leur vie, elles n'ont
d'autre ressource que de foire de la dentelle , d'épier curieuse-
ment les affaires des autres, de médire , et de jouer. Il y en a
pourtant de fort aimables, mais en général on ne trouve pas
dans leur entretien ce ton que la décence et l'honnêteté même
rendent séducteur, ce ton que les Françoises savent si bien
prendre quand elles veulent, qui montre du sentiment, de
l'ame, et qui promet des héroïnes de roman. La conversation
des Neuchâteloise^ est aride ou badine ; elle tarit sitôt qu'on ne
plaisante pas. Les deux sexes ne manquent pas de bon naturel ;
et je crois que ce n'est pas un peuple sans mœurs , mais c'est un
U2 CORRESPONDANCE,
rent ; et , chargées de pretintailles et de felbalas , f Aranger
parées de gueniUes. 4»«nt sert
Quant à leur caractère , A est difficile dTer ieur clergé ,
offusqué de manières : ils se croient pofis p- , îb ne savent
niers , et gais parcequ'ils sont turbulent». / Je dianté , celle
les Chinois au monde qui puissent l'em';' ^hain , c'est seu-
compUments. Arrivez-vous fatigué * / n chrétien pour eux
d'abord prêter le flanc à la longue Ik;^ ' ^^imanches; quoiqu'il
montée elle joue , et eUe se renK / • ^e^rs ministres , qui se
La politesse Françoise est dem / ' ^ peuple, tandis que leurs
de s'y mettre aussi : la poF ; ' ûient conserver ce crédit en se
soi-^néme et les autres. Dp ^^ ^«"^ ' ^n étendant à tout la jur
vient , mais ce qui peut soient pas que leur temps est passé,
offres exagérées ne V- jooo^ d'exciter dans l'état une fermen-
quel air de formule , * '^ perdre. L'importante affaire dont B
invite au refus. Op ^^^ir si les peines des damnés étoient éter-
trèsréellemoit /j^ p^^® ^ croire avec quelle chaleur cette dis-
sûr d'être ^ff^/^f ^*'® ^^ jansénisme en France n'en a pas
et comme » Xs^^ ^^^P^ assemblés, les peuples prêts à prendre
riers îlf iî^^stres destitués , magistrats interdits , tout mar-
sont tr Y^Lût(^'^ d'une guerre civile; et cette affaire n'est pas
jgg . jf^fyfld qu elle ne puisse laisser de longs souvenirs ; Quand
ne ^'^ient tous arrangés pour aller en enfer, ils n'auroient
r /^ de souci de ce qui s'y passe.
^ifM 1^ principales remarques que j'ai faites jusqu'ici sur les
du pays où je suis. Elles vous paroitroient peut-être un peu
M^ pour un honmie qui parle de ses hôtes, si je vous laissois
/ ^orer que je ne leur suis redevable d'aucune hospitalité. Ce
/ n'est point à messieurs de Neuchâtel que je suis venu demander
110 asile qu'ils ne m'auroient sûrement pas accordé , c'est à mi-
lord Maréchal, et je ne suis ici que chez le roi de Prusse. Au
contraire , à-mon arrivée sur les terres de ]^ principauté , le
magistrat de la ville de Neuchâtel s'est , pour tout accueil ,
dépêché de défendre mon livre sans le connoître ; la classe des
ministres l'a déféré de même au conseil d'état : on n'a jamais vu
ANNÉE 1763, 145^
des gens plus pressés d'imiter les sottises de leurs voiàias^ Saiiil$
la protection déclarée demilord Maréchal, on j^ m'eût sûre-
ment point laissé en paix dans ce village. Tant de bandits se^-
f ugient dans le pays , que ceux qui le gouvernent ne savent pas
distinguer des malfaiteurs poursuivis les innocents opprimés , on
se mettent peu en peine d*en faire la différence. La maison que
j'habite appartient à une nièce de mon vieux ami M. Roguin.
Aus»> loin d'avoir nulle obligation à messieurs de Neuchàtel , je
n'ai qu'à m'en {daindre. D'ailleurs, je n'ai pas mis le pied dans
leur ville , ils me sont étrangers à tous égards ; je ne leur dois
que justice en parlant d'eux , et je la leur rends.
Je la rends de meilleur cœur encore à ceux d'entre eux qui
m'ont comblé de caresses , d'offires , de politesses de toute es-
pèce. Flatté de leur estime et touché de leurs bontés , je me
ferai toujours un devoir et un plaisir de leur marquer mon atta-
chement et ma reconnoissance; mais l'accnieil qu ils m'ont foit
n'a rien de commun avec le gouvernement neudiàtelois , qui
m'en eût fait un bien différent s'il en eût été le maître. Je dois
dire encore que si la mauvaise volonté du corps des ministres
n'est pas douteuse , j'ai beaucoup à me louer en particulier de
celui dont j'habite k paroisse. H me vint voir à mon arrivée , il
fit mille offres de services qui n'étoient point vaines , comme
e l'a prouvé dans une occasion essentielle où il s'est exposé à
^tbjmauvaise humeur de plus d'un de ses confrères pour s'être
montré vrai pasteur envers moi. Je m'attendois d'autant moins
de sa part à cette justice , qu'il avoit joué dans les précédentes
brouilleries un rôle qui n'annonçoit pas un ministre tolérant.
C'est au surplus un homme assez gai dans la société , qui ne
manque pas d'esprit , qui fait quelquefois d'assez bons sermons,
et souvent de fort bons contes.
Je m'aperçois que cette lettre est un livre, €t je n'en suis en-
core qu'à la moitié de ma relation. Je vais, monsieur le maré-
chal, vous laisser reprendre haleine, et remettre le second tome
à une autre fois \
^ Pour apprécier les divers jiigemenls portes dans cette lettre , le leclciir von-
COURESPOKDAIVCB, T. II. . 10
H6 COKRESPONDANCE,
»77. — A MADAME LATOUR.
A Moviers, le 27 janvier 1763.
Je reçois presqu'en même temps , madame » vos'étrennes et
votre portrait, deux présents qui me sont précieux; l'an parce*
qu'il vous représente , et l'autre parcequ'il vient de vous. U
semble que vous avez prévu le besoin que j'aurois de l'almanadi
pour contenir l'effet que feroit sur moi la description de votre
personne , et pour m'avertir honnêtement qu'un homme né le
4 juillet 1 7 1 2 ne doit pas , le 27 janvier 1 763 , prendre un in-
térêt si curieux à certains articles, sous peine d'être un vieux
fou« Malheureusement le poison me paroit plus fort que le re*
mède, et votre lettre est plus (fropre à me faire oublier moi^ âge
que votre almanach à m'en faire souvenir. Il n'eût pas fallu
d'autre magie à Médée pour rajeunir le vieux Escm'^ ei si l'Au*
rore étoit faite comme vous, Titon décrépit pouvoît être encore
malade , que ses ans et ses maux dévoient disparoitre eo la
voyant. Pour moi, si loin de vous, je ne gagne à tout cela que
des regrets et du ridicule ; un cœur rajeuni n'est qu'un nouveau
mal avec tant d'autres, et rien n'est plus sot qu'un barbon de
vingt ans. Aussi je ne voudrois pas, pour tout au monde» édÉ
exposé désormais à voir ce joli visage d'un ovale paifait, et|V.
n'est pas la partie la moins blanche de votre personne ; j'aui^
toujours peur que ces petites mouches couleur de rose ne de*
vinssent pour moi transparentes , et que , pour mieux apprécier
le teint du visage , quelque frileuse que vous puissiez êtr^, mon
esprit indiscret n'allât, à travers mille voiles, chercher des^ pièces
de comparaison. . .
Coine per acqua o per cristaHo intero
'l'rapassa il raggto, e no'l divide o parte ^
'Per eutro il chiuso manto osa il pensiero
Si penetrar nella vietata parte.
Tasso, Gkr. C IV, 32.
dra bien faire attention à l'époque de sa date et au lieu qu'babifcuii Tautem^
(Note des éditeurs de Genève.)
ANNÉE ^763. Ul
Mais, madame, laissons un peu votre teint et votre figure,
qu'il n'appartient pas à une imagination de cinquante ans de
profaner , et parlons plutôt de cette aimable physionomie faite
pour vous donner des amis de tout âge, et qui promet un cœur
propre à les conserver. Il ne tiendra pas à moi qu'elle n'achève
ce que vos lettres ont si bien commencé, et que je n'aie pas pour
vous, le reste de ma vie, un attachement digne d^un caractère
aussi charmant. Combien il va m'étre agréable de me faire dire
par une aussi jolie bouche tout ce que vous m'écrirez d'obligeant,
et de lire dans des yeux d'un bleu foncé, armés d'une paupière
noire , Tamitié que vous me témoignez ! Mais cette même amitié
m'impose des devoirs que je veux remplir ; et si mon âge rend
les fadeurs ridicules, il faut excuser la sincérité. Je vous pardonne
Uen d'idolâtrer un peu votre chevelure, et je partage même d'ici
cette idolâtrie ; mais l'approbation que je puis donner à votre
manière de vous coiffer dépend d'une question qu'il ne faut ja-
mais faire aux femmes, et que je vous ferai pourtant. Madame ,
quel âge avez-vous?
Puisque vous avez lu le chiffon qui accompagnoit le lacet dont
vous me parlez, vous savez, madame, à quelle occasion il a été
ivoyé, et sous quelles conditions on en peut obtenir un sem-
I. Ayez la bonté de redevenir fille, de vous marier tout de
iveau, de vous eng%er à nourrir vous-même votre premier
enfiant, et vous aurez le plus beau lacet que je puisse faire. Je
me suis engagé à n'en jamais donner qu'à ce prix : je ne puis
violer ma promesse.
Je suis fort sensible à l'intérêt que M. du Terreaux veut bien
prendre à ma santé, et plus encore au soin de la main qui m'a
£ait passer sa recette; mais ayant depuis longtemps abandonné
ma vie et mon corps à la seule nature , je ne veux point empiéter
sur elle, ni me mêler de ce que je ne sais pas. J'ai appris à souf-*
frir, madame; cet art dispense d'apprendre à guérir, et n'en a
pas les inconvénients. Toutefois, s'il ne tient qu'à quelques ver-
res d'eau pour vous complaire , je veux bien les boire dans la sai-
son , non pour ma jsanté , mais à k vôtre ; je youdrois faire pour
448 CORRESPONDANCE.
vous des choses plus difficiles, pourvu qu'elles eussent un antre
objet*
378. — A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers, le a8 janvier 1763.
Il faut , monsieur le marédial > avoir du courage pour décrire
en cette saison le lieu que j'babite. Des cascades , des g^ees, des
rochers nus, des sapins noirs, couverts de neige, sont les objets
dont je suis entouré; et à l'image de l'hiver, le pays ajoutant
l'aspect de Taridité, ne promet, à le voir, qu'une description
fort triste : aussi a-t-il Tair assez nu en toute saison , mais il est
presque efirayant dans celle-ci. Il faut donc vous le représenter
comme je l'ai trouvé en y arrivant, et non comme je le vois au-
jourd'hui , sans quoi l'intérêt que vous prenez à moi m'empédie-
roit de vous en rien dire.
Figurez-vous donc un vallon d'une bonne demi-lieue de large,
et d'environ deux lieues de long, au milieu duquel passe une.pe-
tite rivière appelée la Reussj dans la direction du nord-ouest
au sud-est. Ce vallon , formé par deux chaînes de montagnes qui
sont des branches du Mont-Jura et qui se resserrent par les deux
bouts, reste pourtant assez ouvert pour laisser voir au loin j^f"
prolongements, lesquels, divisés en rail^ux par les bras on
montagnes, offrent plusieurs belles perspectives. Ce vallon , ap-
pelé le Val-de-Travers , du nom d'un village qui est à son extré-
mité orientale, est garni de quatre ou cinq autres villages à peu
de distance les uns des autres. Celui de Motiers, qui forme le
milieu, est dominé par un vieux château désert, dont le voisi-
nage et la situation solitaire et sauvage m'attirent souvent dans
mes promenades du matin , d'autant plus que je puis sortir de
ce côté par une porte de derrière sans passer par la rue ni de-
vant aucune maison . On dit que les bois et les rochers qui envi-
ronnent ce château sont fort remplis de vipères; cependant, ayant
beaucoup parcouru tous les environs , et m'étant assis à toutes
sortes de places , je n'en ai point vu jusqu'ici.
ANNÉE 4763. 449
Outre ces villages oa voit vers le bas des montagpaes plusieurs
maisons éparses, qu'on appelle des prises, dans lesquelles on
tient des bestiaux , et dont plusieurs sont habitées par les pro-
priétaires 9 la plupart paysans. Il y en a une entre autres à mi-
côte nord y par conséquent exposée au midi^ sur une terrasse
naturelle , dans la plus admirable position que j'aie jamais vue ,
et d(mt le difficile accès m'eût rendu Tbabitation très commode.
J'en fus si tenté , que dès la première fois je m'étois presque ar-
rangé avec le propriétaire pour y loger ; mais on m'a depuis tant ,
dit de mal de cet homme , qu'aimant encore mieux la paix et la
sûreté qu'une demeure agréable , j'ai pris le parti de rester où
je suis. La maison que j'occupe est dans une moins belle posi-
tion f mais elle est grande , assez commode ; elle a une galerie
extérieure où je me promène dans les mauvais temps ; et » ce qui
vaut mieux que tout le reste , c'est un asile offert par l'amitié.
La Reuss a sa source au*dessus d'un village appelé Saint-Sul-
pice , à l'extrémité occidentale du vallon; elle en sort au village
de Travers , à l'autre extrémité , où elle commence à se creuser
un lit y qui devient bientôt précipice , et la conduit enfin dans le
lac de NeuchàteL Cette Reuss est une très jolie rivière , claire et
brillante comme de l'argent , ou les truites ont bien de la peine à
•e cacher dans des touffes d'herbes. On la voit sortir tout d'un
coup de terre à sa source , non point en petite fontaine ou ruis-
seau y mais toute grande et déjà rivière , comme la fontaine de
Yauclusey en bouillonnant à travers les rochers. Comme cette
source est fort enfoncée dans les rochers escarpés d'une monta-
gne y on y est toujours à l'ombre ; et la. fraîcheur continuelle , le
bruit y les chutes , le caur& de l'eau , m'attirant l'été à travers èes
roches brûlantes , raae font souvent mettre en nage pour aller
chercher le frais près de ce murmure, ou plutôt près de ce fracas,
plus flatteur à mon oreille que celui de la rue Saint-Martin.
L'élévation des montagnes qui forment le vallon n'est pas
excessive, mais le vallon même est montagne, étant fort élevé
au-dessus du lac; et le lac, ainsi que le sol de toute la Suisse , est
encore extrêmement élevé sur les pays de plaines, élevés à leur
r.
1
150 CORRESPONDANCE.
tour au-dessus du niveau de la mer. On peut juger sensiblement
de la pente totale par le long et rapide cours des rivières, qui ,
des montagnes de Suisse , vont se rendre , les unes dans la
Méditerranée et les autres dans TOoéan. Ainsi, quoique la Reuss
traversant le vallon soit sujette à de fréquents débordements,
qui font des bords de son lit une espèce de marais , on n*y sent
point le marécage, Tair n'y est point humide et malsain, la
vivacité qu'il tire de son élévation Tempéchant de rester long-
temps chargé de vapeurs grossières; les brouillards, assez fré-
quents le matin , cèdent pour l'ordinaire à l'action du soleil à
mesure qu'il s'élève.
Comme entre les montagnes et les vallées la vue est toujours
réciproque, celle dont je jouis ici dans un fond n'est pas moins
vaste que celle que j'avois sur les hauteurs de Montmorency,
mais elle est d'un autre genre; elle ne flatte pas, elle frappe-,
elle est plus sauvage que riante ; l'art n'y étale pas ses beautés ,
niais la majesté de la nature en impose ; et quoique le parc de
Versailles soit plus grand que ce vallon ^ il ne paroîtroît qu'un
colifichet en sortant d'ici. Au premier coup-d'ϔl, le spectacle,
tout grand qu'il est , semble un peu nu ; on voit très peu d'arbres
dans la vallée ; ils y viennent mal , et ne donnent presque aucun
fruit; l'escarpement des montagnes, étant très rapide, montre
en divers endroits le gris des rochers ; le noir des supins ooupe ce
gi*is d*une nuance qui n'est pas riante , et ces sapins si grands, si
beaux quand on est dessous , ne paroi^ent au loin que des
arbrisseaux; ne promettent ni l'asile ni l'ombre qu'ils donnent :
le fond du vallon, presque au niveau de la rivière, semble n'offrir
à ses deux bords qu'un large marais où Ton ne sauroit mardier ;
la réverbération des rochers n'annonce pas , dans un lieu sans
arbres , une promenade bien fraîche quand le soleil luit ; sitôt
qu'il se couche , il laisse à peine un crépuscule , et la hauteur des
monts , interceptant toute la lumière , fait passer presque à l'in-
stant du jour à la nuit.
Mais , si la première impression de tout cela n'est pas agréable,
elle change insensiblement par un examen plus détaillé ; et, dans
ANNÉE i7()3. i5\
un pays où l'on croyoil avoir tout vu du premier coup-d*œil, on
se trouve avec surprise environné d'objets chaque jour plus
intéressants. Si la promenade de la vallée est un peu unifoe
elle est en revanche extrêmement commode ; tout y est du niveau
le plus parfait, les chemins y sont unis comme des allées de jar-
din , les bords de la rivière offrent par places de larges pelouses
d'un plus beau vert que les gazons du Palais-Royal , et l'on s*y
promène avec délices le long de cette beUe eau , qui dans le vallon
prend un cours paisible en quittant ses cailloux et ses rochers ,
qu'elle retrouve au sortir du Val-de-Travers. On a proposé de
planter ses bords de saules et de peupliers, pour donner, durant
la chaleur du jour, de l'ombre au bétail désolé par les mouches.
Sijamais ce projet s'exécute, les bords de la Reuss deviendront
aussi charmants que ceux du Lignon , et il ne leur manquera plus
que des Astrées , des Silyandres , et un d'Urfé.
Comme la direction du vallon coupe obliquement le cours du
soleil, la hauteur des monts jette toujours de l'ombre par quel-
que côté sur la plaine ; de sorte qu'en dirigeant ses promenades,
et choisissant ses heures, on peut aisément faire à l'abri du soleil
tout le tour du vallon. D'ailleurs, ces mêmes montagnes, inter-
ceptant ses rayons, font qu'il se lève tard et se couche de bonne
heure , en sorte qu'on en est pas longtemps htùié. Nous avons
presque ici la clef de l'énigme du ciel de trois aunes' , et il est
certain que les maisons qui sont près de la source de la Reuss
n'ont pas trois heures de soleil , même en été.
Lorsqu'on quitte le bas du vallon pour se promener à mi-
côte, comme nous fîmes une fois, monsieur le maréchal, le long
des Champeaux , du côté d' Andilly , en n'a pas une promenade
aussi commode ; mais cet agrément est bien compensé par la var
riété des sites et des points de vue, par les découvertes que l'on
fait sans cesse autour de soi , par les jolis réduits qu'on trouve
* Allusion à ces vers des Bucoliques :
<( Die quibus in terris, et eris niilii magnus ApoUo,
•t Très pateat cœli spatinm non atnpliùs ulnas. »
Egl. III) ▼• loS.
452 CORRESPONDANCE.
dans les gorges desmontagnee, où le cours des torrents qui des»
cendent dans la vallée, les hêtres qui les ombragent , les coteaux
qui les entourent, offrent des asiles verdoyants et frais quand on
suffoque à découvert. Ces réduits, ces petits v,allons, ne s'aper-
çoivent pas tant qu'on regai*de au loin les montagnes , et cela
joint à l'agrément du lieu celui de la surprise lorsqu'on vient
tout d*un coup à les découvrir. Combien de fois je me suis figuré,,
vous suivant à la promenade et tournant autour d'un rocher
aride, vous voir surpris, et charmé de retrouver des bosquets
pour les dryades , où vous n'auriez, cru trouver que des antres
et des ours!
Tout le pays est plein de curiosités naturelles qu'<»i ne décou^
vre que peu-à-peu, et qui, par ces découvertes successives, lui
donnent chaque jour l'attrait de la nouveauté. La botanique of-
fre ici ses trésors à qui sauroit les connottre ; et souvent , en
voyant autour de moi cette profusion de plantes rares, je les foule
à regret sous le pied d'un ignorant. Il est pourtant nécessaire
d'en connoUre une pour se garantir de ses terribles effets; c'est
le napel. Vous voyez une très belle plante haute de trois pieds,
garnie de jolies fleurs bleues, qui vous donnent enviede la cueil-
lir; mais à peine l'a-t-on gardée quelques minutes, qu'on se sent
saisi de maux d& tête, de vertiges, d'évanouissements, et l'on
périroit si l'on ne jetoit promptement ce funeste bouquet. Cette
plante a souvent causé des accidents à des enfants et à d'autres
gens qui ignoroient sa pernicieuse vertu. Pour les bestiaux, ils
n'en approchent jamais et ne broutent pas même l'herbe qui Ten-
toure. Les faucheurs l'extirpent autant qu'ils peuvent; quoi qu'on
fasse, l'espèce en reste, et je ne laisse pas d'en voir beaucoup
en me promenant sur les montagnes; mais on l'a détruite à-peu-
près dans le vallon.
A une petite lieue de Motiers, dans la seigneurie dç Travers,
est une mine d'asphalte, qu'on dit qui s'étend sous tout le pays :
les habitants lui attribuent modestement la galté dont ils se van-
tent , et qu'ils prétendent se transmettre même à leurs bestiaux.
Voilà sans doute une belle vertu de ce minéral ; mais pour en
ANNEE 1763. ^53
pouvoir sentir reflScace» il ne faut pas avoir quitté le château de
Montmorency. Quoi qu*il en soit des merveilles quMls disent de
leur asphalte, j*ai donné au seigneur de Travers im moyen sûr
d*ea tirer la médecine universelle; c'est de faire une bonne pen-
sion à Lorry ou a Bordeu.
Au-dessus de ce même village de Travers, il se fit il y a deux
ans une avalanche considérable, et de la &çon du monde la plus
singulière. Un homme qui habite au pied de la montagne avoit
son champ devant sa fenêtre, entre la montagne et sa maison.
Un matin , qui suivit une nuit d'orage, il fut bien surpris, en
ouvrant sa fenêtre de trouver un bois à la place de son champ ;
le terrein, s'éboulant tout d'une pièce, avoit recouvert son
champ des arbres d'un bois qui étoit au-dessus ; et cela, dit-on,
fait entre les deux propriétaires le sujet d'un procès qui pour-
roit trouver place dans le recueil Pitaval\ L'espace que l'ava-
lanche a mis à nu est fort grand et paroit de loin ; mais il faut en
approcher pour juger de la force de l'éboulement , de l'étendue
du creux,^ et de la grandeur des rochers qui ont été transportés.
Ce fait récent et certain rend croyable ce que dit Pline d'une
vigne qui avoit été ainsi transportée d'un côté du chemin à
rautre« Mais rapprochons-nous de mon habitation.
J'ai vis-à-vis de mes fenêtres une superbe cascade, qui, du
haut de la montagne, tombe par l'escarpement d'un rochar
dans le vallon, avec un bruit qui se fait entendre au loin, surtout
quand les eaux sont grandes. Cette cascade est très en vue;
mais ce qui ne Test pas de même est une grotte à côté de sou
bassin, de laquelle l'entrée est difficile, mais qu'on trouve au-
dedans assez espacée, éclairée par une fenêtre naturelle, dntrée
en tiers-point , et décorée d'un ordre d'architecture qui n'est
ni toscan, ni dorique, mais l'ordre de la nature, qui sait mettre
des proportions et de fharmonie dans ses ouvrages les moins ré-
guliers. Instruit de la situation de cette grotte, je m'y rendis
seul l'été dernier pour la contempler à mon aise. L'extrême sé-
' Gayol de Pitaval, mort en i 743, auteur de plusieurs collections et recueils»
uolamiuent de celui des Causes célèbres, en vingt volumes in-i2.
454 CORRESPONDANCE.
dieresse me donna la facilité d'y entrer par une ouverture en-
foncée et très surbaissée , en me traînant sur le ventre , car la
fenêtre est trop haute pour qu'on puisse y passer sans édielle.
Quand je fus au-dedans, je m'assis sur une pierre » et je me mis
à contempler avec ravissement cette superbe salle dont les orne-
ments sont des quartiers de roches diversement situés » et for-
mant la décoration la plus riche que j'aie jamais vue, si du moins
on peut appeler ainsi celle qui montre la plus grande puissance,
celte qui attache et intéresse, celle qui fait penser , qui élève
Tame, celle qui force l'homme à oublier sa petitesse pour ne pen-
ser qu'aux œuvres de la nature. Des divers rochers qui meublent
cette caverne , les uns détachés et tombés de la voûte, les antres
encore pendants et diversement situés, marquent tous dans cette
mine naturelle Teffet de quelque explosion'terrible dont la cause
paroit difficile à imaginer, car même un tremblement de terre
ou un volcan n'expliqueroit pas celk d'une manière satisfaisante.
Dans le fond de la grotte , qui va en s'élevant de même que sa
voûte, on monte sur une espèce d'estrade, et de là par une
pente assez roide , sur un rocher qui mène de biais à un enfon-
cement très obscur par où l'on pénètre sous la montagne. Je n'ai
point été jusque-là , ayant trouvé devant moi un trou large et
profond qu'on ne sauroit fîranchir qu'avec une planche. D'ail-
leurs , vers le haut de cet enfoncement , et presque à l'entrée de
la galerie souterreine , est un quartier de rocher très imposant,
car , suspendu presqu'en l'air , il porte à faux par un de ses an-
gles, et penche tellement en avant, qu'il semble se détacher et
partir pour écraser le spectateur. Je ne doute pas cependant
qu'il ne soit dans cette situation depuis bien des siècles , et qu'il
n'y reste encore plus longtemps: mais ces sortes d'équilibres,
auxquels les yeux ne sont pas faits , ne laissent pas de causer
quelque inquiétude, et quoiqu'il fallût peut-être des forces im-
menses pour ébranler ce rocher qui paroît si prêt à tomber , je
craindrois d'y toucher du bout du doigt, et ne voudrois pas plus
rester dans la direction de sa chute que sous l'épée de Damoclès.
La galerie souterreine à laquelle cette grotte sert de vestibule
ANNÉE 1763. -155
ne continue pas d'aller en montant ; mais elle prend sa pente un
peu vers le bas, et suit la même inclinaison dans' tout Tespace
qu'on a jusqu'ici parcouru. Des curieux s'y sont engagés à diverses
fois avec des domestiques, des flambeaux, et tous les secours né-
cessaires ; mais il faut du courage pour pénétrer loin dans cet
effroyable lieu , et de la vigueur pour ne pas s'y trouver mal.
On est allé jusqu'à près de demi-lieue , en ouvrant le passage
où il est trop étroit , et sondant avec précaution les gouffres et
fondrières qui sont à droite et à gauche : mais on prétend, dans
le pays , qu'on peut aller par le même souterrein à plus de
deux lieues jusqu'à l'autre côté de la montagne, où l'on dit qu'il
aboutit du côté du lac, non loin de l'embouchure de la Reuss.
Au-dessous du bassin de la même cascade est une autre grotte
plus petite, dont l'abord est embarrassé de plusieurs grands cail-
loux et quartiers de roche qui paroissent avoir été entrain^ là
par les eaux. Cette grotte-ci n'étant pas si praticable que l'autre,
n'a pas de même tenté les curieux. Le jour que j'en examinai
l'ouverture il faisoit une chaleur insupportable; cependant il en
sortoit un vent si vif et si froid , que je n'osai rester longtemps
à l'entrée , et toutes les fois que j'y suis retourné j'ai toujours
senti le même vent ; ce qui me fait juger qu'elle a une communi-
cation plus immédiate et moins embarrassée que l'autre.
A l'ouest de la vallée , une montagne la sépare en deux bran-
ches; l'une fort étroite, où sont le village de Saint-Sulpice, h
source de la Reuss , et le chemin de Pontarlier. Sur ce diemin,
l'on voit encore une grosse chaîne, scellée dans le rocher et mise
là jadis par les Suisses pour fermer de ce côté-là le passage aux
Bourguignons.
L'autre branche, plus large, et à gauche de la première,
mène par le village de Butte à un pays perdu appelé la Côte aux
Fées, qu'on aperçoit de loin parcequ'il va en montant. Ce paysj
n'étant sur aucun chemin , passe pour très sauvage , et en quel^
que sorte pour le bout du monde. Aussi prétend-on que c étoît
autrefois le séjour des fées, et le nom en est resté : on y voit en-
core leur salle d'assemblée dans une troisième caverne qui porte
456 CORRESPONDANCE.
aussi leur nom , et qui n'est pas moins curieuse que les précé-
dentes. Je n'ai pas vu cette grotte aux Fées parcequ'elle ^t as-
sez loin d*ici; mais on dit qu'elle étoit superbement ornée, et
Ton y voyoit encore , il n'y a pas longtemps, un trône et des
sièges très bien taillés dans le roc. Tout cela a été gâté et ne pa-
roit presque plus aujourd'hui. D'ailleurs, l'entrée de la grotte
est presque entièrement bouchée par les décombres , par les
broussailles, et la crainte des serpents et des bétes venimeuses
rebute les curieux d'y vouloir pénétrer. Mais si elle eût été pra-
ticable encore et dans sa première beauté , et que madame la
maréchale eût passé dans ce pays , je suis sûr qu'elle eût voulu
voir cette grotte singulière, n'eût-ce été qu^en £aveur de Fleur
d'Ëpine et des Facardins ' .
Plus j'examine en détail l'état et la position de ce vallon, plus
je me persuade qu'il a jadis été sous l'eau; que ce qu'on appelle
aujourd'hui le Yal-de-Travers fut autrefois un lac formé par la
Keuss, la cascade, et d'autres ruisseaux, et contenu par les mon-
tagnes qui l'environnent , de sorte que je ne doute point que je
n'habite l'ancienne demeure des poissons : en effet, le sol du
vallon est si parfaitement uni, qu'il n'y a qu'un dépôt formé par
les eaux qui puisse l'avoir ainsi nivelé. Le prolongement du val-
lon, loin de descendre, monte le long du cours de la Reuss; de
sorte qu'il a fallu des temps infinis à cette rivière pour se caver,
dans les abîmes qu'elle forme, un cours en sens contraire à l'in-
clinaison du terrein. Avant ces temps, contenue de ce côté, de
même que de tous les autres, et forcée de refluer sur elle-même,
elle dut enfin remplir le vallon jusqu'à la hauteur de la première
grotte que j'ai décrite, par laquelle elle trouva ou s'ouvrit un
écoulement dans la galerie souterreine qui lui servoit d'aqueduc.
Le petit lac demeura donc constamment à cette hauteur jus-
qu'à ce que, par quelques ravages, fréquents aux pieds des
montagnes dans les grandes «aux, des pierres ou graviers em-
barrassèrent tellement le canal, que les eaux n'eurent plus un
cours suffisant pour leur écoulement. Alors s'étant extrêmement
' P«noonages des ccntes d'Hamilton.
ANNÉE il63. 157
élevées, et agissant avec une grande force contre les obstacles
qui les retenoient , elles s'ouvrirent enfin quelque issue par le
côté le plus foible et le plus bas» Les premiers filets échappés ne
cessant de creuser et de s'agrandir, et le niveau du lac baissant
à proportion , à force de temps le vallon dut enfin se trouver à
sec. Cette conjecture, qui m'est venue en examinant la grotte où
l'on voit des traces sensibles du cours de l'eau, s'est confirmée
premièrement par le rapport de ceux qui ont été dans la galerie
souterreine, et qui m'ont dit avoir trouvé des eaux croupissantes
dans les creux des fondrières dont j'ai parlé ; elle s'est confirmée
encore dans les pèlerinages que j'ai faits à quatre lieues d'ici pour
aller voir milord Maréchal à sa campagne au bord du lac, et on
je suivois, en montant la montagne, la rivière qui descendoit à
côté de moi par des profondeurs effrayantes, que, selon toute
apparence elle n'a pas trouvées toutes faites, et qu'elle n'a pas
non plus creusées en un jour. Enfin j'ai pensé que l'asphalte, qui
n'est qu'un bitume durci, étoit encore un indice d'un pays
longtemps imbibé par les eaux. Si j'osois croire que ces folies
pussent vous amuser , je traceroîs sur le papier une espèce de
plan qui pût vous éclaircir tout cela : mais il faut attendre qu'une
saison plus favorable et un peu de relâche à mes maux me lais-
sent en état de parcourir le pays.
On peut vivre ici puisqu'il y a des habitants. On y trouve
même les principales commodités de la vie, quoique un peu moins
facilement qu'en France. Les denrées y sont chères, parceque le
pays en produit peu et qu'il est fort peuplé, surtout depuis
qu'on y a établi des manufactures de toile peinte , et que les tra-
vaux d'horlogerie et de dentelle s'y multiplient. Pour y avoir du
pain mangeable , il faut le faire chez soi ; et c'est le parti que j'ai
pris à l'aide de mademoiselle Le Vasseur ; la viande y est mau-*
vaise , non que le pays n'en produise de bonne , mais tout le
bœuf va à Genève ou à Neuohâtel, et l'on ne tue ici que de la va-
che. La rivière fournit d'excellente truite , mais si délicate, qu'il
faut la manger sortant de l'eau. Le vin vient de Neuchâtel, et il
est très bon, surtout le rouge : pour moi , je m'en tiens au blanc.
458 CORRESPONDANCE.
bien moins violent , à meilleur marché » . et selon moi beaucoup
plus sain. Point de volaille , peu de gibier , point de fruit, pas
même des pommes; seulement des fraises parfumées , en abon-
dance, et qui diu'ent longtemps. Le laitage y est excellent, moins
pourtant que le fromage de Viry , préparé par mademoiselle
Rose ; les eaux y sont daires et légères : ce n'est pas pour moi
une chose indifférente que de bonne eau, et je me sentirai long-
temps du mal que m'a fait celle de Montmorency. J*ai sous ma
fenêtre une très belle fontaine dont le bruit fait une de mes dé-
lices. Ces fontaines , qui sont élevées et taillées en colonnes ou
en obélisque, et coulent par des tuyaux de fer dans de grands
bassins, sont un des ornements de la Suisse. H n*y a si diétif
village qui n'en ait au moins deux ou trois ; les maisons écartées
on t presque diacune la sienne, et Ton en trouve même sur les die-
mins pour la commodité des passants , hommes et bestiaux. Je
ne saurois exprimer combien Tàspect de toutes ces belles eaux
coulantes est agréable aU milieu des rochers et des bois durant
les chaleurs ; Ton est déjà rafraîchi par la vue , et Ton est teaté
d*en boire sans avoir scnf •
Voilà, monsieur le maréchal , de quoi vous former quelque
idée du séjour que j'habite , et auquel vous voulez bien prendre
intérêt. Je dois Taîmer comme le seul lieu de la terre où la vérité
ne soit pas un crime , ni l'amour du genre humain une impiété.
J'y trouve la sûreté sous la protection de milord Maréchal , et
l'agrément dans son commerce. Les habitants du lieu m'y itton-
trent de la bienveillance et ne me traitent point en proscrjit-
Comment pourrois-je n'être pas touché des bontés qu'on m'y té-
moigne , moi qui dois tenir à bienfait de la part des hommes
tout le mal qu'ils ne me font pas? Accoutumé à porter deputisrsi
longtemps les pesantes chaînes de la nécessité , je passerois ici
sans regret le reste de ma vie, si j'y pouvois voir quelquefois
ceux qui me la font encore aimer.
ANNÉE 1763. 459
379. — A M. MOULTOU.
Modersi le ao janvier 1763.
Je suis en souci, cher ami, de ce que vous m'avez marqué que
ma lettre par le messager vous est arrivée mal cachetée. Je ca-
chette cependant avec soin toutes les lettres que je vous écrit».
Cela m'apprendra à ne plus me servir du messager. Mais ce
n'est pas assez , il £aut vérifier le fait ; coupez le cachet de ma
lettre , et me l'envoyez ; je verrai bien si l'on y a touché. Si oti
Ta fait, je crois que c'est ici, le messager ayant différé son départ
de plusieurs jours , durant lesquels il avoit ma lettre , dont il
aura pu parler , et que les curieux auront été tentés de lire.
QuoiquMI ensoit, j'estime que, dans le doute si la lettrea été ou-
verte , vous ne devez point donner votre écrit , du moins quant
à présent.
Comment avez-vous pu imaginer quesi j'avois écrit des mémoi-
res de ma vie j'aurois choisi M . de MontmoUin pour l'en faire dépo-
sitaire? Soyez sûr que lareconnoissance que j'ai pour sa conduite
envers moi ne m'aveugle pas à ce point , et quand je me choi-
sirai un confesseur , cène s^a sûrement pas un homme d'é-
glise; car je ne regarde pas mon dher Moultou comme tel. Il
est cretain que la vie de votre maihenreuit ami , que je regarde
comme finie , est tout ce qui me reste à faire , et que l'histoire
d'un homme qui aura le courage de se mon^vet intàs et in ente
peut être de quelque instruction à ses semblables; mais cette
entreprise a des difficultés presque insiirmontables ; car, mal-
heureusement n'ayant pas toujours vécu seul , je ne sauroisine
peindre sans peindre beaucoup d'autres gens ; et je n'ai pas le
droit d'être aussi sioeère pour eux que pour moi , du moins
avec le pnUic et de leur vivant, il y aurok peut^-êl;re des arran-
gements à prendre pour cela qui demanderoieut te concours
d'un homme sûr et d'un véritable ami : ce n'est pas d'aujour^
d'hui que je médite sur cette entreprise , qui n'est pas si légère
qu'elle peut vous parottre ; et je ne vois qu'un moyen de l'exé-
^60 CORRESPONDANCE,
cuter» duquel je voudrois raisonner avec vous. J'ai une chose à
vous proposer. Dites-moi, mon cher Moultou , si je reprenois
assez de force pour être sur pied cet été, pourriez-vous vous
ménager deux ou trois mois à me donner pour les passer à-peu-
près tête à tête? Je ne voudrois pour cela choisir ni Moticrs ,
ni Zurich, ni Genève, mais un lieu auquel je pense, et où les
importuns ne viendroient pas nous chercher du moins de sitôt.
Nous y trouverions un hôte et un ami , et même des sociétés très
agréables quand nous voudrions un peu quitter notre solitude.
Pensez à cela , et dites-m'en votre avis. H ne s'agit pas d*un long
voyage. Plus je pense à ce projet , et plus je le trouve charmant.
C'est mon dernier château en Espagne, dont l'exécution ne tient
qu'à ma santé et à vos affaires. Pensez-y , et me répondez. Cher
ami , que je vive encore deux mois , et je meurs content.
Vous meproposez d'aUer prèsde Gaiève<^faerdier des secours
à mes maux ! Et quels secours donc? Je n'en connois point d'au-
tres , quand je souffre , que la patience et la tranquillité : mes
amis même alors me sont insupportables , parcequ'il faut que je
me gêne pour ne pas les affliger. Me croyez-vous donc de ceux
qui méprisent la médecine quand ib se portent bien , et l'adorent
quand ils sont malades? Pour moi, quand je le suis , je me tiens
coi, en attendant la mort ou laguérison. Si j'étois malade à Ge-
nève, c'est ici que je viendrois chercher les secours qu'il nae faut.
J'écris à Roustan pour lui conseiller d'ajouter quelque autre
écrit au sien , pour en faire une espèce de volume dont il sera
plus aisé de tirer quelque parti que d'une petite brochure. Don-
nez-'lui le même conseil. Si mon ouvrage étoit de nature à pou-
voir être imprimé à Paris (on paie mieux les manuscrits là qu'en
Hollande , où rien ne met à l'abri des contrefaçons ) , je pour-
rois le lui négocier bien plus aisément ; mais cela n'est pas pos-
sible* Tandis qu'il travaillera, le temps du voyage de Rey viendra,
et je lui parlerai. Je lui ai pourtant éant ; mais il ne m'a point
encore répondu* Si Roustan veut s'en tenir à ce qu'il a fait, il y
a un Grasset à Lausanne qui peut-être pourroit s'en charger :
cela seroit bien plus commode, et épargneroit des embarras et
ANNÉE 1763. i6\
difis frais. Il n'y a pas longtemps que Rey m'a refusé un excel-
lent manuscrit au profit d'une pauvre veuve, et duquel milord
Maréchal est dépositaire. Cela me foit craindre qu'il n'en fasse
autant de celui-ci.
Adieu; je vous embrasse. Mon état est toujours le même : mais
cependant l'hiver tend à sa fin : nous verrons ce que pourra faire
une saison moins rude.
Savez-vous qu'on entreprend à Paris une édition générale de
mes écrits avec la permission du gouvernement? Que dites-vous
de cela? Savez-vous que l'imbécille Néaulme et l'infatigable For-
mey travaillent à mutiler mon Émile^ auquel ils auront l'audace
de laisser mon nom , après l'avoir rendu aussi plat qu'eux?
380. — A M. PETIT-PIERRE,
phocureur a heuchatel.
Motiers 1763.
Je n'ai point, monsieur, de satisfaction à faire au christia-
nisme, parceque je ne Tai point offensé; ainsi, je n'ai que faire
pour cela du hvre de M. Denise ' .
Toutes les preuves de la vérité de la religion chrétienne sont
contenues dans la Bible. Ceux qui se mêlent d'écrire ces preuves
ne font que les tirer de là et les retourner à leur mode. Il vaut
mieux méditer l'original et les en tirer soi-même que de les cher-
cher dans le fatras de ces auteurs. Ainsi, monsieur, je n'ai que
faire encore pour cela du livre de M. Denise.
Cependant, puisque vous m'assurez qu'il est bon, je veux
bien le garder sur votre parole pour le lire quand j'en aurai le
loisir , à condition que vous aurez la bonté de me faire dire ce
que vous a coûté l'exemplaire que vous m'avez envoyé, et do
trouver bon que j'en remette le prix à votre commissionnaire ;
^ Denise , professeur de philosophie au collège de Monlaigu à Paris , a public
la Vérité de la Religion chrétienne, démontrée par ordre géométrique. Paris,
4717,in-42.
CORRESPONDANCE. T. II. 11
162 CORRESPONDANCE.
faute de quoi le Ihrre lui sera rendu sous quinze jours pour vous
être renvoyé.
Je passe , monsieur , à la réponse à vos dcÂix questions.
Le vrai christianisme n'est que la religion naturelle mieux et*
pliquée, comme vous le dites vous-même dans la lettre dont vous
m'avez honoré. Par conséquent » professer la religion naturelle
n'est point se dédarer contre le christianisme.
Toutes les counoissances Jbumaines ont leurs objections et leurs
difficultés souvent insolubles. Le christianisme a les siennes» que
l'ami de la vérité , Thomme de bonne foi , le vrai dirétien , ne
dcHvent point dissimuler. Rien ne me scandalise davantage que
de voir qu'au lieu de résoudre ces difficultés on me reproche de
les avoir dites.
Où prenez-vous, monsieur, que j'aie dit que mon motif &
professer la religion chrétienne est le pouvoir qu'ont les esprits
de ma sorte d'édifier et de scandaliser? Cela n'est assurément
pas dans ma lettre à M. de Montmollin , ni rien d'approchant ,
et je n'ai jamais dit ni écrit pareille sottise.
Je n'aime ni n'estime les lettres anonymes, et je n'y réponck
jamais ; mais j'ai cru , monsieur , vous devoir une exception par
respect pour votre âge et pour votre zèle. Quant à la formule que
vous avez voulu m' éviter en ne vous signant pas, c'étoit un soin
superflu ; car je n'écris rien que je ne veuille avouer hautement ,
et je n'emploie jamais de formule.
384. — AM.MOULTOU.
A Moticrs, le 17 férrier 1763.
Je me suis hâté de brûler votre lettre du 4> comme vous le
desiriez; je ferai plus, je tâcherai de l'oublier. Je ne sais ce qui
vous est arrivé; mais vous avez bien changé de langage. Il y a
six mois que vous étiez indigné contre M. de Voltaire, de ce qu'il
me supposoit capable du quart des bassesses que vous me con-
seillez maintenant. Vos conseils peuvent être bons, mais ils ne
me conviennent pas. Je sais bien qu'après avoir donné le fouet
ANNÉE n63. 463
aux enfants, très souvent à tort, on leur fait encore demander
pardon; mais outre que cet usage m'a toujours paru extravagant»
il ne va pas à ma barbe grise. Ce n'est point à l'offensé à deman-
der pardon des outrages qu il a reçus ; je m'en tiens là. Ce que
j'ai à faire est de pardonner , et c'est ce que je fais de bon cœur,
même sans qu'on me le demande; mais que j'aille, à mon âge,
solliciter , comme un écolier , des certificats de consistoire , il me
parolt singulier que vous l'ayez imaginé possible. Vos ministres
et moi sommes loin de compte : ils ont cru, sur ma lettre à
M. de MontmoUin , avoir trouvé une occasion favorable de me
feire ramper sous eux. Ils auront tout le temps de se désabuser.
Puisqu'ils se sont ôté mon estime , ils s'accommoderont , s'il
leur platt, de mon mépris. Je leur ai donné des témoignages pu-
blics de cette estime , j'ai eu tort , et voilà le seul tort qu'il me
reste à réparer.
Mon cher, je suis, dans ma religion, toIà*ant par principes,
car je suis chrétien : je tolère tout, hors l'intolérance ; mais toute
inquisition m'est odieuse. Je regarde tous les inquisiteurs comme
autant de satellites du diable. Par cette raison, je ne voudrois pas
plus vivre à Genève qu'à Goa. Il n'y a que des athées qui puis-
sent vivre en paix dans ces pays-là , parceque toutes les profes-
sions de foi ne coûtent rien à qui n'en a dans le txeur aucune;
et , quelque peu que je sois attaché h la vie , je ne suis point cu-
rieux d'aller chercher le sort des Servet. Adieu donc , messieurs
les brûleurs. Rousseau n'est pmnt votre homme; puisque vous
ne voulez point de lui parcequ'il est tolérant , il ne veut point de
vous par la raison contraire.
Je crois , mon cher Moultou , que si nous nous étions vus et
expliqués , nous nous serions épargné bien des mal-entendus
dans nos lettres. Vous ne pouvez pas vous mettre à ma place ,
ni voir les choses dans mon point de vue. Genève reste toujours
sous vos yeux, et s'éloigne des miens tous les jours davantage ;
j'ai pris mon parti.
J'ai peur que mon état , qui empire sans cesse, ne m'empê-
che d'exécuter notre projet : en ce cas il faudra que vous m%
t64 CORRESPONDANCE.
veniez voir ; et à tout événement ce serojt toujours un prélimn
naire qui me feroit grand plaisir. Adieu.
. J'approuve très fort que vous ne songiez point à publier ce
que vous avez fait. Tout cela ne servirait plus à rien, et vous ne
feriez que vous compromettre.
382. — A M. DAVID HUME.
Motiers-Travers, le rg férrier 1763.
Je n'ai reçu qu'ici , monsieur, et depuis peu , la lettre dont
vous m'honoriez à Londres le 2 juillet dernier, supposant que
j'étois dans cette capitale. C'étoit sans doute dans votre nation et
le plus près de vous qu'il m'eût été possible que j'aurois cher-
dié ma retraite , si j'avois prévu Taccueil qui m'attendoit dans
ma patrie. Il n'y avoît qu elle que je pusse préférer à l'Angle-
terre^ et cette prévention, dont j'ai été trop puni , m'étoit alors
bien pardonnable; mais, à mon grand étonnement , et même
à celui du public , je n'ai trouvé que des affronts et des outra-
ges où j'espérois sinon de la reconnoissance, au moins des con-
solations. Que de choses m'ont fait regretter l'asile et l'hospita-
lité philosophique qui m'attendoient près de vous ! Toutefois
mes malheurs m'en ont toujours rapproché en quelque manière.
La protection et les bontés de milord Maréchal, votre illustre
et digne compatriote , m'ont fait u^ouver , pour ainsi dire , FÉ-
cosse au milieu de la Suisse : il vous a rendu présent à nos en-
tretiens, il m'a fait faire avec vos vertus la connoissance que je
n'avois faite encore qu'avec vos talents , il m'a inspiré la plus
tendre amitié pour vous , et le plus ardent désir d'obtenir la vô-
tre avant que jp susse que vous étiez disposé à me l'accorder.
Jugez, quand je trouve ce penchant réciproque, combien jaurois
de plaisir à m'y livrer ! Non , monsieur , je ne vous rendois que
la moitié de ce qui vous etoit dû quand je n'avois pour vous que
de l'admiration. Vos grandes vues, votre étonnahte impartialité,
votre génie, vous élèveroient trop au-dessus des hommes si vo-
tre bon cœur ne vous en rapprochoit. Milord maréchal, en m ap-
ANNÉE 1763.. 165
prenant à vous voir encore plus aimable que sublime, me rend
tous les jours votre commerce plus désirable , et nourrit en moi
l'empressement cpi'il m'a fait naître de finir mes jours près de
TOUS. Monsieur , qu'une meilleure santé , quune situation plus
commode, ne me mettent-elles à la portée de faire ce voyage
comme je le desîrerois ! Que ne puis-je espérer de nous voir un
jour rasseiid)lés avec milord dans votre commune patrie qui de-
viendroit fci^ mienne ! Je bénirois dans une société si douce les
malheurs par lesquels j'y fus conduit , et je croirois n'avoir com-
mencé de vivre que du jour qu'elle auroit commencé. Puissé-je
voir cet heureux jour pUis désiré qu'espéré ! Avec quel transport
je m'écrierois en touchant Theureuse terre où sont nés David
Hume et le maréchal d'Ecosse ;>
« Salve, fatk mihi débita telltis!
« Hic domiis, faœe patria-est; »,
385. -- A MADAME LATOUR.
Motion, le ao février 1763.
Vous trouverez ci-joîht, madame, une preuve que je suis
plus négligent à répondre à vos lettres qu'à m'acquitter de vos
commissions , surtout de celles qui sont d'espèce à pouvoir me
rapprocher de vous. Il s'agit, dans le mémoire cî-joînt, d'une
terre qui est à quelques lieues de moi, et où je pourrois^ quelque-
fois vous allez voir. Né soyez pas surprise de ma diligence. Le
seigneur die ladite terre, qui sans doute ne se soucie pas qu'on sa-
che ici sitôt qu'elle est à vendre, souhaite, en cas qu'elle ne lui
convienne pas, que le secret lui en soit gardé. Si elle peut lui con-
venir , c'est autre chose ; il. faut bien alors que vous puissiez
consulter et faire examiner. Je vous prie, quand vous me ferez
réponse sur le mémoire, de la faire de manière cpie je la puisse
montrer pour preuve que je n'ai pas pris la recherche d'une
terre sous mon bonnet.
Quoique j'aie été six mois voisin de M. Baillod, je ne le con-
nois que de vue , et je ne connois point du tout la personne qui
^66 CORRESPONDANCE.
est avec iuî. Voilà » madame, tout ce que je puis dire, de Tun et
de l'autre.
Je n'ai jamais entendu, sur la description de votre personne,
que le visage en fût la partie la plus blanche : si y ai dit cela dans
ma lettre, il faut que j'aie pris un mot pour l'autre , erreur que
le sens de la phrase eût dû vous faire sentir. Je me suis repré-
senté un joli visage, délicat et blanc , à la vérité , mais non pas
aux dépens du reste; et, quelque blancheur que puisse avoir
votre teint en général, soyez persuadée que mon imagination ne
le noircit pas. Je sais qu'un peu d'incrédulité peut avoir ses
avantages, mais je ne saurois mentir , même à ce prix.
A l'effort que vous a coûté l'aveu de votre âge , je croyois que
vous m'alliez dire au moins cpiarante ans. Je me souvi^is que ma
denière passion, et c'a été certainement la plus violente, fut pour
une femme qui passoit trente ans'. Elle avoit pour sa coiffure le
même goût que vous , et il est impossible que le vôtre soit mieux
fondé : elle étoit charmante toujours; coiffée en cheveux elle
étoit adorable. Mais mes yeux se fermèrent devant ma raison;
j'osai lui dire qu'il y avoit plus de grâce que de décence dans sa
coiffure, et qu'il la falloit laisser aux jeunes personnes à marier.
Elle en aimoit un autre, et n'eut jamais pour moi que de la bien-
veillance; mais cette franchise ne me Tôta pas, et dès-lors elle
m'en devint plus précieuse encore : je vous dis vrai.
Je suis très pressé, le courrier va partir ; nous traiterons du
monsieur dans une autre lettre : aussi bien je crains que la lec-
ture de celle-ci ne vous ôte l'envie de m'honorer d'un meilleur
titre , en me le faisant mériter.
384. — A M. MOULTOU.
Motiers, le 26 février 1763.
Je n'ai point trouvé, cher Moultou, dans la lettre de M. Delue
celle que vous me marquez lui avoir remise ; je comprends que
vous vous êtes ravisé. Je puis avoir mis de l'humeur dans la
■s
' Madame d'Houdetot.
ANNÉE 1763. m 167:
mienne, et j'ai eu tort : je trouve, au contraire, beaucoup dd^
raison dans la vôtre ; mais j'y vois en même temps un certain
ton redressé , cent fois pire que l'humeur et les injures. J'aime-
rois mieux que vous eussiez déraisonné. Quand j'aurai tort,
dites-moi mes vérités franchement et durement, mais ne vous
redressez pas, je vous en conjure : car cela finiroit mal. Je vous
aime tendrement, cher ami^ et vous m'êtes d'autant plus prér
cieux que vous serez le dernier , et qu'après vous je n'en aurai
plus d'autres; mais à mon âge , on a pris son pli; c'est au vôtre
qu'on en prend iin. Il faut vous accommoder de moi tel que je
suis , ou me laisser là.
J'admire avec reconnoissance et respect les infatigables soins
du bon M. Deluc; mais, en vérité, je suis si excédé de toutes
leurs tracasseries genevoises que je ne puis plus les souffrir. Je
ne létir dis rien , je ne leur demande rien , je ne veux rien avoir
à faire avec eux. Je les ai laissés brûler, décréter, censurer
tout à leur aise : que me veulent-ils de plus? Et ces imbécilles
bourgeois, qui régardent tout cela du haut de leur gloire,
comme si cela ne les intéressoit point , et , au lieu de réclamer
hautement contre la violation des lois , s'amusent à vouloir me
faire dire mon catéchisme , et à se demander ce cpie je ferai tan-
dis qu'ils demeurent les bras croisés, que me veulent-ils? 'fi né
saurois le comprendre. Je croyois que les Genevois étofent des
hommes , et ce ne sont que des caillettes. Je sens que mon cœur
s'intéresse encore un peu à eux, par le souvenir de mon bon
père , qui certainement valoit mieux qu eux tous. Mais l'intérêt
devient bien foible quand l'estime ne le soutient plus. Dans l'état
où je suis, ennuyé de tout, et surtout de la vie, le repos et la
paix sont les seuls biens que je puisse goûter encore. Voulez-
vous que j'y renonce pour aller chercher des corrections , des
leçons, des réprimandes et de nouveaux affronts parmi des gens
que je méprise? Oh ! par ma foi, non.
J'avois barbouillé une espèce de réponse à l'archevêque de
Paris, et malheureusement, dans un moment d'impaftience, je
Tenvopi à Rey. En y mieux pensant, je l'ai voulu retirer : il
^68 ^CORRESPONDANCE.
n*étoit plus temps; ii m'a marqué, en réponse» qu'il avoit déjà
commencé ; j'en suis très fâché. Il n est pas permis de s'échauf*
fer en parlant de soi; et, sur des chicanes de doctrûie, on ne
peut que vétiller. L'ëcrit est froid et plat. J'en prévois l'effet
d'avance; mais la sottise est faite : il est inutile de se tourmenta
d'un mal sans remède. Bonjour.
585. — A M. DELUC.
M.otiers, le 26 février 1763.
Je n'ai point , mon cher ami, de déclaration à faire à M. le
premier syndic y parcequ'on a commencé par me juga* sans me
lirenim'entendre, et qu'une déclaration après coup, ne sauroit
faire que ce qui a été fait n'ait pas été (ait. C'est pourtant par là
qu'il faudroit commencer pour remettre les choses dans le cas
de la déclaration que vous demandez.
Je ne puis dire que je suis fâché d'avoir écrit ce qu'il n'est
pas vrai que je sois fâché d'avoir écrit , puisque , au contraire ,
si ce que j'ai écrit et publié étoit à écrire ou à publier , je Técri-
rois aujourd'hui et le publîerois demain.
Je pourrois dire, tout au plus, que je suis fâché qu'on ait pu
tirer de mes écrits des prétextes pour me persécuter ; mais ja-
mais ce mot d'animad^ersion du conseil ne me conviendra.
Il faut iniquité , et violaMon des lois. Je ne sais nommer les
choses que par leur nom.
Je ne puis ni ne veux rien dire , ni rien faire , en quelque ma-
nière que ce soit, qui ait l'air de réparation ni d'excuses , par-
cequ'il est infâme et ridicule que ce soif à l'offensé de faire satis-
faction à l'offenseur.
Les éclaircissements que vous me proposez sont bons et bien
tournés. Je les aurois pu donner si Ton n'eût pas voulu m'y con-
traindre, et je suis las de faire l'enfant, et indigné de voir les
Genevois faire si sottement les inquisiteurs. Les éclaircissements
nécessaires sont tous dans mes écrits et dans ma conduite ; je
n'en ai plus d'autres à donner.
ANNÉE 4763. * A69
. Vos Genevois , dites-vous , se demandent : Que fera Rous-
seau ? Je trouve que ceux qui disent : // ne fera rien , parlent
très sensément , puisqu'en effet il n'a rien à feire. Quant à ceux
qui disent : // se fera connaître^ j'ignore ce qu'ils attendent;
mais je sais bien que si cela n'est pas fait , cela ne se fera jamais.
Moi aussi je me demandois : Que feront les Géneuois? Je ré-
pondois : Ils se feront connoître. C'est aussi ce qu'ils ont fait.
Je suis surpris que mon ami Deluc puisse me conseiller de
faire à Berne des bassesses que je ne veux pas faire à Genève.
Je vous jure que les procédés des Bernois ne me touchent guère :
•ce sont ceux des Genevois qui m'ont navré. S'ils veulent être les
•derniers à réparer leurs torts ^ je les en dispense.
. Je ne suis nullement en état d'aller à Genève, je n'en ai pas
la moindre envie ; et si jamais j'y vais (ce qui , vu le sort qui m'y
attend y n*est à désirer ni pour mon repos » ni pour ma sûreté,
ni pour Thonneur des Genevois) , ce ne sera sûrement pas en
suppliant.
.. J'ai été citoyen tant que j'ai cru avoir une patrie. Je me trom-
pois : je suis désabusé. L'insulte qui m'a été faite m'est com-
mune, comme vous le dites fort bien, avec les lois et la religion :
les affronts qu'on partage avec elles sont des triomphes. Cepen-
dant les membres de l'état restent tranquilles spectateurs dans
cette affaire, comme si elle ne les regardoit pas. A la bonne
heure. Pour moi, je vous déclare que désormais elle me regarde
encore moins. Si je m*obstinois à faire seul le Don Quichotte, ce
qui fut jusqu'ici le zèle d*un patriote deviendroit l'entêtement
d'un fou. Personne ne sait mieux que les Génev(»s si je leur suis
bon à quelque chose : p^Mir moi je sais par expérience qu'il ne
me sont bons à rien. ^
Voilà vos livres, cher ami : je me suis dBforcé de les lire;
mais je vous avoue que votre Ditton accable ma pauvre tête. Il
me noie dans une mer de paroles dont je ne puis me tirer. Tout
ce qu'il me semble d'apercevoir , c'est qu'il tient en l'air une
grosse massue qu'il remue sans cesse, d'un air fort terrible
et menaçant; et quand il vient à frapper, ce qu'il fait rare-
170 «CORRESPONDANCE,
nient et pour cause , on sent que la massue n'est que du eoton.
Bonjour , homme de bien ; je vous embrasse ; et , Genevois ou
non , je serai toujours votre ami.
386. — A M. BEAU-CHATEAU.
AMotitrs, leaÔ férrier 1763.
j£ ne sais , mon cher Beau-Château , comment vous faites ;
vous me louez , et vous me plaisez. C'est sans doute que vos
louanges parlent au cœur; et j'en porte un qui ne sait point ré-
sister à cela. Je me souviens qu'avant de prendre la plume je di- '
sois à mes amis : Je ne voudrois savoir écrire que pour me foire
aimer des bons et haïr des méchants. Maintenant je la pose»
avec la gloire d'avoir bien rempli mon objet. Combien de fois,
entrant dans une assemblée, je me suis applaudi de voir étinoeler
k fureur dans les yeux des fripons , et l'œil de la bienveillance
m'accueillir dans les gens de bien ! non qu'il n'y ait beaucoup
de ces derniers qjui trouvent mes livres mal faits et qui ne sont
pas de mon avis, mais il n'y en a pas un qui ne m'aime à cause
de mes livres. Voilà ma couronne , cher Beau-Château ; qu'elle
me parott belle ! elle est parée sur ma tête par les mains de la
vertu. Puissé-je êtrer digne de la porter !
Je n'ai fait ni ne ferai l'apologie de la Profession de foi du vi-
caire : j'espère, comme vous le dites , qu'elle n'en a pas besoin.
Je laisse bourdonner à leur aise les Comparets et autres insectes
venimeux' qui me vont picotant aux jambes. Leurs blessures
sont si peu dangereuses , que je ne daigne pas même les écraser
dessus. Mais quant aux gens en place qui ont la bassesse de m'in-
sulter , je puis avoir quelque chose à leur dire : ils ont si grand
besoin de leçons, et si peu d'hommes leur en osent donner, que
je me crois spécialement appelé à cet honorable et périlleux em-
ploi. Malheureusement je n'ai plus de talents, mais je me sens du
courage encore.
^ Allusion à une brochure conlre la Profession de foi du vicaire savo^^ard,
intitulée Lettre à M. J. J. Rousseau, par J. A. Comparel. Gefièi^e, 1 702.
ANNÉE ^63. -^ 174
Vous feites bien» cher Beau-Chàteau, de m'aimer, vous et vos
compagnons de voyage ; ce n'est qa'une dette que vous payez.
Quand vous pourrez me revenir voir, soit ensemble, soit séparé»
ment, vous me ferez du bien; et j*espère que plus nous nous
verrons , plus nous nous aimerons. Je vous embrasse de tout
mon cœur.
r***
387. — A M'
Motiers, 1763.
Il est, dites-vous, très cher ami, quatre cents citoyens et
bourgeois qui ont paru mécontents de ce qui s'est passé. Il s'en
est donc trouvé cinq ou six cents autres qui eu ont été contents.
Que voulez-vous que j'aille faire parmi ces gens-là?
Vous me proposez un voyage dans une saison où je ne puis
pas même sortir de ma chambre : c'est un arrangement que
mon état rend impossible. Il y a vingt ans que je n'ai fait une
lieue en hiver. Si jamais j'entreprends un voyage en pareille sai-
son , ce ne sera sûrement pas pour aller à Genève.
Vous me demandez le compliment que je ferois à M. le pre-
mier syndic. Je serois fort embarrassé de vous le dire. Je n'au<p
rois assurément qu'un fort mauvais compliment à lui faire. Ce
n'est pas la peine d'aller si loin pour cela.
Depuis quand est-ce à l'offensé de demander excuse? Que l'on
commence par me faire la satisfaction qui m'est due ; je tâcherai
d'y répondre convenablement .
Tous vos messieurs se tourmentent beaucoup desavoir pour-
quoi M. de Montmollin ne m'a pas excommunié. Je les trouve
plaisants. Et de quoi se mélent-ils? Je pense avoir autant de
droits sur eux qu'ils en ont sur moi; cependant je ne vais point
m'informer curieusement s'ils disent bien leur catéchisme ou s'ils
ont bien fait leurs pâques.
Que je sois, du moins quant à présent, orthodoxe, juif, païen,
athée, que leur importe? ce n'est pas de cela qu'il s'agit; la
question est de savoir si les lois ont été violées, et si, quel que je
^72 * CORRESPONDANCE.
isois, on m'a traite iDJustement : voilà ce qui leur importe, et sû-
rement beaucoup plus qu'à moi; car, par rapport à moi, la
<;hose est faite, on ne me fera pas pis; mais les conséquences les
regardent. Tandis qu'ils traitent cette affaire du haut de leur
grandeur, faut-il donc que j'en fasse pour eux tous les frais, et
que je vienne en suppliant demander qu on me pardonne les
affronts que j'ai reçus? Ce n'est pas mon avis. Que les choses, en
restent là, puisque cela leur convient. On verra qui dans la suite
s'en trouvera le plus mal , d'eux ou de moi.
Cher ami , je vous l'ai dit , et je vous le répète de bon cœur,
j'aime encore mes compatriotes ; je sens vivement dans mes mal-
heurs, l'atteinte qui a été portée à leurs droits et à leur liberté.
Quoi qu'il arrive, je ne veux jamais demeurer à Genève, cela
est bien décidé. Mais , s'ils avoient vu le tort que leur fait celui
que j'ai reçu , et combien ils ont d'intérêt qu'il soit réparé, j'au-
rois agi de concert avec eux dans cette affaire , autant que mon
honneur outragé l'eût permis. Alors, après avoir commencé par
remettre les choses dans l'état où elles doivent être, s'ils ont
tant d'envie de me régenter^ ils m'auroient régenté tout leur
soûl. Mais comment ne voient-ils pas qu'avant cela l'inquisition
qu'ils veulent établir sur moi est impertinente et ridicule? S'ils
sont assez fous pour exiger que je m'y prête, je ne suis pas assez
sot pour m'y prêter. Ainsi je n'ai rien à dire à M. de Montmol-
lin, attendu que ni M. de Montmollin ni moi n'avons pas plus
de compte à leur rendre que nous n'en avons à leur demander.
Les affronts qui m'ont été faits ne peuvent être suffisamment
réparés que par une invitation honnête et formelle de retourner
à Genève. Si Ton peut se résoudre à une démarche si décente et
si convenable, si due, il faudra qu'on soit bien difficile si l'on
n'est pas content de la manière dont j'y répondrai. Alors on
pourra s'enquêter de ma foi , et je serai toujours prêt à en ren-
dre compte. Sans cela, ne parlons plus de cette affaire, car nul
autre expédient ne peut me convenir.
ANNÉE 4763. 473
388. — A M. MARCEL,
Sous-directeur des plaisirs etmaitre de danse de la cour du duc de Saxe-Gotha.
Motiers, le icrmars 1763.
I'ai la, monsieur, avec on vrai plaisir, la lettre que vous
m'avez tfaît rhonneur de m'éarire", et j'y ai trouvé, je vous
jure, une des meilleures critiques qu'on ait faites de mes écrits.
Vous êtes élèvent parent de M. Marcel; vous défendez votre
maître, il n'y a rien là que de louable : vous professez un art
sur lequel vous me trouvez injuste et mal instruit, et vous le
justifiez : cela est assurément très permis : je vous parois un
personnage fort singulier tout au moins , et vous avez la bonté
de me le dire plutôt qu'au public; on ne peut rien de plus hon-
nête, et vous me mettez, par vos censures, dans le cas de vous
devoir des remercîments.
Je ne sais si je m'excuserai fort bien près de vous, en vous
avouant que les singeries dont j'ai taxé M. Marcel tomboient
bien moins sur son art que sur sa manière de le faire valoir. Si
j'ai tort, même en cela, je l'ai d'autant plus, que ce n'est point
d'après autrui que je l'ai jugé, mais d'après moi-même. Car,
quoi que vous en puissiez dire, j'étois quelquefois admis à l'hon-
neur de lui voir donner ses leçons; et je me souviens que, tout
autant de profanes que nous étions là, sans excepter son éco-
lière, nous ne pouvions nous tenir de rire à la gravité magistrale
avec laquelle il prononçoit ses savants apophtegmes. Encore une
fois, monsieur, je ne prétends point m'excuser en ceci , tout au
contraire, j'aurois mauvaise grâce à vous soutenir que M. Mar-
cel faisoit des singeries , à vous qui peut-être vous trouvez bien
de l'imiter : car mon dessein n'est assurément ni de vous offen-
ser ni de vous déplaire. Quant à l'ineptie avec laquelle j'ai parlé
de votre art, ce tort est plus naturel qu'excusable; il est celui de
quiconque se mêle de parler de ce qu'il ne sait pas. Mais un
' L*auteur de celte lettre ra fiiit imprimer sous le litre de Lettre à M J. J,
Bouueau, par M> M***, sous^recteur, etc., 1 763, in-8".
174 CORRESPONDANCE.
honnête homme qu'on avertit de sa faute doit la réparer ; et c*est
ce que je crois ne pouvoir mieux faire en cette occasion qu'en
publiant franchement votre lettre et vos corrections, devohr que
je m'engage à remplir en temps et lieu. Je ferai, monàeur, avec
grand plaisir cette réparation publique à la danse et à M. Mar-
cel, pour le malheur que j'ai eu de leur manquer de respect. J'ai
pourtant quelque lieu de penser que votre indignation se fût un
peu calmée, si mes vieilles rêveries eussent obtenu grâce devant
vous. Vous auriez vu que je ne suis pas si ennemi de votre art
que vous m'accusez de Tétre, et que ce n'est pas une grande
objection à me faire que son établissement dans mon pays, puis-
que j'y ai proposé moi-même des bals publics, desquels j'ai
donné le plan. Monsieur, faites grâce à mes torts en feveur de
mes services; et quand j'ai scandalisé pour vous les gens aus-
tères, pardonnez-moi quelques déraisonnements sur un art du-
quel j'ai si bien mérité.
Quelque autorité cependant qu'aient sur moi vos décisions, je
tiens encore un peu, je l'avoue, à la diversité des caractères dont
je proposois l'introduction dans la danse. Je ne vois pas bien
encore ce que vous y trouvez d'impraticable, et il me parolt
moins évident qu'à vous qu'on s'ennuieroit davantage quand les
danses seroient plus variées. Je n'ai jamais trouvé que ce fût un
amusement bien piquant pour une assemblée, que cette enfilade
d'éternels menuets par lesquels on commence et poursuit un
bal, et qui ne disent tous que la même chose, parcequ'ils n'ont
tous qu'un seul caractère; au lieu qu'en leur en donnant seule-
ment deux, tels, par exemple, que ceux de la blonde et de la
brune , on les eût pu varier de quatre manières qui les eussent
rendus toujours pittoresques et plus souvent intéressants : la
blonde avec le brun, la brune avec le blond, la brune avec le
brun, et la blonde avec le blond. Voilà l'idée ébauchée : il est
aisé de la perfectionner et de l'étendre ; car vous comprenez
i)ien, monsieur, qu'il ne faut pas presser ces différences de
blonde et de brune ; le teint ne décide pas toujours du tempé-
rament ; telle brune est blonde par l'indolence, telle blonde est
ANNÉE 1763. 475
brune par la vivacité» et l'habile artiste ne juge pas du caractère
par les cheveux.
Ce que je dis du menuet, pourquoi ne le dirois-je pas des con-
tredanses et de la plate symétrie sur laquelle elles sont toutes
dessinées? Pourquoi n'y introduiroit»on pas de savantes irrégu-
larités, comme dans une bonne décoration, des oppositions et
des contrites, comme dans les parties de la musique? On fait
bien chanter ensemble Heraclite et Démocrite; pourquoi ne les
feroit-on pas danser ?
Quels tableaux charmants, quelles scènes variées ne pourroit
point introduire dans la danse un génie inventeur, qui sauroit
la tirer de sa froide uniformité, et lui donner un langage et des
sentiments, comme en a la musique! Mais votre M. Mai*cel n'a
rien inventé que des phrases qui sont mortes avec lui; il a laissé
son art dans le même état on il Ta trouvé : il Teût servi plus
utilement en pérorant un peu moins, et dessinant davantage;
et au lieu d'admirer tant de choses dans un menuet, il eût mieux
feit de les y mettre. Si vous vouliez faire un pas de plus, vous,
monsieur, que je suppose homme de génie, peut-être, au lieu de
vous amuser à censurer mes idées, chercheriez-vous à étendre
et rectifier les vues qu'elles vous offrent; vous deviendriez créa-
teur dans votre art; vous rendriez service aux hommes qui ont
tant de besoin cpi'on leur apprenne à avoir du plaisir ; vous im-
mortaliseriez votre nom, et vous auriez cette obligation à un
pauvre solitaire qui ne vous a point offensé, et que vous voulez
hair sans sujet.
Croyez-moi, monsieur, laissez là des critiques qui ne convien-
nent qu'aux gens sans talents, incapables de rien produire d'eux-
mêmes, et qui ne savent chercher de la réputation qu'aux dé-
pens de celle d'autrui. Échauffez votre tête, et travaillez; vous
aurez bientôt oublié ou pardonné mes bavardises, et vous trou-
verez que les prétendus inconvénients que vous objectez aux
recherches que je propose à faire seront des avantages quand
elles auront réussi. Alors, grâce à la variété des genres. Fart
aura de cpioi contenter tout ie monde, et prévenir la jalousie en
476 CORRESPONDANCE,
augmentant Témulation. Toutes vos écolières pourront briller
sans se nuire, et chacune se consolera d'en voir d'autres exceller
dans leurs genres, en se disant : J'excelle aussi dans le mien;
au lieu qu'en leur faisant faire à toutes la même diose , vous
laissez sans aucun subterfuge ramour- propre humilié; et,
comme il n'y a qu'un modèle de perfection, si l'une excelle dans
le genre unique , il faut que toutes les autres lui cèdent ouver-
tement la primauté.
Tous avez bien raison, mon cher monsieur, de dire que je ne
suis pas philosophe. Mais vous qui parlez, vous ne feriez pas
mal de tâcher de l'être un peu. Cela seroit plus avantageux à
votre art que vous ne semblez le croire. Quoi qu'il en soit, ne
fâchez pas les philosophes , je vous le conseille; car tel d^entré
eux pourroit vous donner plus d'instruction sur la danse que
vous ne pourriez lui en rendre sur la philosophie; et cela ne
laisseroit pas d'être humiliant pour un élève du grand Marcel.
Vous me taxez d'être singulier, et j*espère que vous avez^
raison. Toutefois vous auriez pu, sur ce point, me faire grâce
en faveur de votre maître; car vous m'avouerez que M. Marcel
lui-même étoit un homme fort singulier. Sa singularité, je l'a-
voue, étoit plus lucrative que la mienne; et si c'est là ce que
vous me reprochez, il faut bien passer condamnation. Mais
quand vous m'accusez aussi de n'être pas philosophe, c'est
comme si vous m'accusiez de n'être pas maître à danser. Si c'est
un tort à tout homme de ne pas savoir son métier, ce n'en est
point un de ne pas savoir le métier d'un autre. Je n'ai jamais
aspiré à devenir philosophe , je ne me suis jamais donné pour
tel ; je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux l'être. Peut-on forcer
un homme à mériter malgré lui un titre qu'il ne veut pas porter?
Je sais qu'il n'est permis qu'aux philosophes de parler philoso-
phie; mais il est permis à tout homme de parler de la philoso-
phie , et je n'ai rien fait de plus. J'ai bien aussi parlé quelquefois
de la danse, quoique je ne sois pas danseur ; et , si j'en ai parlé
même avec trop de zèle, à votre avis, mon excuse est que j'aime
la danse, au lieu que je n'aime point du tout la philosophie. J'ai
ANNÉE Mei. - -177
pourtant eu rarement la précaution que vous me prescrivez, de
danser avec les filles, pour éviter la tentation ; mais j'ai eu sou-
vent l'audace de courir le risque tout entier,, en osant les voir
danser sans danser moi-même. Ma seule précaution a été de me
livrer moins aux impressions des objets qu'aux réflexions qu'ils
me faisoient nattre, et de rêver quelquefois, pour n'être pas sé-
duit. Je suis fâché, mon cher monsieur, que mes rêveries aient
eu le malheur de vous déplaire ; je vous assure que ce ne fut ja-
mais mon intention, et je vous salue de tout mon cœur.
***
389.---AM.de
Motiers» le 6 mars 1763.
J'ai eu , monsieur , l'imprudence de lire le mandement que
M. Tarchevêque de Paris a donné contre mon livre, la foiblesse
d'y répondre , et l'étourderie d'envoyer aussitôt cette réponse à
Rey . Revenu à moi , j'ai voulu la retirer ; il n'étoît plus temps ,
l'impression en étoit commencée , et il n'y a plus de remède à
une sottise faite. J'espère au moins que ce sera la dernière en ce
genre. Je prends la liberté de vous faire adresser par la poste
deux exemplaires de ce misérable écrit; l'un que je vous supplie
d'agréer, et l'autre pour M..., à qui je vous prie de vouloir bien
le faire passer, non comme une lecture à faire ni pour vous ni
pour lui , mais comme un devoir dont je m'acquitte envers l'un et
l'autre. Au reste, je suis persuadé, vu ma position particulière,
vu la gêne à laquelle j'étois asservi à tant d'égards, vu le bavar-
dage ecclésiastique auquel j'étois forcé de me conformer, vu Tin-
décence cpi'il y auroit à s'échauffer en parlant de soi , qu'il eût
été facile à d'autres de mieux faire, mais impossible de faire
bien. Ainsi tout le mal vient d'avoir pris la plume quand il ne
falloit pas.
CORRESPONDXNCE. T. II.
12
f
478 CORRESPONDANCE.
590. — A M. KIRCHBERGEK.
Motierty le 17 man 1763.
Si jeune, et déjà marié! Monsieur, vous avez entrepris de
bonne heure une grande tâche. Je sais que la maturité de FesfNrit
peut suppléer à Tâge » et vous m'avez paru promettre ee supplé-
ment. Tous vous connoissez d'ailleurs en mérite, et je coooqpte
sur celui de Tépouse que vous vous êtes choisie. Il n'en faut pas
moins, chez Kirchberger, pour rendre heureux un établisse-
ment si précoce. Votre âge seul m'alarme pour vous ; tout le
reste me rassure. Je suis toujours persuadé que le vrai bonheur
de la vie est dans un mariage bien assorti ; et je ne le suis pas
moins que tout le succès de cette carrière dépend de la faços
de la commencer. Le tour que vont prendre vos occupations ,
vos soins, vos manières, vos affections domestiques, durant
la première année, décidera de toutes les autres. C'est mainte-
" nant que le sort de vos jours est entre vos mains; plus tard il
dépendra de vos habitudes. Jeunes époux, vous êtes perdus si
vous n'êtes qu'amants; mais soyez amis de bonne heure pour Fé-
tre toujours. La confiance , qui vaut mieux que l'amour , loi sur-
vit et le remplace* Si vous savez l'établir entre vous, votre mai-
' son vous plaira plus qu'aucune autre ; et dès qu'une fois vous
serez mieux chez vous que partout ailleurs, je vous promets du
bonheur pour le reste de votre vie. Mais ne vous mettez pas dans
l'esprit d'en chercher au loin , ni dans la célébrité , ni dans les
plaisirs, ni dans la fortune. La véritable félicité ne se trouve
point au-dehors; il faut que votre maison vous suffise, ou jamais
rien ne vous suffira.
Conséquemment à ce principe, je crois qu'il n'est pas temps y
quant à présent, de songer à l'exécution du projet dont vous
m'avez parlé. La société conjugale doit vous occuper plus que la
société helvétique : avant que de publier les annales de celle-ci,
mettez-vous en état d'en fournir le plus bel article. Il faut qu'en
ANNÉE 1768. f79
rapportant les actions d'autrui vous puissieàs dire comme le Cor-^
r^e : Et moi aussi je suis homme.
Mon cher Kirehberger , je crois voir g^niet* beàtrctmp de tué-
thé parmi la jeunesse suisse ; ma» la maladie onivèr'séité vous
gagne tous. Ce lâérite cherche à se faire imik^iméi^ $ 6t je éteins
bien que , de cette manie dans les gens de votre état , il né ré-
siilte un jour à la tête de vos républiques plus dé petits auteuril
ifae de gràiids homihés^ H n'appartient pas à tous d*étré deà
Haller.
Vous m*âveiE enVôyé tin livre très prédenx et de fort belles
cartes; comme d'ailleurs vous avez acheté l'tm et Tautr e, il n'y â
aucune parité à faire en aucun sens entre ées envois et lé baN
bouillage dont vous faites mention. De plus roui vous rappelle^
FèZy s'il vous plait, que ce sont des commissions dont voiis avez
bien voulu vous charger , et qu'il n'est pas honnête de trahsfof "-
mer des commissions en présents* Ayez donc la bonté dé mé
marquer ce que vous coûtent ces emplettes, afin qtl'en acceptant
la peine qu'elles vons ont donnée d'aussi bon cœiir que vous i'a^
vez prise, je puisse au- moins vous rendre Vos déboursés, sâùs
quoi je prendrai le parti de vous renvoyer le livre et lés cartes.
Adieu y très bon et aimable Kirdiberger ; faites , je vous prie^
agréer mes hommages à madame Votre épouse; dites-lui com-
bien elle a droit à ma reconnoissance en faisant le bonheur d'un
homme que j'en crois si digne , et auquel je prends utl si téndi^e
intérêt.
391 . — A M. DANIEL ROGUIN.
Je ne trouve pas , très bon papa , que vous ayez interpréta
ni bénignement ni raisonnablement la raison de décence et de
modestie qui m'empêcha de vous offrir nion portrait , et qui:
m'empêchera toujours de l'offirirà personne. Cette raison tfést
pomt, comme vofis lé prétendez, ùir cérémonial, nràis une con-
venance tirée dé là nature des dusses, et qui ne perttiet à nul
480 CORRESPONDANCE.
homme discret de porter ni sa figure ni sa personne où elles ne
sont point invitées , comme s'il étoit sûr de faire en cela un ca-
deau; au lieu que c'en doit être un pour lui, quand on lui témoi-
gijte là-dessus quelque empressement. Voilà le sentiment que je
YOU& ai manifesté , et au lieu duquel vous me prêtez Tintention
^a ne vouloir accorder un tel présent qu'aux prières. C'est me
4$upposer un motif de fatuité oii j'en mettois un de modestie.
Cela ne me paroît pas dans l'ordre ordinaire de votre bon esprit.
Vous m'alléguez que les rois et les princes donnent leurs por-
traits. Sans doute ils les donnent à leurs inférieurs comme un
. . , . . . . .....
honneur ou une récompense; et c'est précisément pour cda
qu'il est impertinent à de petits particuliers de croire honor^
leurs é£;aux. comme les rois honorent leurs inférieurs. Plusieurs
rois donnent aussi leur main à baiser en signe de faveur et de
distinction : dois-je vouloir faire à mes amis la même grâce?
Cher papa, quand je serai roi , je ne manquerai pas, en superbe
monarque, de vous offrir mon portrait enrichi de diamants. £a
attendant, je n irai pas sottemment m'imaginer que ni vous ni
personne soit empresâé de ma mince figure; et il n'y a qu'un té-
moignage bien positif delà part de ceux qui s'en soucient qui
puisse me. permettre de le supposer, surtout n'ayant pas lé
passeport des diamants pour accompagner le portrait.
Vous me citez Samuel Bernard. C'est, je vous l'avoue, un sin-
gulier modèle que vous me proposez à imiter. J'aurois bien cru
que vous me desiriez ses millions , mais non pas ses ridicules.
Pour moi, je serois bien fâché de les avoir avec sa fortune ; elle
seroit beaucoup trop chère à ce prix. Je sais qu'il avoit Timper-
tinence d'offrir son portrait , même à gens fort au-dessus de lui.
Aussi entrant un jour en maison étrangère , dans la garde-robe,
y trouva-t-il ledit portrait, qu'il avoit ainsi donné, fièrement
étalé au-dessus de la chaise percée. Je sais cette anecdote et bien
d'autres plus plaisantes , de quelqu'un qu'on en pouvoit croire ;
car c'étoit le président de Boulainvilliers.
M. *** donnoit son portrait? Je lui en fais mon compliment.
Tout ce que je sais, c'est que si ce portrait est l'estampe fas-
ANNÉE \163. i8\
tueuse que j'ai vue avec des vers pompeux au-dessous , il falloit
que , pour oser feîre un tel présent lui-même , ledit monsieur
fut le plus grand fat que la terre ait porté. Quoi qu'il en soit ,
f aï vécu aussi quelque peu avec des gens à portraits, et à por-
traits récherchables ; je les ai vus tous avoir d'autres maximes :
et, quand je ferai tant que de vouloir imiter des modèles, je vousr
avoue que ce né sera ni le juif Bernard ni M. "*** que je choisi-
rai pour cela : on n'imite que les gens à qui l'on voudroit res-
semblei*.
Je vous dis, il est vrai, que le portrait que je vous montrai
étoit le seul que j'avois; mais j'ajoutai que j'en attendois d'au-
tres, et qu'on le gravoit encore en Arménien. Quand je me ra^j-
pelle qu'à peine y daignâtes-vous jeter les yr «x, que vous ne m'en
dites pas un seul mot, et que vous marquâtes là-dessus la pl'^
profonde indifférence , je ne puis m'empécher de vous dire qu'il
auroit fallu que je fusse le plus extravagant des hommes pour
croire vous faire le moindre plaisir en vous le présentant ; et je
dis, dès le même soir, à mademoiselle LeYasseur la mortifica-
tion que vous m'aviez faite ; car j'avoue que j'avois attendu et
même mendié quelque mot obligeant qui me mît en droit de faire
le reste. Je suis bien persuadé maintenant que ce fut discrétion
et non dédain de votre part ; mais vous me permettrez de vous
dire que cette discrétion étoit pour moi un peu humiKunte, et
que c'étoît donner un grand prix aux deux sous qu'un tel por-
trait peut valoir.
392. — A MILORD MARÉCHAL.
Le 21 mars 1763.
Il y a dans votre lettre du 19 un article qui m'a donné des
palpitations; c'est celui de l'Ecosse. Je ne vous dirai là-dessus
qu'un mot , c'est que je donnerois la moitié des jours qui me
restent pour y passer l'autre avec vous. Mais pour Colombier
ne comptez pas sur moi. Je vous aiine, mîlord; mais il faut que
mon séjour me plaise, et je ne puis souffrir ce pays-là.
482 CORRBSPONDANGEL
Il B*y a rien d'ëgal à la iK)siUoa de Fré(]^ H parolt qu*il e»
çept lous les avantages , e^ qu'il saura bien ïa$ Êûre valoir. ToBt
le pénible et le dMBcile est fait. Tout ce qi|i d^ioaiidoit le con-
cours de la fortune est fait. H ne lui reste à présent à reinpiir qiie
des soins agréables, et dont l'effet dépend de lui, C^ de ce moi^
pient qu'il va s*élever, s'il veut, dans la postérité ifn «WDunient
unique ; il n'a travaillé jusqu'ici que pour son sièele^ J^ seul
piège dangereux qui désormais lui reste à éviter esl çelqi de la
flatterie; s'il se laisse louer il est perdu. Qu*il sache qu'il n'y ^
plus d'éloges dignes de lui que içeux qui sortiront dçs c^bsMie» de
se^ paysans.
Saveiirvous, noilord, que Voltaire cherche à se raccomiDoder
^vecnooi? H a eu sur mon. compte uii long entretien av^^ MmI*»
tou, dans lequd il a supérieurement joué son rôle : il n'y w ^
point d'étranger au talent de ce grand comédieu» d^lis instmo^
tus et arte pelaAg4. Pour moi, je ne puis lui promettre u^ee»*
time qui ne dépend pas de moi : mais, à cela près* je $era^ cpnVM)
il le voudra, toujours prêt ii tout oublier ; car je vous j|ire,,nn-^
lord, que de toutes les vertus chrétiennes, il n'y en ^ point qui
me coûte moins que le pardon des iiijures. Il est certs^ que, si h^
protection des Calas lui a fait grand honneur, les persécutionç^
qu'il m'a fait essuyer à Genève lui en ont peu fait à Paris ; elles y
ont excité un cri universel d'indign^^tion. J'y jouis^ malgré mes.
malheurs, d'un honneur qu'il n'aura jamais nulle part; c'est d'a-
voir laissé nui mémoire en estime dans le pays où j'ai vécu* Bon-
jour, milord.
593. — A M. MOULTOU.
A Motiers, Iç ai mi^ 1763.
YoiLA} cher Moultou, puisque vous le voulez^ un exemplaire
de ma lettre à M., de Beauipont. Xen ai remis deux autres an
messages* depuis plpsieurs jours ; mais il diffère son départ d'un
jour à l'autre, et ne partira» je croîs, que mercredi. JTauraî
soin de vous en faire parvenir davantage. En attendant , ne
S:
A-'
^.*t
ANNÉE ^1763. . 483
mettez ces deeii-Jè ^ju'cn des mains sûres /jusqu'il œ que Yoor
vrage ps^roisse , de peur de contreiactioii.
J'ai attendu , pour juger les Genevois , que je fusse dé sang-
froid* Us sont jugés. J'aurois déjà fait la démarche dont vous
me pariez, si milord Maréchal ne m'avoit engagé à différer et je
vois cpie vous penses comme lui. J'attendrai donc, pour la faire,
de voir i'efifet de la leltre que je vous envoie : mais quand cet
effet les ramèa^oit à leur devoir, j'en serois^ je vous le jure ,
très médiocrement flatté. Us sont si sots et à rdgues, que le
bien mâme ne m'mtéresseroit désormais de leur part guère
phis que le mal. On ae tient j^os guère huk gens qu'on
méprise.
M. de Voltaire vous a paru m'aimer parcequ'il sait que vous
m'aimez : soyez persuadé qu'avec les geos de son parti il tient
un autre laqgage. Cet habile comédien , doUs instructus et
ortepelasgd^saitdÈiLïiQer de ton selon les gens à qui il a affaire.
Quoi qu'il en soit , si jamais il arrive qu'il revienne sincèrement,
j'ai déjà les bras Piverts ; car, de toutes les vertus cfarétiaones ,
l'oubli des injures est , je vous jure , cdle qui me coûte le moins.
Point d'avances^ ce seroit une làdieté ; mais comptez que je
serai toujours prêt à répondre aux siennes d'une manière dont
il sera content. Partez de là, si jamais il vous en repsu^Ie. Je sais
que vous ne voulez pas me compromettre, et vous savez, je
crois , que vous pouvez répondre de votre ami en toute chose
honnête. Les manœuvres de M. de Voltaire, qui ont tant
d'approbateurs à Genève, ne sont pas vues du même œil à
Paris : elles y ont soulevé tout le monde , et balancé le bon effet
de la protection des G^as. H est certain que ce qu'il peut fah*e
de mieux pour sa gloire est de se raccommoder avec moi.
Quand vous voudrez venir, il faudra nous concerter. Je dois
aller voir milord Maréchal avant son départ pour Berlin : vous
pourriez ne pas me trouver ; d'ailleurs la saison n'est i>as assez
avancée pour le voyage de Zuridi, ni même pour la promenade.
Quand je vous aurai, je voudrois vous tenir un peu longtemps.
J'aime mieux différer mon plaisir et en jouir à mon aise.
484 ■ it CORRESPONDANCE.
. Douiez-Tous que tdbt'' ce qui vous accX)iiipagiiera ne soit bien
reçu?.
* 594. — A M. J. BURNAND \
Motiersy liB ai mars X7€3.
La réponse à votre objection , monsieur, est dans le livre
même d'où vous la tirez. Lisez plus attentivement le texte et les
notes , vous trouverez cette objection résolue.
Vous voulez que j'ôte de mon livre ce qui est contre la
religion : oiais il n'y ^ dans mon livre rien qui soit contre
la religion.
Je vottdrois pouvoir vous complaire en faisant le travail que
vous me prescrivez, Monsieur, je suis infirme, épuisé ; je vieillis;
j'ai fait ma tâche, mal sans doute, mais de mon mieux. J'ai
proposé mes idées à ceux qui conduisent les jeunes gens; mais
je ne sais pas écrire pour les jeunes gens.
Vous m'apprenez qu'il faut vous dire tout, ou que vons
n'entendez rien. Cela me fait désespérer, monsieur, que vous
m'entendiez jamais , car je n'ai point , moi , le talent de parler
aux gens à qui il faut tout dire.
Je vous salue , monsieur, de tout mon cœur.
395.— A MADAME DE***.
Le 27 mars 1763*
Que votre lettre, madame, m'adonne d'émotions diverses !
Ah ! cette pauvre madame de ***...! pardonnez si je commence
par elle. Tant de malheurs. . . , une amitié de treize ans. . . Femme
' M. Buraand, à qui cette lettre est ^dressée , avoit reproché à Rousseau la
publication de la Profession de foi du vicaire savoyard, contre cette maxime
expresse du vicaire lui-même :
« Tant qu'il reste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point
« troubler les âmes paisibles , ni alarmer la foi des simples par des difficultés
« qu'ils ne peuvent résoudre, et qui les inquiètent sans les éclairer. » (Note de
tiù Peyrou.)
■i-K
' ANNÉE 4763. ^- 485
aimable et infortunée...! Vous la plaigne^, madame; vous avez
bien raision; son mérite doit vous intéresser pour eHé : jqpis vqqs
la plaindriez bien davantage si vous aviez vu conime moi'toute m
résistance à ce folal mariage. H semble qu'elle prévoyoit son sort.
Pour celle-là , les écus ne Font pas éblouie ; on Ta bien rendue
malheureuse malgré elle. Hélas ! elle n'est pas la seule. De
combien de maux j'ai à gémir ! je ne suis point étonné des bons
procédés de madame ***; rien de bien ne me surprendra de sa
part : je Fai toujours estimée et honorée; mais avec tout cela
elle n'a pas Tame de madame de ***. Dites-moi ce qu'est devenu
ce misérable; je n'ai plus entendu parler de lui.
Je pensé bien comme vous , madame ; je n*aime point que
vous soyez à Paris : Paris, le siège du goût et de la politesse»
convient à votre esprit , à votre ton , à vos manières , mais le
séjour du vice ne convient point à vos mœurs, et une ville où
l'amitié ne résiste ni à l'adversité ni à l'absence ne sauroit plaire
à votre cœur. Cette contagion ne le gagnera pas; n'est-ce pas,
madame? Que ne lisez-vous dans le mien l'attendrissement avec
lequel il m'a dicté ce mot-là ! L'heureux ne sait s'il est aimé , dit
un poète latin; et moi j'ajoute : L'heureux ne sait pas aimer.
Pour moi, grâce au ciel , j'ai bien fait toutes mes épreuves ; je
sais à quoi m'en tenir sur le cœur des autres et sur le mien. Il
est bien constaté qu'il ne me reste que vous seule en France,
et quelqu'un qui n'est pas encore jugé , mais qui ne tardera pas
à l'être. *
S'il faut moins regretter les amîs que Fadversité nous ôte que
priser ceux qu'elle nous donne, j'ai plus gagné que perdu; car
elle m'en a donné un qu'assurément elle ne m'ôtera pas. Vous
comprenez que je veux parler de milord Maréchal. Il m'a
accueilli , il m'a honoré dans mes disgrâces , plus peut-être qu'il
n'eût fait durant ma prospérité. Les grandes âmes ne portent
pas seulement du respect au mérite , elles en portent encore au
malheur. Sans lui j'étois tout aussi mal reçu dans ce pays que
dans les autres , et je ne voyois plus d'asile autour de moi. Mais
un bienfait plus précieux que sa protection est Famitié dont il
4k
«M'
486 CORRESPONDANCE.
m'honore , et qu'assiiràaoent je ne perdrai pobH* Il me fett/en
eelui-là, j'eo répcmds. Je suis bieo aise qiie vous m'ayes marqaé
00 qu'en pensent M. d'A^^i cela me prouve qu'il se comiott en
hommes ; et qui s'y oonuolt est de leur classe. Je compte aller
ycHr ce dîgoc protecteur avant son départ pour Berlin ; je bà
parlerai de M. d'A^^^ et de vous^ madame : il n'y a rien de si
doux pour moi que de voir ceux qui m'aiment s*aim^ entre eax.
Quand des quidams sous le nom de S*** <mt voulu se porter
pour juges de mon Uvre ^ el se sont aussi bêtement qu'm-
solemment arrojgé le droit de me censurer, après avoir rapide-
ment parcouru leur sot écrit , je l'ai jeté par terre , et j'ai craché
dessus pour toute réponse. Mais je n'ai pu lire avec le même
dédain le mandeuient qu'a domiié contre moi M. l'archevêque de
Paris; prenûér^nent parceque l'ouvrage en lui-même est beau*
coiq> moins ineptOt et parceque, malgré les travers jde fauter,
je f ai toujours estimé et respecté. Ne jugeant donc pe» c^ écrit
indigne d'une réponse» j'en ai fait ime qui a été imprimée en
Hollande, et qui , si elle n'est pas encore publique , le sera dans
peu. Si elle pénètre jusqu'il Paris, et que vous en entaadiei
parler, madame , je vous prie de me marquer naturellement ee
qu'on en dit; il m'importe de le savoir. U n'y a que vous de qui
je puisse apprendre ce qui se passe à mon égard dans un pays où
j'ai passé une partie de ma vie, où j'ai eu des amis, et qui ne peut
me devenir indifférent. Si vous n'étiez pas à portée de voir cette
lettre imprimée, et que vous puissiez m'indiquer quelqu'un de
vos amis qui eût ses ports francs , je vous l'enverrois d'id , car,
quoique la brochure soit petite , en vous l'envoyant directement
elle vous coûteroit vingt fois plus déport que ne valent l'ouvrage
el l'auteur.
Je suis bien touché des bontés de mademoiselle L*** et des
soms qu'elle veut bien prendre pour moi ; mais je serois bien ^«
(Cfaé qu'un aussi joli travail que le sien, et si digne d'être mis en
vue, restât caché sous mes grandes vilaines manches d'Arménien;
en vérité, je ne saurois me résoudre à le profaner ainsi, ni par
conséquent à l'accepter, à moins qu'elle ne m'ordonne de le
ANNfiB 4763* 487
porter ea édarpe on ai coUier, comme un ordre de cbe^r^lerie
iojstitué en son honneur •
Bonjonr, madame ; recevez les hommnges de Yotre panyre
voisin. Vous venez de me faire passer, une demi-heure dâideuse,
et, en vérité, j'en avois besoin ; car depuis quelques mois je souf-
fre presque sans relâebe de mon msl et de ines chagrins, Mille
choses» je vous supplie, à M« le marquis*
396— A M. J. BURNAND,
Motien , le a8 man 1768.
SoLDTiQif de Tobjection de M. Burnand :
Maùj çuand une fou tout est ébranlé^ on doit conserver
le tronc aux dépens des branches^ etc.
Voilà, je crois, ce que le bon vicaire pourroit dire à
présent au pubUo* .
M. Burnand m'assure que tout le monde trouve qu'il 7 a dam
DAon livre beaucoup de choses contre la rdigion chrétienne. Jf
ne suis pas, sur ce point ocmme sur bien d'autres, de Tavis de
tout le monde, et d'autant moins, que parmi tout ee nionde*là
je ne vois pas un chrétien.
Un homme qui cherche des explications pour compromettre
celui qui les donne est peu génàreux; mais l'opprinié qui n*oee
les donner est un lâche ; je n'ai pas peur de passer pour tel. Je
ne crains point Jes explications ; je crains les discours inutiles.
Je crains surtout les désœuvrés, qui, ne sachant à quoi passer
leur temps, veulent disposer du mien.
Je prie M. Burnand d'agréer mes salutations.
397. — A M. DE MONTMOLLIN,
BIT LUI EirVOTAITT MA L^TTRS A M. OB BKACMOITT.
Motiers, le a mars X7S3.
Voia, monteur, un écrit devoiu nécessare. Quoique mes
^ Ce qui eât ici en italique est tiré de la Profassion dejoi.
{8S CORRESPONDANCE.
agresseurs y soient an peu malmenés, ils le seroient davantage
si je ne vous trouvois pas en quelque sorte entre eux et moi.
Comptez, monsieur, que si vous cessiez dé leur servir de sauve-
garde, ils ne s'en' tirèroient pas à si bon marché. Quoi qu'il en
soit, j'espère que vous serez content de la classe à part où f ai
tâché de vous mettre; et il ne tiendra qu*à vous de connoltre,
et dans cet écrit et dans toute ma vie, qu*en usant avec moi de
procédés honnêtes vous n'avez pas obligé un ingrat.
398. ~ A M. MOULTOU.
. Motien-TraTem, ce 3 âTril'1763. .
Ce n'étoit pas, cher ami, que je désapprouvasse Tenvoî d'un
exemplaire en France, que je ne vous ai pas répondu* ur-le-
champ; mais l'ennui, les tracas, les souffrances, les importuns,
me rendent paresseux : l'exactitude est un travail qu| passe ma
force actuelle. Faites ce que vous voudrez ; votre envoi ne sera
qu'inutile; voilà tout. Vous n'avez que trois exemplaires, j'at-
tends d'en avoir davantage pour vous en envoyer ; encore ne
sais-je pas trop comment .
Vernet est un fourbe. Je n'approuve point qu'on lui fasse Bro
l'ouvrage, encore moins qu'on le lui prête. Il ne veut le voir que
pour le faire décrier par les petits vipereaux qu'il élève à lu bro-
chette, et par lesquels il répand contre moi son fade poison dans
les Mercures de Neufchâtel.
Vous devez comprendre qu'un carton est impossible dès
qu'une fois un ouvrage est sorti de la boutique du libraire. Si
vous voulez en faire un pour Genève en partie ^'er, soit, j'^y con-
sens : mais je ne veux pas m'en mêler , et s ez persuadé que
cela ne servira de rien. Quand on cherche df prétextes, on en
trouve. Les Genevois m'ont trop fait de ma pour ne pas me
haïr; et moi, je les connois trop pour ne le*, pas mépriser. Je»
prévois mieux que vous l'effet de la lettre. J' i honte de porter
encore ce même litre dont je m'honorois -devant : dans six
mois d'ici je compte en être délivré.
. ANNÉE f763. 489
Votre aventure avec la compagnie ne m'étonne point ; elle me
confirme dans le jugement que j'ai porté de toute cette prétraille.
Je ne doute point qu'en effet votre amitié pour moi n'ait prg-
duit votre exclusion, mais loin d'en être fâché^ je vous en féli-f
cite. L'état d'homme d'église ne peut plus convenir à un homme
de bien ni à un croyante Quittez-*moi ce collet qui vous avilit;
cultivez en paix les lettres, vos amis^ la vertu ; soyez libre puis-
que vous pouvez rétre. Les marchands de reb'gion n'en saur.
roient avoir. Mes malheurs m'ont instruit trop tard; qu'ils vous
instruisent à tenips. . .
Je soufFre beaucoup, cher ami: je me suis remis à l'usage
des sondes pour tâcher de me procurer un peu de relâche quand
vous serez avec moi. Je me ménage c0 temps comme le plus pré-
cieux de ma vie, pu du nioins le plus doux qui me reste à passer.
Ménagez -vous la liberté de venir quand je vous écrirai, car mal-
heureusement je suis encore mpins maître de mon temps que
vous du vôtre.
J'ai toujours oublié de. vous dire que j'ai à Yverdun.,un ca-
briolet que je ne serois pas fâché de trouver à vendre. Pourroit-
il vous servir, en attendant, dans nos petits pèlerinages? Pour
moi, vous savez que je n'aipie aller qu à pied* Si vous avez des
jambes^ nous nous en servirons, mais à petits pas, car je ne saa-:
rois aller vite ni faire de longues traites;. mais je vais toujours.
Nous causerons à notre aise; cela sera délicieux. Je vous em-
brasse.
Si vous amenez quelqu'un , tâchez au moins que nous puis-
sions un peu nous voir seuls.
399. — A M. L'ABBÉ DE LA PORTE.
Motiers, le 4 avril 1763.
Vous pouvez savoir, monsieur, que je n'ai jamais concouru
ni consenti à aucun des recueils de mes écrits qu'on a publiés
jusqu'ici; et, par la manière dont ils sont faits, on voit aisément
que l'auteur ne s'en est pas mêlé. Ayant résolu d'en faire moi-
490 CORRESPONDANCE.
même mie édition générale, en prenant congé du (mbGc, je le
vois avec peine inondé d'éditions détestaUes et réitérées, qui
p^t-étre le rebuteront aussi de la mienne avant qn*3 soit en
état d'en jnger« En apprenant qu'on en préparoit encore une
ttouvdle où vous étes« je ne pus m'empédier d'en faire des
plaintes; ces plaintes, trop durement interprétées, donnèrent
lieu à un avis de la Gazette de Hdlande, que je n*ai ni ificté ni
^>prouvé, et dans lequd on suppose que le sieur Rey a seul le
droit de faire cette éditi<m générale, ce qui n'est pas. Quand il
en a fait lui-même un recueil avec privilège, il Ta feit sans mon
aven ; et au contrsûre, en lui cédant mes manuscrits, je me suis
expressément réservé le droit de recudllir le tout, et de le pii^
Uier où et quand il me plairoit* Voilà, monsieur, la vérité.
Mais, puisque ces éditions furtives sont inévitables, et qoé
vous voulez bien présider à celle-ci, je ne doute point, monsieur,
que vos soins ne la mettent fort au-dessus des autres : dam; œttè
opinion , je prends le parti de différer la mienne, et je me fiSH-
dte que vous ayez fût assez de cas de mes rêveries pour ds^er
vous en occuper. Malheureusement le public > toujours de mau'-
vaise humeur contre moi , se plaindra que vous m'honorez à sei$
dépens. Il dira qu'un éditeur tel que vous lui rend moins qu'A
ne lui dérobe ; et quand vous pourriez lui plaire et l'édairef par
vos écrits , il regrettera le temps que vous prodiguez aux miens.
Je vous remède, monsieur, d'avoir bien voulu m'envoyer la
note des pièces qui devront entrer dans votre recueil : vous êtes
le premier éditeur de mes écrits qui ait eu cette attention pour
moi. Entre celles de ces petites pièces dont je ne suis pas Tau-
teur, j'y en trouve une qui ne doit être là d'aucune manière ;
c'est le Petit Prophète^ . Je vous prie de le retrancher si vous
êtes à temps ; sinon , de vouloir bien déclarer que cet ouvrage
n'est point de moi , et que je n'y ai pas la moindre part.
Recevez , monsieur , je vous supplie, mon respect et mes sa-
lutations»
* Brochure de Grimm sur la musique francise. Yoyez Confessions, liv. vni.
■ *
ANNÉE Mes. i9i
k '%'«^v%i^>v««4/*
400; — A M. J. BURNAND.
Motiers, le 4 avril 1763.
Je sois trèsf content » mondeui' f âe Votre dernière lettf ie , et
je me fais on très grand jdaisir de vous le (Ere. Je Yois avec rè^
gret que je voas avois mai jugé. Mais de grâce mettez- voos à ma
place. Je reçois des milliers de lettres où, sous prétexte de me
demander des explications, on ne chercke qu*à me tendre de^r
pièges; il me faudroit de la santé, du loisir et des siècles pouf
entrer dans tons les détails qu*on me d^oaande ; et, pénétrant le
motif secret de tout ceb, je réponds avec franchise, arec dureté
même, à Tintention plotôt qu'à Técrit. Pour vous, monsieur, que
mon àpreté n'a pobt révolté, vous pouvez compter de ma part
sur tonte l'estime que mérite votre procédé honnête, et sur une
disposition à vous aimer, qui probablement aura son effet si
jamais nous nous connoissons davantage. En attendant, rece-
vez , monsieur , je vous supplie , mes excuses et mes sincères
salutations.
401 . — A MADAME LATQUR.
Le 7 «fiQ 176!^
Je suis d'autant plus en peine de vous, madame, que, n'ayant
pas de vos nouvelles depuis longtemps , je sais que M. Br^et
n'en a pas non plus. Je me souviens bien cependant que vous
m'avez écrit la dernière ; mais si vous comptiez à la rigueur avec
moi, à combien d'égards ne resteroisrje pas insolvaMe ! Yoîus
m'avez accoutumé à plus d'indulgence, et cela me fait craindre
que votre silence actuel n'ait quelque cause dont la crainte m'a^
larme beaucoup. De grâce, madame , trariquîBisez-moi par un
mot de lettre. Dans Fincertitude de ce qui peut être arrivé , je
ii*ose faire celle-ci plus longue , jusqu'à ce que je sois assuré que
ce que j'écris continue à vous parvenir.
'^»
Ji92 CORRESPONDANCE.
402. — A M. WAXELET. .
MoHers, 1763.
Tous me traitez en auteur > monsieur; vous me faites des
compliments sur mon livre. Je n'ai rien à dire à cela.» c'est Tu-
sage. Ce même usage veut aussi qu'en avalant mod^tement .vo-
tre encens , je vous en renvoie une bonne partie. Yoilà pourtant
ce que je ne ferai pas; car , quoique vous ayez des talents très
vrais , très aimables, les qualités que. j'honore en vous les effa-
cent à mes yeux ; c est par elles que je vous suis attaché ; c'est
par elles que j'ai toujours désiré votre bienveillance, et l'on ne
m'a jamais vu recherciier les gens à talents qui n'avoient que des
talents. Je m'applaudis pourtant de ceux auxquels vous m'assu-
rez que je dois votre estime , puisqu'ils me procurent un bien
dont je fais tant de cas. Les miens, tels quels, ont cependant si
peu dépendu de ma volonté, ils m'on attiré tant de maux, ite
m'ont abandonné si vite, que j'aurois bien voulu tenir cette
amitié, dont vous permettez que je me flatte, de quelque cliose
qui m'eût été moins funeste, et que je pusse dire être plus à moi.
Ce sera, monsieur, pour votre gloire, au moins je le désire
et je l'espère, que j'aurai blâmé le merveilleux de l'Opéra. Si j'ai
eu tort, comme cela peut très bien être, vous m'aurez réfuté
par le fait; et si j'ai raison, le succès dans un mauvais genre n'en
rendra votre triomphe que plus éclatant. Vous voyez, monsieur,
par l'expérience constante du théâtre , que ce n'est jamais le
choix du genre bon ou mauvais qui décide du sort d'une pièce.
Si la vôtre est intéressante malgré les machines, soutenue d'une
bonne musique elle doit réussir ; et vous aurez eu, comme Qui-
nault, le mérite de la difficulté vaincue. Si, par supposition, elle
ne l'est pas, votre goût, votre aimable poésie, l'auront ornée
au moins de détails charmants qui la rendront agréable; et c'en
est assez pour plaire à l'Opéra françois. Monsieur, je tiens beau-
coup plus, je vous jure, à vôtre succès qu'à mon opinion, et non
seulement pour vous, mais aussi pour votre jeune musicien; car
ANNEE i>63. 193
le grand voyage que Tamour de l'art lui a fait entreprendre, et
que vous avez encouragé, m'est garant que son talent n'est pas
médiocre. Il faut en ce genre, ainsi qu'en bien d'autres, avoir
déjà beaucoup en soi-même pour sentir combien on a besoin
d'acquérir. Messieurs, donnez bientôt votre pièce, et dussé^je
être pendu, je Tirai voir si je puis.
405. — A M. MOULTOU.
Motiers , ce samedi i6 avril 1763.
Voici, cher Moultou, puisque vous le voulez, encore deux
exemplaires de la lettre; c'est tout ce qui me reste avec le mien.
Je n'entends pas dire qu'il en soit répandu dans le public aucun
autre que ceux qua j'ai donnés, et je n'ai plus aucune nouvelle
de Rey : ainsi il se ponrroit très bien que quelqu'un fût venu à
bout de supprimer l'édition. En ce cas il importeroit de placer
très bien ces exemplaires, puisqu'ils seroient difficiles et peut-
être impossibles à remplacer. Si vous trouviez à propos d'en don-
ner un à M. le colonel Pictet, lequel m'a écrit des lettres très
honnêtes, vous me feri^ grand plaisir.
Je comprends quel est l'endroit où M. Dehic croit se recon-
noitre. Il se trompe fort. Mon caractère n'est assurément pas de
tympaniser mes amis ; mais le bon homme, avec toute sa sagesse,
n'a pu éviter un piège dans lequel nous tombons tous, c'est de
croire tout le monde sans cesse occupé de nous en bien ou en
mal, tandis que souvent on n'y pense guère.
Quand vous viendrez, je vous montrerai dans des centaines de
lettres une ramf» de lourds sermons dont je me suis plaint ; et
quels sermons, grand Dieu ! U m'en coûte, depuis que je suis ici,
dix louis en ports de lettres pour des réprimandes, des injures
et des bêtises ; et, ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'il n'y a pas
un de ces sots-là qui ne pense être le seul et ne prétende m'oc-
cuper tout entier.
Il est certain que j'ai mieux prévu quç vous l'effet de la lettre
à M. de Beaumont. Tout ce que je puis faire de bien ne fera ja-
COREfiSrOKDAirCE. T. II. 13
*94 CORRESPONDANCE,
mais qu'aigrir la rage des Genevois. Elle est à un point inconce-
vable. Je suis persuadé qu'ils viendront à bout de m'en rendre
enfin la victime. Mon seul crime est de les avoir trop aimés :
mais ils ne me le pardonneront jamais. Soyez persuadé que je
les vois mieux d'ici que vous d'où vous êtes. Je ne vois qu'un seul
moyen d'attiédir leur fureur, cela presse. Envoyez-moi, je vous
prie, le nom et l'adresse de M. le premier syndic.
Venez quand vous voudrez, je vous attends. Mes malheurs, à
tous égards, sont à leur dernier terme; mais seulement que je
vous embrasse, et tout est oublié.
404. — A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers-Trayers, le a3 avril 1763.
Pardonnez-moi, monsieur le maréchal, une nouvelle impor-
tunité : il s'agit d'un doute qui me rend malheureux, et dont
personne ne peut me tirer plus aisément ni plus sûrement que
vous. Tout le monde ici me trouble de mille vaines alarmes sur
de prétendus projets èontre ma liberté. J'ai pour voisin depuis
quelque temps un gentilhomme hongrois , homme de mérite,
dans l'entretien duquel je trouve des consolations. On vient de
recevoir et de me montrer un avis que cet étranger est au ser-
vice de France, et envoyé tout exprès pour m'attirer dans quel-
que piège. Cet avis a tout l'air d'une basse jalousie. Outre que je
ne suis assurément pas un personnage assez important pour mé-
riter tant de soins, je ne puis reconnoître l'esprit François à tant
de barbarie, ni soupçonner un honnête homme sur des imputa-
tions en l'air. Cependant on se fait ici un plaisir malin de m'ef-
frayer. A les en croire, je ne suis pas même en sûreté à la pro-
menade, et je n'entends parler que de projets de m'enlever. Ces
projets sont-ils réels? Est-il vrai qu'on en veuille à ma personne?
Si cela est, l'exécution n'en sera pas difficile, et je suis près d'al-
ler me rendre moi-même où l'on voudra, aimant mille fois mieux
passer le reste de mes jours dans les fers que dans les agitations
continuelles où je vis, et en défiance de tout le monde. Je ne de-
ANNÉE 4763. 495
mande ni faveur ni grâce, je ne demande pas même justice ; je
ne veux qu'être éclairci sur les intentions du gouvernement. Ce
n'est nullement pour me mettre à couvert que je désire en être
instruit, comme on le connoitra par ma conduite ; et si Ton ne
pense pas à moi, ce me sera un grand soulagement d'en être
instruit. Un root d'éclaircissement de vous me rendra la vie. Je
ne puis croire que ma prière soit indiscrète. Je n^entends pas
pour cela que vous me répondiez de rien ; marquez-moi simple-
ment ce que vous pensez, et je suis conteçt; le doute m'est cent
Fois pire que le mal. Si vous connoissiez de quelle angoisse votre
réponse, telle qu'elle soit, peut me tirer, je connois votre cœur,
monsieur le maréchal, et je suis bien sûr que vous ne tarderiez
pas à la faire.
/%/«<'V %>%.■»
405. — A M. MOULTOU,
Motiers, le 7 mai 1763.
Pour Dieu , cher ami , ne laissez point courir cet impertinent
bruit d'une résidence auprès des cantons. Je parierois que c'est
une invention de mes ennemis , pour me faire regarder comme
un homme abandonné , quand on saura combien ce bruit est
faux. Vous savez que je viens de perdre milord Maréchal , mon
protecteur, mon ami, et le plus digne des hommes , mais vous
ne pouvez savoir quelle perte je fais en lui. Pour ine mettre en
sûreté , autant qu'il est possible , contre la mauvaise volonté des
gens de ce pays, il m'envoya , avant son départ , des lettres de
naturalité : c'est peut-être ce fait augmenté et défiguré qui a
donné lieu au sot bruit dont vous me parlez. Quoi qu'il en soit,
jugez si dans mon accablement J'ai besoin de vous. Venez, ne lais-
sez pas plus longtemps en presse un cœur accoutumé à s'épan-
cher, et qui n'a plus que vous. Marquez -moi à-peu-près le jour
de votre arrivée, et venez tomber chez moi : vous y trouverez
votre chambre prête.
Comme M. Pictet m'a toujours écrit sous le couvert d'autrui,
je vous adresse pour lui cette lettre, dans le doute s'il n'y a
496 CORRESPONDANCE.
point dans nne correspondance directe quelque inconvénient que
je ne sais pas.
Ne vous tourmentez pas beaucoup de ce qui se fait à Genève
à mon égard : cela ne m'intéresse plus gu(>re. Je consens à
vous y accompagner, si vous voulez, mais comme je ferai dans
une autre ville. Mon parti est pris; mes arrangements sont faits.
Nous en parlerons.
406. — A M. FAVRE,
FKBMIKR STUDIC DK LA REPUBLIQUE DE GEViVE.
Motier9*Tra?ers» le 12 mai 1763.
Monsieur ,
Revenu du long étonnement où m'a jeté de la part du magni-
fique conseil le procédé que j'en devois le moins attendre, je
prends enfin le parti que l'honneur et la raison me prescrivent ,
quelque cher qu'il en coûte à mon cœur.
Je vous déclare donc, monsieur, et je vous prie de déclarer
au magnifique conseil que j'abdique à perpétuité mon droit de
bourgeoisie et de cité dans la ville et république de Genève. Ayant
rempli de mon mieux les devoirs attachés à ce titre sans jouir
d'aucun de ses avantages , je ne crois point être en reste avec
l'état en le quittant. J'ai tâché d'honorer le nom de Genevois ;
j'ai tendrement aimé mes compatriotes ; je n'ai rien oublié pour
me faire aimer d'eux; on ne sauroit plus mal réussir : je veux leur
complaire jusque dans leur haine. Le dernier sacrifice qui me
reste à faire est celui d'un nom qui me fut si cher. Mais , mon-
sieur, ma patrie, en me devenant étrangère, ne peut me devenir
indifférente ; je lui reste attaché par un tendre souvenir , et je
n'oublie d'elleque sesoulrages. Puisse-t-elle prospérer toujours,
et voir augmenter sa gloire ! Puisse-t-elle abonder en citoyens
meilleurs , et surtout plus heureux que moi !
Recevez, je vous prie , monsieur, les assurances de mon pro-
fond respect.
ANNÉE i763. i91
407. — 4 MADAME LATOUR.
 Motiers , le 25 mai 1763.
Vous avez des peines, madame, qui ajoutent auxmiennes, et
moi l'on me fait vivpe dans un tumulte continuel , qui ne rend
peut-être que trop excusable Tinexactitude que vous avez la
bonté de me reprocher i Je vous remercieroîs des choses vives
que vous me dites là-dessus , si je n'y voyois qu'en rendant jus-
tice à ma négligence vous ne la rendez pas à mes sentiments.
Mon cœur vous venge assez de mes torts avec vous pour vous
épargner Iç soin de m'en punir, et ces torts ont pour principe
un défaut, mai^ non pas un vice. Comment pouvez -vous me
soupçonner de tiédeur au milieu des adversités que j'éprouve?
L'heureux, ne sait s'il est aimé , disoit un ancien poète ; et moi
j'ajoute : L'heureux ne sait pas aimer. Jamais je n'eus le cœur
si tendre pour* mes amis que depuis que mes malheurs m'en ont
si peu laissée Croyez-m'en, madame, je vous supplie; je vous
compte avec attendrissement dans ce petit nombre ; et dans les
convenances qui nous lient, j*en vois avec douleur une de trop.
Je vous avoue que je ne relis pas vos lettres depuis assez long-
temps : vous concluez de là quelles me sont indifférentes , et
c'est tout le contraire. Il faudroit, pour me juger équitablement,
vous faire une idée de ma situation , et cela vous est impossible ;
il faut la connoître pour la comprendre , je ne dois pas même
tenter de vous l'expliquer. Je vous dirai seulement que , parmi
des ballots de lettres que je reçois continuellement , j'en mets à
part des liasses qui me sont chères , et dans lesquelles les vôtres
n'occupent sûrement pas le dernier rang; mais le tout reste
mêlé et confondu jusqu'à ce que j'aie le loisir d'en faire le triage.
Parmi les qualités que vous avez, et qui me manquent , l'esprit
d'arrangement est une de celles dont la privation me cause sinon
le plus grand préjmlice , au moins le plus continuel. Tous mes
papiers sont pêle-mêle ; pour en trouver un , il faut les feuilleter
tous , et je passe ma vie et à chercher et à brouiller davantage,
498 CORRESPONDANCE.
sans qu'après mille résolutions il m'ait jamais été possible de me
corriger là-dessus. Il s'agit donc de trier vos lettres, et pour cela
il faut tout renverser, tout fureter ; pour mettre tout en ordre
il faut commencer par tout mettre sens dessus dessous : cela de-
mande un temps qu'on ne me laisse pas à présent, et un domicile
assuré que je suis bien loin d'avoir en ce pays. Je ne prévois pas
de pouvoir faire cette revue avant l'hiver, temps où la mauvaise
saison forcera les importuns à me laisser quelque trêve, et où ma
situation sera probablement plus stable qu'elle ne l'esl à pré-
sent. Cest un temps de plaisir que je me ménage, que celui que
je passerai à vous relire, et à m'arranger pour pouvoir vous re-
lire souvent. Jusqu'à ce moment , qu'il ne dépend pas de moi
d'accélérer, usez, de grâce, avec moi d'indulgence , et croyez
que mon cœur n'est indifférent sur rien de ce que vous m'écri-
vez, quoique je ne réponde pas à tout, et même que j'en oublie
quelque chose.
Quoique je fusse bien fâché de recevoir le monsieur dans vos
lettres, je voudrois bien, madame, y trouver un titre, et il me
semble que vous me l'aviez promis : je vous avertis que ce n'est
pas de ces choses qu'il soit permis d'oublier. Il faut pourtant
' avouer que j'en ai oublié une, et que si vous me jugez à la ri-
gueur, cet oubli me rend indigne de la savoir ; c'est votre nom
de baptême, que vous m'avez dit dans une de vos lettres, et que
je rougis devant vous de ne pouvoir me rappeler. Je n'ai que cet
aveu pour ma justification ; mais vous qui lisez si bien dans les
cœurs, vous excuserez le mien : quand un crime de cette espèce
nous rend vraiment coupable, on ne Tavoue jamais. De grâce,
le joli nom de baptême; car notez que je me souviens très bien
qu'il l'est. En vérité, vous êtes trop ma dame pour que je vous
appelle madame plus longtemps.
Si je veux voir votre portrait ! Ah ! non seulement le voir,
mais l'avoir s'il étoit possible. A la vérité, je suis bien éloigné
d'avoir du superflu; mais si une copie de ce précieux portrait,
faite pourtant de bonne main , pouvoit ne coûter que huit à dix
pistoles, ce ne seroit pas les prendre sur mon nécessaire , ce se-
ANNÉE n63. \99^
roit y pourvoir. Voyez ce qui se peut faire, et ce que vous pou-
vez permettre que je fasse. Un présent d'un prix inestimable
sera votre consentement ; vous sentez que ma proposition en
exclut toute autre.
Je ne vous ai point envoyé, madame, d'explicatîmi ultérieure
sur la terre en question ; d'abord parceque je remis votre lettre
à M. notre châtelain, qui l'envoya à M. de Bioley son beau-frère,
et celui-ci Ta gardée un temps infini. Ensuite je trouvai que les
éclaircissements qui me furent donnés verbalement n*ajoutoient
rien à ce que je vous avois déjà écrit. On consent et Ton avoit
déjà consenti à toutes les consultations qui peuvent vous être
utiles; on vous prie seulement de n'en parler qu'autant qu'il con-
vient à vos intérêts. Quant aux petites parties dont la recette
est composée, elles ne causent aucun embarras, puisqu'elles s'ap-
portent toutes au château le jour marqué, et qu'on peut affermer
le tout, ou charger un receveur de ce détail. Une autre raison
encore a un peu ralenti le zèle que j'avois de vous voûr acquérir
des possessions en ce pays; mais cette raison ne regardant abso-
lument que moi ne doit rien changer à vos projets : ainsi nous
en parlerons plus à loisir.
Me voilà bien en train de babiller , et tant pis pour vous, ma»
dame, car, quand je bavarde tant , je ne sais plus ce que je dis :
tant pis aussi pour moi, peut-être ; j'ai peur , quand ma ferveur
se réchauffe, que la vôtre ne vienne à s'attiédir. N'auroit-elle '^
point déjà commencé?
408. — A M. MARC CH APPUIS.
Vous verrez , monsieur , je le présume , la lettre que j'écris à
M. le premier syndic. Plaignez-moi , vous qui connoissez mon
cœur, d'être forcé de faire une démarche qui le déchire. Mais
après les affronts que j'ai reçus dans ma patrie , et qui ne sont
ni ne peuvent être réparés , m'en reconnoître encore membre
seroit consentir à mon déshonneur. Je ne vous ai point écrit.
.-•î-v
200 CORRESPONDANCE.
monsieur 9 dorant mes disgrâces : les malheureux doiv^t ^e
discrets. Maintenant que tout ce qui peut m'arriver de bien et
de mal est à-peu-près arrivé, je me livre tout enti^ aux senti-
ments qui me plaisent et me consolent, et soyez persuadé, mon-
sieur , je vous supplie , que ceux qui m'attadient à vous ne s'af-
foibliront jamais.
409. — AU MÊME.
Motiera, 1« a6 mai 1763.
Je vois, monsieur , par la lettre dont vous m'avez honoré le
18 de mois, que vous méjugez bien légèrement dans mes dis*
grâces. Il en coûte si peu d'accabler les malheureux, qu'on est
presque toujours disposé à leur faire un crime de leur malheur.
Vous dites que vous ne comprenez rien à ma démarche : elle
est pourtant aussi claire que la triste nécessité qui m'y a réduit.
Flétri publiquement dans ma patrie sans que personne ait réda-
roé contre cette flétrissure, après dix mois d'attente, j'ai dâ pren-
dre le seul parti propre à conserver mon honneur si cruellement
offensé. C'est avec la plus vive douleur que je m'y suis déter-
miné : mais que pouvois-je feiire? Demeurer volontairement
membre de l'état après ce qui s'étoit passé, n'étoit-ce pas con-
sentir à mon déshonneur ?
^/ Je ne comprends point comment vous m'osez demander ce
que m'a fait la patrie. Un homme aussi éclairé que vous ignore-
t-ii que toute démarche publique faite par le magistrat est censéç
faite par tout Tétat lorsqu'aucun de ceux qui ont droit de la dé-
savouer ne la désavoue ? Quand le gouvernement parle euque
tous les citoyens se taisent, apprenez que la patrie a parlé. ^
Je ne dois pas seulement compte de moi aux Genevois, je le
dois encore à moi-même, au public, dont j'ai le malheur d'être
connu, et à la postérité, de qui je le serai peut-être. Si j'étois
assez sot pour vouloir persuader au reste de TEurope que les
Genevois ont désapprouvé la procédure de leurs magistrats, ne
s'y moqueroit^on pas de moi? Ne savons-nous pas, me diroit-on»
I
ANNÉE ^763. 204
que la bourgeoisie a droit de (aire des représentations dans
toutes les occasions où elle croit les lois lésées et on elle im-
prouve la conduite des magistrats? Qu'a-t-elle fait ici depuis
près d'un an que vous avez attendu ? Si cinq ou six bourgeois
seulement eussent protesté, l'on pourroit vous croire sur les sen-
timents que vous leur prêtez. Cette démarche étoit facile, légi-
time; elle ne troubloit point Tordre public : pourquoi donc ne
Fa-t-on pas faite? Le silence de tous ne dément-il p£(s vos asser-
tions? Montrez-nous les signes du désaveu que vous leur prêtez.
Voilà, monsieur , ce qu'on me diroit et qu'on auroit raison de
médire. On ne juge point les hommes par leurs pensées, on les
juge sur leurs actions.
Il y avoit peut-être divers moyens de me venger de l'outrage,
mais il n'y en avoit qu'un de le repousser sans vengeimce; et
c'est celui que j'ai pris. Ce moyen, qui ne fait de mal qu'à moi,
doit-il m'attirer des reproches au lieu des consolations que je
devois espérer ? '
Vous dites que je n'avois pas droit de demander l'abdication
de ma bourgeoisie : mais le dire n'est pas le prouver. Nous
sommes bien loin de compte; car je n'ai point prétendu deman-
der cette abdication, mais la donner. J'ai assez étudié mes droits
pour les connottre , quoique je ne les aie exercés qu'une fois ,
et seulement pour les abdiquer. Ayant pour moi Tusage de tous
les peuples, l'autorité de la raison, du droit naturel, de Gro-
tius, de tous les jurisconsultes, et même l'aveu du Conseil, je
ne suis pas obligé de me régler sur votre erreur. Chacun sait
que tout pacte dont une partie enfreint les conditions devient
nul pour l'autre. Quand je devois tout à la patrie, ne me devoit-
elle rien? J'ai payé ma dette, a-t-elle payé la sienne? On n'a ja-
mais droit de la déserter , je l'avoue : mais quand elle nous re-
jette , on a toujours droit de la quitter; on le peut dans les cas
que j'ai spécifiés, et même on le doit dans le mien. Le serment
que j'ai fait envers elle , elle l'a fait envers moi. En violant ses
engagements, elle m'affranchit des miens ; et, en me les rendant
ignominieux, elle m'a fait un devoir d'y renoncer.
202 CORRESPONDANCE.
Vous dites qhe si des citoyens se présentoient aa Conseil pour
demander pareille chose , vous ne seriez pas surpris qu'on les in-
carcérât. Ni moi non plus , je n'en serois pas surpris, parceque
rien d'injuste ne doit surprendre de la part de quiconque a la
force en main. Mais bien qu'une loi, qu'on n'observa jamais,
défende au citoyen qui veut demeurer tel de sortir sans congé
du territoire , comme on n'a pas besoin de demander l'usage
d'un droit qu'on a, quand un Genevois veut quitter tout-à-fait
sa patrie pour aller s'établir en pays étranger, personne ne
songe à lui en faire un crime , et on ne l'incarcère point pour
cela. Il est vrai qu'ordinairement cette renonciation n'est pas
solennelle, mais c'est qu'ordinairement ceux qui la font, n'ayant
pas reçu des affronts publics , n'ont pas besoin de renoncer pu-
bliquement à la société qui les leurs a feits.
Monsieur, j'ai attendu, j'ai médité, j'ai cherché longtemps
s'il y avoit quelque moyen d'éviter une démardie qui m'a dédii-
ré. Je vous avois confié mon honneur, ô Genevois! et j'étois
tranquille, mais vous avez si mal gardé ce dépôt , que vous me
forcez de vous l'ôter.
Mes bons anciens compatriotes , que j'aimerai toujours mal-
gré votre ingratitude, de grâce , ne me forcez pas, par vos pro-
pos durs et malhonnêtes , de faire publiquement mon apologie.
Épargnez-moi , dans ma misère , la douleur de me défendre à
vos dépens.
Souvenez-vous, monsieur, que c'est malgré moi que je suis
réduit à vous répondre sur ce ton. La vérité, dans cette occasicm,
n'en a pas deux. Si vous m'attaquiez moins durement, je ne
chercherois qu'à verser mes peines dans votre sein» Votre amitié
me sera toujours chère , je me ferai toujours un devoir de la
cultiver ; mais je vous conjure , en m' écrivant , de ne pas me la
rendre si cruelle, et de mieux consulter votre bon cœur. Je vous
embrasse de tout le mien .
ANNÉE U63. 203
4^0. ~ A M. MOULTOU.
• Motiers , le 4 i^^ 1763.
J'ai si peu de bons moments en ma vie, qu'à peine espérois-
je d'en retrouver d'aussi doux que ceux que vous m'avez donnés.
Grand merci , cher ami : si vous avez été content de mot, je l'ai
été encore plus de vous; cette simple vérité vaut bien vos
éloges. Âimons-nous assez Tun l'autre pour n'avoir plus à nous
louer.
Vous me donnez pour mademoiselle C... une commission
dont je m'acquitterai mal , précisément à cause de mon estime
pour elle. Le refroidissement de M. G....' me fait mal penser
de lui; j'ai revu son livre; il y court après l'esprit; il s'y guindé :
M. G.... n'est point mon homme : je ne puis croire qu'il soit
celui de mademoiselle C... Qui ne sent pas son prix n'est pas
digne d'elle; mais qui l'a pu sentir, et s'en détache, est un
homme à mépriser. Elle ne sait ce qu'elle veut; cet homme la
sert mieux que son propre cœur. J'aime cent fois mieux qu'il la
laisse pauvre et libre au milieu de vous , que de l'emmener
être malheureuse et riche en Angleterre. En vérité, je souhaite
que M. G.... ne vienne pas. Je voudrois me déguiser, mais
je ne saurois ; je voudrois bien faire , et je sens que je gâterai
tout.
Je tombe des nues au jugement de M. de Monclar. Tous les
hommes vulgaires, tous les petits littérateurs sont faits pour crier
toujours au paradoxe , pour me reprocher d'être outré ; mais
lui que je croyois philosophe , et du tnoins logicien , quoi ! c'est
ainsi qu'il m'a lu ! c'est ainsi qu'il me juge ! Il ne m'a donc pas
entendu. Si mes principes sont vrais, tout est vrai; s'ils sont faux,
tout est faux; car je n'ai tiré que des conséquences rigoureuses
et nécessaires. Que veut-il donc dire? je n'y comprends rien. Je
suis assurément comblé et honoré de ses éloges , mais autant
* C'est du célèbre Gibbon qu'il est question, et de madame Necker, dont le
nom de demoiselle étoit Gurchold.
204 CORRESPONDANCE.
seulement que je peux Fétre de ceux d'un homme de mérite qui
ne m'entend pas. Du reste, usez de sa lettre comme il vous
plaira; elle ne peut que m'étre honorable dans le public. Mais,
quoi qu'il dise , il sera toujours clair entre vous et moi qu'il ne
m'entend point.
Je suis accablé de lettres de Genève. Vous ne sauriez imaginer
à-la-fois la bêtise et la hauteur de ces lettres. Il n'y en a pas une
où l'auteur ne se porte pour mon juge , et ne me cite à son
tribunal pour lui rendre compte de ma conduite. Un M. B....t9
qui m'a envoyé toute sa procédure , prétend que je n'ai point
reçu d'affront , et que le Conseil avoit droit de flétrir mon Mvre,
sans commencer par citer l'auteur. Il me dit , au sujet de mon
livre brûlé par le bourreau , que l'honneur ne souffre point du
fait d'un tiers. Ce qui signifie (au moins si ce mot de tiers yerxi
dire ici quelque chose) qu'un homme qui reçoit un soufflet d'un
autre ne doit point se tenir pour insulté. J'ai pourtant, psumi
tout ce fatras, reçu une lettre qui m'a attendri jusqu'aux larmes :
elle est anonyme , et , par une simplicité qui m'a touché encore
en me faisant rire , l'auteur a eu soin d'y renfermer le port.
Je souhaite de tout mon cœur que les choses soient laissées
comme elles sont, et que je puisse jouir tranquillement du plaisir
de voir mes amis à Genève, sans affaires et sans tracas; je
partirai sitôt que j'aurai reçu de vos nouvelles. Je vous manderai
le jour de notre arrivée , et je vous prierai de nous louer une
chaise pour partir le lendemain matin. Adieu, cher ami ; mille
respects à M. voire père et à madame votre épouse; elle n'a
point à se plaindre, j'espère, de votre séjour à Motiers ; si vous
y avez acquis le corps d'Emile, vous n'y avez point perdu le
cœur de Saint-Preux, et je suis bien sûr que vous aurez toujours
l'un et l'autre pour elle.
Voici des lettres que j'ai reçues pour vous. Mille amitiés à
M. Le Sage. Je vous embrasse de tout mon cœur.
ANNÉE 1763. 205
4<i. — AM.A.A.
Motiers, ]e 5 juin 1763.
Voici, monsieur, la petite réponse que vous demandez aux
petites difficultés qui vous tourmentent dans ma lettre à M. de
Beaumont'.
I* Le christianisme n'est que le judaïsme expliqué et
accompli. Donc les apôtres ne transgressoient point les lois des
Juifis quand ils leur enseignoient FËvangile : mais les Juifs les
persécutèrent, parcequ'ils ne les entendoient pas , ou qu'ils
feignoient de ne les pas entendre : ce n'est pas la seule fois que
le cas est arrivé.
2* J'ai distingué les cultes où la religion essentielle se trouve,
et ceux où elle ne se trouve pas. Les premiers sont bons , les
autres mauvais : j*ai dit cela. On n'est obligé de se conformer à
la religion 'particulière de Tétat , et il n'est même permis de la
suivre , que lorsque la religion essentielle s'y trouve , comme
elle se trouve , par exemple, dans diverses communions chré-
tiennes, dans le mahométisme , dans le judaïsme ; mais dans le
paganisme , c'étoit autre chose ; comme très évidemment la
religion essentielle ne s'y trouvoit pas , il étoit permis aux
apôtres de prêcher contre le paganisme, même parmi les païens,
et même malgré eux.
3* Quand tout cela ne seroit pas vrai, que s'ensuivroit-il? Bien
qu'il ne soit pas permis aux membres de l'état d'attaquer de
leur chef la foi du pays , il ne s'ensuit point que cela ne soit pas
permis à ceux à qui Dieu l'ordonne expressément. Le catéchisme
vous apprend que c'est le cas de la prédication de TEvangile.
Parlant humainement , j'ai dit le devoir commun des hommes;
* Voici le passage objecté :
« Je crois qu'un homme de bien , dans quelque religion qu'il ^ive de bonne
•« foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas pour cela qu'on puisse légitimement
« introduire dans un pays des religions étrangères sans la permission du souve-
« rain ; car si ce n'est pas directement désobéir à Dieu , c'est désobéir aux lois,
<' et qui désobéit aui lois désobéit à Dieu. » {Lettre à M. de Beaumont,)
206 CORRESPONDANCE.
mais je n'ai point dit qu'ils ne dussent point obéir quand Dieu a
parlé. Sa loi peut dispenser d'obéir aux lois humaines; c'est un
principe de votre foi que Je n'ai point combattu. Donc en intro-
duisant une religion étrangère sans la permission du souverain,
les apôtres ifétoient point coupables. Cette petite réponse est,
Je pense , à votre portée , et je pense qu'elle suffit.
Tranquillisez-vous donc, monsieur, je vous prie, et sou-
venez-vous quun bon chrétien, simple et ignorant, tel que
vous m'assurez être , devroit se borner à servir Dieu dans la
simplicité de son cœur, sans s'inquiéter si fort des sentiments
d'autrui.
4< 2. — A M. THÉODORE ROUSSEAU.
Motiers, le 5 juin 1763.
Je vous aurois envoyé sur-le-champ, mon très cher cousin,
la copie que vous me demandez de ma lettre à M. le premier
syndic, si je n'eusse été informé que cette lettre étoit publique à
Genève, peu de jours après sa réception , de sorte que je ne
puis douter que vous n'en ayez eu communication peu de temps
après l'envoi de la vôtre. Si cependant cela n'étoit pas, deman-
dez-en communication à M. Chappuis ou à M. Deluc; ils ne vous
la refuseront sûrement pas. Tout le monde me demande des
copies de mes lettres , sans songer que je n'ai point de secré-
taire, et que quand je passerois ma vie à faire des copies, je ne
suffirois pas à la curiosité du public. Votre cas, mon cher cou-
sin, est très différent, et j'en fais bien la distinction : aussi, si Je
pouvois présumer que vous n'eussiez pas déjà celle que vous me
demandez, vous la ferois-je à l'instant. Mais je suis assuré que
ce seroit un soin superflu.
Il me semble que vous vous exprimez avec moi en termes peu
convenables sur la triste démarche que j'ai été obligé de foire
pour la défense de mon honneur, chargé par le Conseil d'une
flétrissure publique contre laquelle personne n'a réclamé, et à
laquelle ce seroit consentir que de rester volontairement mem-
ANNÉE 4763. 207
bre de Tétat où je l'ai reçue. Vous devez sentir et plaindre mon
affliction dans une démarche nécessaire qui me déchire : mais
quel droit avez-vous de me supposer irrité lorsque je ne fais du
mal qu'à moi? Vous me dites que c'est un coup sanglant pour
mes parents; et tout au contraire, c'est un soin cruel, mais in-
dispensable, que je devois à ma personne, à mon nom, à ceux
qui le portent ainsi que moi. Si j'étois capable de boire des af-
fronts sans m'en défendre, c'est alors que ma famille auroit droit
de se plaindre de l'avilissement qu'elle partageroit avec moi.
J'attendois de vous des remercîments pour n'avoir pas laissé
déshonorer votre nom, J'espérois du moins que vous me plain-
driez dans mes malheurs. Dispensez-vous, je vous prie, à l'ave-
nir de me faire des reproches injustes et déraisonnables que je
n'ai sûrement pas mérités. Du reste, soyez persuadé, mon cher
cousin, qu'en renonçant à ma patrie je n'ai point renoncé à ma
famille : elle me sera toujours chère. Et mon cher cousin Théo-
dore doit être assuré de trouver toujours en moi un bon parent
et ami qui ne l'oubliera jamais. Je vous embrasse de tout mon
cœur.
4<3. — A MADAME LATOUR.
A Motiers, le 17 juin 1763.
Quel silence! quel temps j'ai choisi pour le garder! cette
charmante Marianne ! que pensera-t-elle, que dira-t-elle mainte-
nant de celui qu'elle a honoré du précieux nom d'ami , et qui ,
pour prix de ce bienfait , se tait. avec elle depuis six semaines?
Quand je pense combien je suis coupable , la plume me tombe
des mains , et je n'ai pas le front de continuer d'écrire. Il le faut
cependant , pour ne pas aggraver le crime par le repentir. Soyez
donc aussi clémente qu'aimable, acceptez ma contrition. Je ne
mérite graco qu'en un seul point , mais tel qu'il suffira pour
l'obtenir de vous , je l'espère : c'est que je sens tout mon crime,
et ne cherche point à l'excuser.
En vérité , je suis bien heureux que vous soyez si bonne; car ,
208 CORRESPONDANCE.
si vous vouliez ne pas l'être » vous auriez de terribles manières
de tirer sur les gens. // ny a pas jusquà T exactitude de
l'adresse qui ne m ait été jusquà Vame. C'est une bombe
que cela , douce Marianne , et je m'en sens d'autant plus écrasé,
que je ne l'ai que trop attirée. Ce qu'il y a de plus humiliant pour
moi est qu'à présent même elle m'échappe encore , cette adresse
qui m'est pourtant si chère , et qu'il faudra qu'avant d'envoya*
cette lettre j'aille passer trois heures à la chercher dans un plein
cofFre de papiers qui me sont tous aussi importants , mais non
pas aussi chers que vos lettres. Malgré cela, si vous lisiez dans
' mon cœur , vous le verriez plein de sentiments pour vous ,
dont l'effet peut aller plus loin que de mettre exactement une
adresse.
Vous ne voulez pas me laisser échapper sur la petite chose
que je disois me déplaire en vous. Il faut pourtant que vous me
fassiez grâce encore sur ce point ; car il m'est impossible de voi»
satisfaire , et vous seriez bien étonnée si je vous en disois la rai-
son. Qu'il vous suffise , je vous supplie, d'être sûre comme vous
devez l'être, puisque c'est la vérité, que cette petite chose, si
jamais elle a existé, n'existe plus; que de toutes les choses que
je connois de vous , il y en a mille qui m'enchantent , et pas une
qui me déplaise , surtout depuis que vous n'exigez plus , dans
notre commerce , l'exactitude qu'il m'est impossible d'y mettre;
mais j'avoue que si le vôtre se relâche , je me voudrois bien du
mal de n'oser vous rien reprocher.
Je ne l'aurai donc point , le portrait de cette charmante Ma-
rianne ! elle l'a ainsi décidé. Je vous avoue pourtant que la rai-
son sur laquelle vous me refusez la permission de le faire copier
m'auroit fait rire , si le refus m'eut moins fâché. Un pauvre bar-
bon malade et sec comme moi doit être bien fier de n'être pas
pour vous un homme sans conséquence : mais puisque j'en porte
les charges , j'en devrois bien avoir aussi les droits.
Il est vrai , madame , que , selon la loi , les catholiques ne peu-
vent pas acquérir des terres dans le canton de Berne ; mais on
m'assure que les permissions ne sont pas difficiles à obtenir ; et.
ANNÉE i763. 209
en effet , il y en a divers exemples » dn moins à ce qu'on me dit ;
car 9 pour moi, je n'en connois pas. J'ai écrit dans le canton
même pour avoir des éclaircissements plus sûrs; mais je n'ai
pa& encore de réponse. Pour moi , si cette acquisition ne peut
se^ire, j'en serai bien consolé , puisque, si ma santé me le per-
mety je suis déterminé à quitter ce pays» et que si elle ne me le
permet pas , Je ne seirois pas éû état d'y profiter de votre voisi-
nage ; Milord Maréchal a pris tout de bon son parti , et va en
Ecosse 9 où je Tirai joindre sitôt que je serai en état de suppor-
ter le voyage , ce que malheureusement je ne saurois à présent ,
sans quoi je serois déjà parti pour la Hollande , où il m'a marqué
qu'il m'attendoit quelques jours. Malgré mon dépérissement je
ne puis renoncer à la douce espérance d'aller enfin passer le
reste de ma vie en paix entre George Keith et David Hume.
Bonjour , belle Marianne ; je voudrois bien qu au lieu d'ha-
biter le quartier du Palais-Royal , voift habitassiez la ville d' Aber-
deen' ; j'aurois du moins quelque espoir de vous y voir un jour.
AU.— A M. MOULTOU.
Motiers-Travers, ce lundi 27 juin 1763.
Je sui^ en peine de vous, mon cher Monltou; seriez vous ma-
lade? Je le demande à tout le monde, et ne puis avoir de ré-
ponse. Vous qui étiez si exact à m'écrire dans les autres temps ,
comment vous taisez-vous dans la circonstance présente? Ce si-
lence a quelque chose d'alarmant.
Je viens de recevoir une lettre de M. Marc Chappuis , dans
laquelle il me parle ainsi : c Vous avez envoyé dans cette ville
€ copie de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
f le 26 mai dernier... Cette copie, que je n'ai point vue, est
c tronquée, ce que m'a assuré M. Moultou , qui m'est venu de-
c mander lecture de l'original. >
Cet étrange passage demande explication. Je l'attends de
* Milord Maréchal pressoit Rousseau de veuir en Ecosse a^ec lui. Ses terres
étoient près d'Aberdeen , ville maritime de ce pays.
CORRESPONDANCE. T. IX. 4-^
210 CORRESPONDANCE.
vous, mon cher Monltou ; et ce n*est qu'après avoir reçu votre
réponse que je f^ai la mienne à M. Chappuis. M. de Sautera
vous fait mille amitiés; recevez les respects de madaniûadle
Le Vasseur et les embrassements de votre ami.
415. — AU MÊME.
Motiers-Travers.ce 7 jnUlet 176.^.
Votre avis est honnête et sage. J'y reconnois la voix d'un
ami : je vous remercie , et j'en profite. Mais avec aussi peu de
crédita Genève, que puis-je faire pour m'y faire écouter, sur-
tout dans une affaire qui n'est pas tellement la mienne qu'elle ne
soit aussi celle de tous? Renoncez, au moins pour ma part, à
l'intérêt que j'y puis avoir , en déclarant nettement , comme je
le fais aujourd'hui , qu'à quelque prix que ce soit je n'accepterai
jamais la restitution de nm bourgeoisie, et que je ne rentrerai
jamais dans Genève. J'ai fait serment de l'un et de l'autre : ainsi
me voilà lié sans retour ; et tout ce qu'on peut faire pour me
rappeler est par conséquent inutile et vain. J'écris de plus à De-
lue une lettre très forte pour l'engager à se retirer; j'en écris
autant à mon cousin Rousseau. Voilà tout ce que je puis faire;
et je le fais de très bon cœur : rien de plus ne dépend de moi.
L'interprétation qu'on donne à ma lettre à Chappuis est aussi
raisonnable que si, lorsque j'ai dit non, l'on en concluoit que
j'ai voulu dire oui. Voulez-vous que je me défende devant des
fourbes ou des stupides? Je n'ai jamais rien su dire à ces gens-
là , et je ne veux pas commencer. Ma conduite est, ce me sem-
ble, uniforme et claire ; pour l'interpréter il ne faut que du bon
sens et un cœur droit. Adieu, cher Moultou. J'aurois bien quel-
que diose à vous représenter sur ce que vous avez dit à Chap-
puis, que j'avois tronqué la copie de sa lettre; car, quoique cela
ait été dit à bonne intention, il ne faut pas déshonorer ses amis
pour les servir'. Vous m'avouez, à la vérité, que cette copie
^ Il ne m'avoil pas compris, et vit bien que je savois aussi bien que lui cette
maxime. (Note de M. Moultou.)
ANNÉE 4763. 2^^
n^est point tronquée; mais il croit» lui , qu'elle Test : il le doit
croire , puisque vous le lui avez dit , et il part de là pour me
croire et me dire un homme capable de falsiiScation. Il ne me
paroit pas avoir si grand tort, quoiqu'il se trompe.
An reste, quoi que vous en puissiez dire, je ne lui écrk*ai point
comme à mon ami, puisque je sais qu'il ne l'est pas. J'écris à
M. de Gauffecourt. ce respectable Abauzit ! je suis donc con-
damné à ne le revoir jamais ! Ah ! je me trompe ; j'espère le
voir dans le séjour des justes ! En attendant que cette commune
patrie nous rassemble, adieu, mon ami.
Le pauvre baron est parti en me chargeant de mille choses
pour vous. Je suis resté seul , et dans quel moment !
416. — A M. DELUC.
Motiers, le 7 juillet 1763..
Je crains , mon cher ami , que votre zèle patriotique n'aille
un peu trop loin dans cette occasion , et que votre amour pour
les lois n'expose à quelque atteinte la plus importante de toutes,
qui est le salut de l'état. J'apprends que vous et vos dignes con-
citoyens méditez de nouvelles représentations ; et la certitude de
leur inutilité me fait craindre qu'elles ne compromettent enfin
vis-à-vis les uns des autres ou la bourgeoisie, ou les magistrats.
Je ne prétends jpas me donner dans cette affaire une importance
qu'au surplus je ne tiendrois que de mes malheurs : je sais que
vous avez à redresser des griefs qui , bien que relatifs à de sim-
ples particuliers, blessent la hberté publique. Mais soit que je
considère cette démarche relativement à moi, ou relativement au
corps delà bourgeoisie, je la trouve également inutile et dange-
reuse; et j'ajoute même que la solidité de vos raisons tournera
toute à votre commun préjudice , en ce qu'ayant mis en poudre
les sophismes de sa réponse, vous forcerez le Conseil à ne pou-
voir plus répliquer que par un sec // ny a lieu ^ et par consé-
quent de rentrer, par le fait, en possession de son prétendu droit
212 CORRESPONDANCE.
ïkéffktit\ qui réduiroit à rien celui que vous avez de faire des
représentations. Que si, après cela vous vous obstiniez à pour-
suivre le redressement de griefs (que très certainement vous
n'obtiendrez point) , il ne vous reste plus qu*une seule voie légi-
time, dont l'effet n'est rien moins qu'assuré, et qui, donnant
atteinte à voire souveraineté, établiroit une planche très dange-
reuse, et seroit un mal beaucoup pire que celui que vous voulez
réparer.
Je sais qu'une famille intrigante et rusée', s'étayant d'un
grand crédit au dehors, sape à grands coups les fondements de
la république, et que ses membres, jongleurs adroits et gens à
deux envers, mènent le peuple par l'hypocrisie et les grands par
l'irréligion. Mais vous et vos concitoyens devez considérer que
c'est vous-mêmes qui Tavez établie, qu'il est trop tard pour tenter
de l'abattre , et qu'en supposant même un succès qui n'est pas à
présumer, vous pourriez vous nuire encore plus qu'à elle, et
vous détruire en l'abaissant. Croyez-moi, mes amis, laissez-la
faire ; elle toudie à son terme , et je p<*édis que sa propre ambi-
tion la perdra sans que la bourgeoisie s'en mêle. Ainsi par rap-
port à la république, ce que vous voulez faire n'est pas utile en
ce moment ; le succès est impossible , ou seroit funeste , et tout
reprendra son cours naturel avec le temps.
Par rapport à moi, vous connoissiez ma manière de penser,
et M. d'Ivernois, à qui j'ai ouvert mon cœur à son passage ici,
vous dira, comme je vous l'ai écrit, et à tous mes amis, que,
loin de désirer en celte circonstance des représentations, j'au-
rois voulu qu'elles n'eussent point été faites , et que je désire
encore plus qu'elles n'aient aucune suite. Il est certain, comme
je l'ai écrit à M. ChappUis, qu'avant ma lettre à M. Favre, des
représentations de quelques membres de la bourgeoisie, suffi-
sant pour marquer qu'elle improuvoil la procédure, et mettant
* Voyez ce qui est dit sur ce droit qu'avoit ou que s'arrogeoit le Sénat on
petit Conseil, dans le tableau qui se trouve en tète des Lettres de la Monta-
gne, de la constitution de Genève à i*époque où Rousseau écrivoit.
' La famille Tronchiu.
ANNÉE 1763. 213
par conséquent mon honneur à couvert , eussent empêché une
démardie que je n'ai faite que par force, avec douleur, et quand
je ne pouvois pins m'en dispenser sans consentir à mon déshon-
neur ; mais une fois faite , et mon parti pris, cette démarche ne
me laissant plus qu'un tendre souvenir de mes anciens compa-
triotes, et un désir sincère de les voir vivre en paix , toute dé-
mardie subséquente , et relative à celle-là , m'a paru déplacée ,
inutile, et je ne l'ai ni désirée ni approuvée. J'avoue toutefois
que vos représentations m'ont été honorables, en montrant que
la procédure faite contre moi étoit contraire aux lois, et im-
prouvée par la plus saine partie de l'état. Sous ce point de vue,
quoique je n'aie point acquiescé à ces représentations, je ne puis
en être fâché. Mais tout ce que vous ferez de plus maintenant
n'est propre qu'à en détruire le bon effet, et à faire triompher
mes ennemis et les vôtres , en criant que vous donnez à la ven-
geance ce que vous ne donnez qu'au maintien des lois.
Je vous conjure donc, mon vertueux ami, par votre amour
pour la patrie et pour la paix, de laisser tomber cette affaire,
ou même d'en abandonner ouvertement la poursuite , au moins
pour ce qui me regarde , afin que votre exemple entraîne ceux
qui vous honorent de leur confiance, et que les griefs d'un parti-
culier qui n'est plus rien à Tétat n'en troublent point le repos.
Ne soyez en peine ni du jugement qu'on portera de cette retraite,
ni du préjudice qu'en pourroit souffrir la liberté. La réponse du
Ck)nseil, quoique tournée avec toute Tadresse imaginable, prête
le flanc de tant de côtés , et voas donne de si grandes prises ,
qu'il n'y a point d'homme un peu au fait qui ne sente le motif
de votre silence , et qui né juge que vous vous taisez pour avoir
trop à dire. Et quanta la lésion des lois, commeelle en devien-
dra d'autant plus grande qu'on en aura plus vivement poursuivi
la réparation sans l'obtenir , il vaut mieux fermer les yeux dans
une occasion où le manteau de l'hypocrisie couvre les attentats
contre la liberté , que de fournir aux usurpateurs le moyen de
consommer , au nom de Dieu , l'ouvrage de leur tyrannie.
Poui* moi , mon dier ami , quelque disposé que je fusse à me
244 CORRESPONDANCE.
prêter à tout cequipouvoit complaire à mesancîeiiB concîtoyeiis,
et à reprendre avec joie iu titre qui me fut si cher, s'il m'eût
été restitué de leur gré, d'un commun accord, et d'une manière
qui me Feùt pu rendre acceptable , vos démarches en cette
occasion , et les maux qui peuvent en résulter, me forcent à
dmnger de résolution sur ce point , et à en prendre une dont,
quoi qu*il arrive, rien ne me fera départir. Je vous déclare donc,
et j'en ai foit le serment , que de mes jours je ne remettrai le
pied dans vos murs, et que content de nourrir dans mon cœur
les sentiments d'un vrai citoyen de Genève, je n'en reprendrai
jamais le titre : ainsi toute démarche qui pourroit tendre à me
le rendre est inutile et vaine. Après avoir sacrifié mes droits les
plus chers à l'honneur, je sacrifie aujourd'hui mes espérances à
la paix. D ne me reste plus rien à faire. Adieu.
A\7. — A M. DE GAUFFECOURT,
Motiers, le 7 juillet 1763.
J'apprends, cher papa, que vous êtes à Genève, et cela
redouble mon regret de ne pouvoir passer dans cette ville,
comme je comptois faire , après toutes ces tracasseries , pom*
aller à Chambéry voir mes anciens amis. Forcé de renoncer à ma
bourgeoisie , pour ne pas consentir à mon déshonneur, j'aurois
passé comme un étranger ; et avec quel plaisir j'eusse oublié,
dans les bras du cher Gauffecourt, tous les maux qu'on rassemble
sur ma tète! Mais les démarches tardives et déplacées de la
bourgeoisie, et l'étrange réponse da Conseil, me forcent, de
peur d'attiser le feu par ma présence, à m'abstenir d'un voyage
que je voulois faire en paix. Après s'être tu quand il falloit par-
ler, on parle quand il faut se taire et que tout ce qu'on peut dire
n'est plus bon à rien.
L'affection que j'aurai toujours. pour ma patrie nie foit désirer
sincèrement que^out ceci , qui s'est fait, contre mou gré , n ait
aucune suite , et je l'ai écrit à mes amis. Mais ne ni'ayant ni
défendu dans mon malheur, ni consulté dans lem* démarche ,
ANNËË 4763. 245
aiu*oot-ils plus d'égard à mes représentations qu'ils n'en eurent
à mes intérêts lorsqu'ils n'étoient que ceux des lois et les leurs?
Dans le doute de mon crédit sur leur^ esprit , j'ai pris le dernier
parti que je devois-^prendre , en leur déclarant que , quoi qu'il
arrivât , et quoi qu'ils fissent , je ne reprendrois jamais le titre
de leur citoyen', et ne rentrerois jamais dans leurs murs. C'est
à quoi je suis aussi très déterminé, et c'est le seul moyen qui me
restoit d'assoupir toute cette affaire , autant du moins que mon
intérêt y peut influer. Ce seroit , j'en conviens , me donner une
importance bien ridicule, si on ne l'eût rendue nécessaire) et
dont je ne saurois d'ailleurs être fort vain , puisque je ne la dois
qu'à mes malheurs. Ainsi , rien ne manque à mes sacrifices.
Pnissent^ils être aussi utiles que je les fais de bon cœur, quoique
déchiré !
Ce qui m'afflige le plus dans cette résolution est l'impossibilité
où elle me met d'embrasser jamais mes amis b Genève , ni vous
par conséquent qui êtes le plus ancien de tous. Faut-il donc
renoncer pour toujours à cet espoir? Cher papa , j'espère que
votre santé raffermie ne vous rend plus les bains d'Ais:
nécessaires ; mais jadis c'étoit pour vous un voyage de plaisir
plus que de besoin. S'il pouvoit l'être encore, quelle consolation
ce seroit pour moi d'aller vous y voir ! Je crois que je mourrols
de joie en vous serrant dans mes bras. Je traverserois le lac, le
Chablais , le Faucigny , pour vous aller joindre. L'amitté me
donneroit des forces ; la peine ne me eoûteroit rien.
On dit que les jong^urs ont acheté Marc Chappuis av^c votre
emploi. Je les trouve bien prodigues dans leurs emplettes. Il est
vrai que celle4à se fait à vos dépens , et c'est tout ce qui m'en
fâche. Assurément, si je n'ai pas une belle statue, ce ne sera
pas la faute des jongleurs; ils se tourmentent furieusement pour
en élever le piédestal. Donnez^moi de vos nouvelles. Je vous
embrasse de tout nu^n cœur.
* De leur citoyen. Conforme au texte de Féditioii donnée |>ar du Peyroii
en 1790, où cette lettre a été rrapriméepour la première fois, el où, par erreui*
sans doute, on a mU citoyen pour concitoyen.
■■ ji • 1 r T -.-;
216 CORRESPONDANCE.
418. — A M. USTERI,
PROFESSEUH A ZURICH,
Sur le chapitre viix du dernier livre du Coittaat sociau
Motiers, le i5 juillet 1763.
Quelque excédé que je sois de disputes et d'objections , et
quelque répugnance que j'aie d'employer, à ces petites guerres
le précieux commerce de Tamitié , je continue à répondre à vos
difficullés y puisque vous l'exigez ainsi. Je vous dirai donc , avec
ma franchise ordinaire, que vous ne me paroissez pas avoir bien
saisi l'état de. la question. La grande société , la société humaine
ep général , est fondée sur l'humanité., sur la bienfaisance uni-^
verselle. Je dis et j'ai toujours dit que le christianisme est favor
rable à celle-là.
Mais les sociétés particulières , les sociétés politiques et civiles
ont un tout autre principe; ce. sont des établissements purement
humains, dont par conséquent le vrai christianisme nous.détadie
conime. de tout ce qui n'est que terrestre. II n'y a que les vices
des hommes qui rendent ces établissements nécessaires, et il n'y
a que les passions humaines qui les conservent. Otez tous les
vices à vos chrétiens, ils n'auront plus besoin de magistrats ni de
lois; ôtez-leur toutes les passions humaines , le lien civil perd à
l'instant tout son ressort : plus d'émulation, plus de gloire, plus
d'ardeur pour les préférences. L'intérêt particulier est détruit;,
et, faute d'un soutien convenable, Tétat politique tombe en
langueur.
: Votre supposition d'une société politique et rigoureuse de
chrétiens, tous parfaits à la rigueur, est donc contradictoire;
elle est encore outrée quand vous voulez n'y pas admettre un seul
homme injuste, pas un seul usurpateur. Sera-t-elle plus parfaite
que celle des apôtres? et cependant il s'y trouva un Judas....
Sera-t-elle plus parfaite que celle des anges? et le diable, dit-on,
en est sorti. Mon cher ami, vous oubliez que vos chrétiens seront
des hommes , et que la perfection que je leur suppose est celte.
ANNÉE 1763. 217
que peut comporter Thumamté. Mon livre n est pas fait pour
les dieux.
Ce n'est pas tout. Tous donnez à vos concitoyens un tact
moral , une finesse exquise : et pourquoi? parcequ'ils sont bons
chrétiens. Comment ! nul ne peut être bon chrétien à votre
compte sans être un La Rochefoucauld , un Labruyère? A quoi
pensoit donc notre maître, quand il bénissoit les pauvres en
esprit? Cette assertion-là, premièrement, n'est pas raisonnable,
puisque la finesse du tact moral ne s'acquiert qu'à force de
comparaison , et s'exerce même infiniment mieux sur les vices
que l'on cache que sur les vertus qu'on ne cache point. Secon*
dément, cette même assertion est contraire à toute expérience,
et l'on voit constamment que c est dans les plus grandes villes ,
chez les peuples les plus corrompus , qu'on apprend à mieux
pénétrer dans les eœurs, à mieux observer les hommes, à mieux
interpréter leurs discours par leurs sentiments , à mieux
distinguer la réalité de l'apparence. Nierez-vous qu'il n'y ait
d'infiniment meilleurs observateurs moraux à Paris qu'en Suisse?
ou concluerez-vous de là qu'on vit plus vertueusement à Paris
que chez vous?
Vous dites que vos citoyens seroient infiniment choqués de la^
première injustice. Je le crois ; mais quand ils la verroient , il ne
seroit plus temps d'y pourvoir, et d'autant mieux qu'ils ne se
permettroient pas aisément de mal penser de leur prochain , ni
de donner une mauvaise interprétation à ce qui pourroit en avor
une bonne. Cela seroit trop contraire à la charité. Tous n'igno-
res pas que les ambitieux adroits se gardent bien de commencer
par des injustices; au contraire, ils n'épargnent rien pour gagner
d'abord la confiance et l'estime publique par la pratique exté-
rieure de la vertu ; ils ne jettent le masque et ne frappent les^
grands coups que quand leur partie est bien liée, et qu'on n'en
peut plus revenir. Cromwell ne fut connu pour un tyran qu'a-
près avoir passé quinze ans pour le vengeur des lois et le dé-
fenseur de la religion.
Pour conserver votre république clu*étienne, vous rendrez ses
2\S CORRESPONDANCE.
voisins aussi jiisces qu'elle : à la bonne heure; je ooavieiis
qu'elle se défendra toujours assez bien pourvu qu'elle ne soit point
attaquée. A Tégard du courage que vous donnez à ses soldats ,
par le simple amour de la conservation , c'est celui qui ne man-
que à personne. Je lui ai donné un motif encore plus puissant
sur des chrétiens, savoir, l'amour du devoir. Là-dessus, je
crois pouvoir, pour toute réponse , vous renvoyer à mon livre ,
on ce point est bien discuté. Comment ne voyez-vous pas qu'il
n'y a que de grandes passions qui fassent de grandes choses ?
Qui n'a d'autre passion que celle de son salut ne fera jamais rien
de grand dans le temporel. Si Mncius Scœvola n'eut été qu'un
saint, croyez-vous qu'il eût fait lever le siège de Rome? Yous me
citiez peut-être la magnanime Judith. Mais nos chrétieni^s hy-
pothétiques, moins barbarement coquettes, n'iront pas, je crois,
séduire leurs ennemis, et puis coucher avec eux pour les mai&*
sacrer durant leur sommeil.
- Mon cher ami, je n'aspire pas à vous convaincre. Je sais qu'il
n'y a pas deux têtes organisées de même, et qu'après bien des
disputes, bien des objections, bien des éclaircissements, chacun
finit toujours par rester dans son sentiment comme auparavant.
D'ailleurs, quelque philosophe que vous puissiez être, je sens
qu'il faut toujours un peu tenir à l'état. Encore une fois, je vous
réponds parceque vous le voulez ; mais je ne vous en estimerai
pas moins pour ne pas penser comme moi. J'ai dit mon avis au
public , et j'ai cru le devoir dire , en choses importantes et qui
intéressent l'humanité. Au reste, je puism'être trompé toujours;
et je me suis trompé souvent sans doute. J'ai dit mes raisons ;
c'est au public , c'est à vous à les peser, à les juger , à dioisir.
Pour moi , je n'en sais pas davantage , et je trouve très bon que
ceux qui ont d'autres sentiments les gardent, pourvu qu'ils me
laissent en paix dans le mien^
ANNÉE 1763. 219
419. — A M. F. H. ROUSSEAU.
Juillet 1763.
Une absence de quelques jours m'a empêché , mon très cher
cousin , de répondre plus tôt à votre lettre , et de vous marquer
mon regret sur la perte démon cousin votre père. U a vécu en
homme d'honneur ; il a supporté la vieillesse avec coprage,
et il est mort en chrétien. Une carrière ainsi passée est digne
d'envie : puissions-nous, mon cher cousin , vivre et mourir
comme lui!
Quant à ce que vous me marquez des représentations qui ont
été faites à mon sujet , et auxquelles vous avez concouru , je re-^
connois, mon dher cousin, dans cette démardie le zèle d'un boi)
parent et d'un digne citoyen ; mais j'ajouterai qu'ayant été fai-
tes à mon insu , et dans un temps où elles ne pouvoient plu^
produire aucun effet utile , il eût peut-être été mieux qu'elle»
n'eussent point été faites, ou que mes amis et parents n*y eussent
point acquiescé. J'avoue que l'affront reçu par le Conseil est:
pleinement péparé par le désaveu authentique de la plus saine
partie de Fétat : mais comme il peut naître de cette démarche
des semence» de mésintelligence, auxquelles, même après ma
retraite , je serois au désespoir d'avoir donné lieu, je vous prie,
moil cher cousin , vous et tous ceux qui daignent s'intéresser à
moi i^de votdoîr bien , du moins pour ce qui me regarde, renon-
cer à la poursuite de cette affaire , et vous retirer && nombre
des représentant^. Pour mcâ , content d'avoir fait ^n toute odca*
sion mon devoir envers ma patrie autant qu'il a dépendu de moi,
j'y renonce pour ton|ptfrs, avec douleur , mais sans balancer ;
et afin que le désir de mon rétablissement n'y trouble jamais la
paix publique, je déclare que, quoi qu'il arrive, je ne reprendrai
de mes jours le titre de citoyen de Genève, ni ne rentrerai dans
ses murs. Croyez que mon attachement pour mon pays ne tient
ni aux: droits, ni au séjour, ni au titre, mais à des Aœads que rien
ne sauroil briser; croyez aussi , mon très cher. cousin , qu'en
220 CORRESPONDANCE.
cessant d'être votre concitoyen , je n en reste pas moins pour h
vie votre bon parent et véritable ami.
*%/*^%r%/%/%f^^^/%/%/%/%,^/\/%
420. — A M. DUCLOS.
MoUers, I« 3o jaill«t 1765.
Bien arrivé y mon cher philosophe. Je prévoyois votre jiige>
ment $ur TAngleterre. Pour des yeux comme les vôtres , les
hommes sont les mêmes par tout pays; les nuances qui les dis^
tinguent sont trop superficielles, le fond de TétolFFe domine tou-
jours. Tout comparé, vous vous décidez pour votre pays : ce
choix est naturel. Après y avoir passé les plus belles années de
ma vie , j'en ferois de mon cœur autant. Je trois pourtant qu'en
général j'aimerois mieux que mon ami fût Anglois que François.
J'avois beaucoup d'amis en France ; mes disgrâces sont venues,
et j'en ai conservé deux. En Angleterre j'en aurois eu moins
peut-être , mais je n'en aurois perdu aucun.
J'ai fait pour mon pays ce que j'ai fait pour mes amis. J'ai
tendrement aimé ma patrie , tant que j'ai cru en avoir une. A
l'épreuve, j'ai trouvé que je me trompois. En me détachant d'une
chimère, j'ai cessé d'être un homme à visions; voilà tout. Vous
voudriez que je fisse lin manifeste; c'est supposer que j'en ai be-
soin. Cela me p:u*oit bizarre qu'il faille toujours me justifier de
l'iniquité d' autrui , et que je sois toujours coupable , unique-
ment parceque je suis persécuté. Je ne vis point dans le monde,
je n'y ai nulle correspondance , je ne sais rien de ce qui s'y dit.
Mes ennemis y sont à leiu* aise ; ils savent bien que leurs discoiurs
ne me parviennent pas. Me voilà donc, comme à l'inquisition ,
forcé de me défendre sans savoir de quoi je suis accusé.
En parlant de la renonciation à ma bourgeoisie vous dîtes que
beaucoup de citoyens ont réclamé en ma faveur ; que j'avois donc
des exceptions à faire. Entendons-nous, moucher philosophe:
les réclamations dont vous pariez , n'ayant été faites qu'après
ma démarche, ne pouvoient pas me fournir un motif pour m'en
abstenir. Celte démarche n'a point été précipitée, elle n'a été
ANNÉE 4763. 224
fiiite qu'après dix mois d'attente » durant lesquels personne n'a
dit un mot en public , si ce n'est contre moi. Alors le consente^*
ment de tous étant présumé de leur silence , rester volontairement
membre d'un état où j*avois été flétri n'étoit-^^ pas consentir
moi-même à mon déshonneur? et me restoit-il une voie plus
honnête, plus juste, plus modérée de protester contre cette in^-
jure, que de me retirer paisiblement de la société où elle m'a-
voit été faite? Nos lois les plus précises ayant été , de toutes ma-
nières, foulées aux pieds à mon égard , à quoi pouvois-je rester
engagé de mon c6té i lorsque les liens de la patrie n'étoient plus
rien envers moi que ceux de Tignominie, de l'injustice et de la
violence?
Cette retraite fit ouvrir les yeux à la bourgeoisie : elle setitit
son tort, elle en eut honte $ et, selon le retour ordinaire de
l'amour-propre , pour s'en disculper , elle tâcha de me l'impu^
ter. On m'écrivit des lettres de reproches. En réponse , j'exposai
mes raisons : elles étoient sans réplique. On voulut trop tard
réparer la faute et revenir sur une chose faite. On n'avoit rien dit
quand il falloit parler ; on parla quand il ne restoit qu'à se taire ,
et tout ce qu'on poùvoit dire n'aboutissoit plus à rien. La bour-
geoisie fit des représentations-, le Conseil les éluda par des ré-
ponses dont l'adresse ne put sauver le ridicule : mais il y a long
temps qu on s'est mis au-dessus des sifflets. La bourgeoisie vou-
lut insister; les esprits s'échauffoient, la mésintelbgence alloit
devenir brouiUerie, et peut-être pis. Je vis alors qu'il me res-
toit quelque chose à faire. Mes amis savoient que , toujours at-
tadié par le cœur à mon pays , je reprendrois avec joie le titre
auquel j'avois été forcé de renoncer , lorsque d'un commun ac-
cord il me seroit convenablement rendu. Le désir de mon ré-
tablissement paraissoit être le seul motif de leur démarche ; il
falloit leur ôter cette source de discorde. Pour leur faire aban-
donner la poursuite d'une affaire qui pouvoit les mener trop
loin , je leur ai donc déclaré que jamais , quoi qu'il arrivât , je ne
rentrerois dans leurs murs ; que jamais je ne reprendrois la qua-
lité de leur concitoyen , et qu'ayant confirmé par serment cette
222 CORRESPONDANCE.
résolution , je n'étois plus le maître à* en changer. Comme je n'ai
* voulu conserver aucune correspondance suivie à Genève , j'ignore
absolument ce qui s'y est passé depuis ce temps-Jà : nnûs voilà ce
que j'ai fait. Après avoir sacrifié mes droits les plus chers à mon
honneur outragé» j'ai sacrifié à la paix mes dernières espéran-
ces. Tels sont mes torts dans cette affaire; je ne m'en connois
point d'autres.
Yous voudriez , dites-vous , que je fisse voir à tout le monde
comment , étant mal avec beaucoup de gens , je devrois être
bien avec tous : mais je serois fort embarrassé moi-même de
dire pourquoi je suis mal avec quelqu'un ; car je c^Çe qui que
ce soit au monde d'oser dire que je lui aie jamais fait ou voulu
le moindre mal. Ceux qui me persécutent ne me p^sécutent que
pour le seul plaisir de nuire : ceux qui me haïssent ne peuvent me
ha'ir qu'à cause du mal qu'ils m'ont fait. Us se complaisent dans
leur ouvrage ; ils ne me pardonn^ont jamais leur propre mé-
chanceté. Otf qu'ils fassent donc tout à leur aise; bientôt je
pourrai les mettre au pis. Cependant ils auront beau m'accaUer
de maux , il leur en reste un pour ma vengeance que je leur défie
de me faire éprouver ; c'est le tourment de la haine , avec lequel
je les tiens plus malheureux que moi. Voilà tout ce que je puis
dire sur ce chapitre. Au reste, jai passé cinquante ans de ma vie
sans apprendre à faire mon apologie ; il est trop tard pour com-
mencer.
M. Cramer n'est point du Conseil; il est le libraire, même
l'ami de M. de Voltaire ; et l'on sait ce que sont les amis de Vol-
taire par rapport à moi; du reste, je ne le connois point du tout.
Je sais seulement qu'en général tous les Genevois du grand air
me haïssent, mais qu'ils savent se plîei' au goût de ceux qui leur
parlent. Ils ont soin de ne pas perdre leurs coups en l'air; ils ne
les lâchent que quand ils portent.
Me voici au bout de mon papier et de mon bavardage sans
avoir pu vous parler de vous.
Une réflexion bien simple, mon cher philosophe, et j^ finis.
Je vous ai tendrement aimé dans les jours brillants de ma vie.
ANNÉE 4763. 223
et vous savez que l'adversité n'endurcit pas le cœur. Je vou»
embrasse.
421 . — AU MÊME.
Motiers , le i«r août.
Depuis ma lettre écrite, ma situation physique a tellement
empiré et s'est tellement déterminée, que mes douleurs, sans
relâche et sans ressource, me mettent absolument dans le cas de
l'exception marquée par milord Edouard en répondant à Saint-
Preux' : Vsque adeone mori mîserum est? J'ignore encore
quel parti je prendrai : si J'en prends un, ce sera le plus tard
qu'il me sera possible, et ce sera sans impatience et sans déses-
poir, comme sans scrupule et sans crainte. Si mes fautes m'ef-
fraient, mon cœur me rassure. Je partirois avec défiance si je
connoissois un homme meilleur que moi; mais je les ai bien vus,
je les ai bien éprouvés, et souvent à mes dépens. Si le bonheur
inaltérable est fait pour quelqu'un de mon espèce, je ne suis pas
en peine de moi : je ne vois qu'une alternative, et elle me tran-
quillise; n*être rien, ou être bien.
Adieu, mon cher philosophe : quoi qu'il arrive, voici proba-
blement la dernière fois que je vous écrirai; car mes souffrances
ne pouvant qu'augmenter incessamment me délivreront d'elles
ou m'absorberont tout entier. Souvenez- vous quelquefois d'un
homme qui vous aima tendrement et sincèrement, et n'oubliez
pas que dans les derniers moments où sa tête et son cœur furent
libres, il les occupa de vous.
P. S. Lorsque vous apprendrez que mon sort sera décidé, ce
que je ne puis prévoir moi-même, priez de ma part M. Duchesne
de vouloir bien tenir à mademoiselle Le Vasseur ce qu'il m'a
promis pour moi. Elle, de son côté, lui enverra le papier qu'il
m'a demandé.
Quelle ame que celle de cette bonne fille! Quelle fidélité,
quelle affection ! quelle patience ! Elle a fait toute ma consola-
' Nouvelle Héloïsef troisième partie, lettre xxif .
224 CORRESPONDANCE.
tioD dans ities malheurs; elle me les a fait bénir. Et maintenant,
pour le prix de vingt ans d'attachement et de soins, je la laisse
seule et sans protection, dans un pays où elle en auroit si grand
besoin ! J'espère que tous ceux qui m'ont aimé lui transporte-
ront les sentiments qu'ils ont eus pour moi : elle en est digne,
c'est un cœur tout semblable au mien".
422. — A M. MARTINET,
CHXZ LUI.
Vous ne m'aimez point, monsieur, je le sais ; mais moi je vous
estime; je sais que vous êtes un homme juste et raisonnable :
cela me suffit pour laisser en toute confiance mademoiselle J/e
Yasseur sous votre protection. Elle en est digne; elle est connue
et bien voulue de ce qu'il y a de plus grand en France : tout le
monde approuvera ce que vous aurez fait pour elle, et milord
Maréchal, en particulier, vous en saura gré. Yoilà bien des raî*
sons, monsieur, qui me rassurent contre l'effet d'un peu de froi-
deur entre nous. Je vous fais remettre un testament qui peut
n'avoir pas toutes les formaUtés requises; mais s'il ne contient
rien que de raisonnable et de juste, pourquoi le casseroit-on ? Je
me fie bien encore à votre intégrité dans ce point. Adieu, mon-
sieur ; je pars pour la patrie des âmes justes. J'espère y trouver
peu d'évéques et de gens d'église, mais beaucoup d'hommes
comme vous et moi. Quand vous y viendrez à votre tour, vous
arriverez en pays de connoissance. Adieu donc derecbeli, mon-
sieur; au revoir.
423. — A M. MOULTOU.
Motiers, lundi icr août 1763.
Je vous remercie, mon cher Moultou , du livre de M. Vernes
* Cette lettre , sans indication de Vannée, paroît avoir été écrite le lendemain
de celle du SO juillet qu'on vient de lire, mais n'avoir pas été envoyée à son
adresse. Celle qui suit doit avoir été écrite dans le même temps. (Note de du
Peyrou.)
ANNÉE 4763. 225
que vous m'avez envoyé : l'état où je suis ne me permet pas de
le lire , encore moins d'y répondre ; et , quand je le pourroîs , je
ne le ferois assurément pas. Je ne réponds jamais qu'à des gens
que j'estime.
Je suis persuadé que ce que M. Vernes me pardonne le moins
est d'avoir attaqué le livre d'Helvétius , quoique je Taie fait avec
toute la décence imaginable, en passant, sans le nommer, ni
même le désigner , si ce n'est en rendant honneur à son bon ca-
ractère. Dans les pages 71 et 72 de M. Vernes, qui me sont
tombées sous les yeux , il me fait un grand crime d'avoir em-
ployé ce qu'il appelle le jargon de la métaphysique; et il sup-
pose qiie j'ai eu besoin de ce jargon pour établir la religion na-
turelle, au lieu que je n'en ai eu besoin que pour attaquer le
matérialisme. Le principe fondamental du livre de l'Esprit e^t
que juger est sentir; d'où il suit clairement que tout n'est que
corps. Ce principe, étant établi par des raisonnements métaphy-
siques , ne pouvoit être attaqué que par de semblables raison-
nements. C'est ce que M. Vernes ne me pardonne pas. La mé-
taphysique ne l'édifie que dans le livre d'Helvétius; elle le
scandalise dans le mien.
Je n'approuve pourtant pas que le public voie l'article de ma
lettre qui le regarde; j'exige même que vous ne le montriez à
personne, qu'à lui seul si vous voulez. Je n'eus jamais de pen-
chant à la haine; et je crois qu'à ma place l'homme du monde le
plus haineux s'attiédiroit fort sur la vengeance. Mon ami, lais-
sons tous ces gens-là triompher à leur aise; ils ne me fermeront
pas la patrie des âmes justes , dans laquelle j'espère parvenir
dans peu.
J'avoue que dans de certains moments j'aurois grand besoin
de quelque consolation. En proie à des douleurs sans relâche et
sans ressource, je suis dans le cas de l'exception faite par mi-
lord Edouard en répondant à Saint-Preux , ou jamais homme au
monde n'y fut. Toutefois je prends patience; mais il est bien
cruelde n'avoir pas la main d'un ami pour me fermer les yeux ,
moi à qui ce devoir a tant coûté , et qui l'ai rendu de si bon
cobuespo^oancx. t. ii. ^^
226 CORRESPONDANCE.
cœur, n est bien cruel de laissa* ici, loin de son pays, cette
pauvre fille sans amis, sans protection, et de ne pouvoir pas
même lui assurer la possession de mes guenilles pour prix de
vingt ans de soins et d'attachement. Elle a des défauts, cher
Moultou; mais c'est une belle ame. J'ai tort de me pkundre de
manquer de consokitions ; je les trouve en elle; quand nous
avons déploré mes malheurs ensemble, ils sont presque tous
oubliés : cependant leur sentiment revient et s*aggrave par la
continuité des maux du corps.
Je voulois écrire au cher Gauffecourt : je n'en ai pour aujour-
d'hui ni le temps ni la force; dites lui , je vous prie , que j'ai un
extrême regret de ne pouvoir l'accompagner ; je le desirois trop
pour devoir l'espérer. Qu'il ne manque pas d'embrasser pour
moi M. de Conzié, comte des .Char mettes, et de lui témoigner
combien j'étois disposé à me rendre à son invitation; mais
« Me anteit sasva nécessitas,
« CluTOs trabales et cuneos mann
« Gestans ahenà. »
Mademoiselle Le Yasseùr persiste à vous prier de lui renvoyer
sa robe, si vous ne l'avez pas vendue. Bonjour.
424. — A MADAME LATOUR.
ai août 1763.
J'ai reconnu, très bonne Marianne, la sollicitude de votre
amitié dans la lettre que madame Prieur a écrite ici à madame
Boy-de-Ia-Tour ; vous et madame Prieur ignorez sans doute que
madame Boy-de-la-Tour ne demeure pas ici, mais à Lyon.
Comme la lettre a été reçue par gens peu propres à garder les
secrets d'autrui, en me chargeant d'y répondre, je me suis
pressé de la retirer. Si j'étois en meilleur état, que j'aurois de
choses à vous dire sur la dernière que vous m'avez écrite, et sur
les précieuses taches dont elle est enrichie! Mais je souffre,
ebère Marianne, et mon corps fait taire mon coeur. Si je croyois
ANNÉE 4763. 227
que œtte paralysie dàt durer toujours, je me regarderols
comme déjà mort; mais si mon état me laisse quelque relâche,
je le consacrerai à penser à vous, et je vous redevrai la vie« En-
voyez-moi votre portrait cependant; peut-être sa vue ranime-
ra-t-elle un sentiment qui s'attiédit par mes souffrances, mais
qui ne s'éteindra jamais pour vous.
Au reste, ne vous effrayez pas trop de ma situation actuelle;
elle étoit pire ces temps derniers ; mais j'avois des moments de
relâche, et maintenant je n'en ai plus. J'aimerois mieux de plus
vives douleurs et des intervalles; mais, souffrant continuelle-
ment , je ne suis tout entier à rien , pas même à vous« Ainsi , ne
faites plus honneur à ma sagesse d'un détachement qui n'est que
l'effet jde mes maux. Qu'ils me laissent un moment à moi-même,
et vous retrouverez bientôt votre ami.
>'«<<«<'«/V«/W«/W«/»
425. — A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le 22 août 1 763.
Recevez, monsieur, mes remerclments des attentions dont
vous continuez de m'honorer, et des peines que vous voulez bien
prendre en ma faveur. Sans M. Deluc et sans vous, j'ignorérois
absolument Tétat des dhoses, ne conservant plus aucune relation
dans Genève par laquelle j'en puisse être informé. Je vois, par
ce que vous avez la bonté de me marquer , qu'après toutes ces
démardhes les choses resteront , comme je l'avois prévu , dans le
même état où elles étoient auparavant. Il peut arriver cepen-
<lant que tout cela rendra , du moins pour quelque temps , le
Conseil un peu moins violent dans ses entreprises; mais je suis
trompé si jamais il renonce à son système , et s'il ne vient à bout
de l'exécuter à la fin. Voilà , monsieur , puisque vous le voulez ,
ce que je pense de l'issue de cette affaire, à laquelle je ne prends
plus , quant à moi , d'autre intérêt que celui que mon tendre
attachement pour la bourgeoisie de Genève m'inspire , et qui ne
s'éteindra jamais dans mon cœur. Permettez, monsieur , que je
vous adresse la lettre ci-jointe pour M. DeluQ. Mademoiselle Le
228 CORRESPONDANCE.
Vasseur vous remercie de l'honneur que vous lui faîtes , et vous
assure de son respect. Toute votre famille se porte bien , au res-
pectable docteur près, qui décline de jour en jour. Il faut toute
la force de son ame pour lui faire supporter avec courage le
poids de la vie. Quelle leçon pour moi , qui souffre moins et qui
suis moins patient ! Je vous embrasse , monsieur , et vous salue
de tout mon cœur.
426. — A M ,
•CUai O^MBERIBR EH BDGET \
Motiers-TrarerSfie stS août 1763;
Yos "bontés, monsieur, pour ma gouvernante et pour moi sont
sans cesse présentes à mon cœur et au sien. A force d'y penser,
nous voilà tentés d'en user encore , et peut-être d'en abuser. Il
faut vous communiquer notre idée ^ afin que vous voyiez si elle
ne vous sera point importune, et si vous voudrez bien porter
l'humanité jusqu'à y acquiescer.
L'état de dépérissement où je suis ne peut durer; et , à moins
dHm changement bien imprévu , je dois naturellement , avant la
fin de l'hiver, trouver un repos que les hommes ne pourront plus
troubler. Mon unique regret sera de laisser cette bonne et hon-
nête fille sans appui et sans ami, -et de ne pouvoir pas même lui as-
surer la possession des guenilles que je puis laisser .Elle s'en tirera
comme elle pourra : il ne faut pas lutter inutilement contre la né-
cessité. Mais, comme elle est bonne catholique , elle ne veut pas
rester dans un pays d'une autre religion que la sienne, quand
son attachement pour moi ne l'y retiendra plus. Elle ne voudroit
pas non plus retourner à Paris ; il y fait trop cher vivre, et la vie
bruyante de ce pays-là n'est pas de son goût. Elle voudroit trou-
ver, dans quelque province reculée, où Ton vécut à bon compte,
un petit asile , soit dans une communauté de filles , soit en pre-
nant son petit ménage dans un village ou ailleurs, pourvu qu'elle
y soit tranquille.
' Voyez la lettre du 30 novembre 1 762.
. ANNÉE \7&d, 229
J'ai pensé , monsieur, au pays que vous habitez , lequel a , ce
me semble, les avantages qu'elle redierche, et n'est pas bien
éloigné d'ici. Voudriez- vous bien avoir la charité de lui accorder
votre protection et vos conseils , devenir son patron , et tui tenir
lieu de père ? Il me semble que je ne seroîs plus en peine d'elle en
la laissant sous votre garde; et il me semble aussi qu'un pareil
soin n'est pas moins digne de votre bon cœur que de votre mi-
nistère. C'est, je vous assure, une bonne et honnête fille, qui
me sert depuis vingt ans avec l'attachement d'une fille à son père,
plutôt que d'un domestique à son maître. Elle a des défauts, sans
doute; c'est le sort de l'humanité : mais elle a des vertus rares ,
un cœur excellent, une honnêteté de mœurs, une fidélité et un
désintéressement à toute épreuve. Voilà de quoi je réponds après
vingt ans d'expérience. D'ailleurs elle n'est plus jeune et ne veut
d'établissement d'aucune espèce. Je souhaite qu'elle passe .ses
jours dans une honnête indépendance, et qu'elle ne serve per-
sonne après moi. Elle n'a pas pour cela de grandes ressources ,
mais elle saura se contenter de peu. Tout son revenu se borne à
une pension viagère de trois cents francs que lui a faite mon li*
braire. Le peu d'argent que je pourrai lui laisser servira pour
son voyage et pour son petit emménagement. Voilà tout, mon-
sieur; voyez si cela pourra suffire à cette pauvre fille pour sub-r
sisler dans le pays où vous êtes, et si, par la connoissance que
vous avez du local, vous voudrez bien lui en faciliter les moyens.
Si vous consentez , je ferai ce qu'il faut ; et je n'aurai plus de
souci pour elle, si je puis me flatter qu'elle vivra sous vos yeux;
Un mot de réponse , monsieur, je vous en supplie, afio que je
prenne mes arrangements. Je vous demande pardon du>désordre
de ma lettre; mais je souffre beaucoup ; et, dans cet état, m'a
main ni ma tête ne sont pas aussi libres que je voudrois bien.
Je me flatte, monsieur, que cette lettre vous atteste mes sen-
timents pour vous ; ainsi je n'y ajouterai rien davantage que les
assurances de mon respect -
P. S. Je suis obligé de vous prévenir, monsieur, que par la
Suisse il faut affranchir jusqu'à Pontarlier . Quoique votre précé-
230 CORRESPONDANCE.
dente teltre me soit parvenue , il seroit fort douteux si f âàroîs
ee l)onheur une seconde fois. Je sens toute mon indiscrétion ;
mais, ou je me trompe fort, ou vous ne regretterez pas de pay^
le plaisir de faire du bien.
***
427. — A M.
Motien-lVaTers, le ii septembre 1763.
Je ne sais, monsieur, si vous vous rappellerez un homme au-
trefois eonmi de vous; pour moi , qui n'oublie point vos bonnes
tetés , je me suis rappelé avec plaisir vos traits dans ceux de
M. votre fils, qui m'est venu voir il y a quelques jours. Le récit
de ses malheurs m*a vivement touché; la tendresse et le respect
avec lesquels il m'a parlé de vous ont achevé de m'intéresser pour
lui. Ce qui lui rend ses maux plus aggravants est qu^ils lui viennent
d'une main si chère. J'ignore, monsieur, quelles sont ses fautes,
mais je vois son affliction ; je sais que vous êtes père , et qu'tin
père n'est pas fait pour être inexorable. Je crois vous donner un
vrai témoignage d'attachement en vous conjurant de n'user plus
envers lui d'une rigueur désespérante, et qui, le faisant errer
de lieu en lieu sans ressource et sans asile, n'honore ni le nom
qu'il porte, ni le père dont il le tient. Réfléchissez, monsieur,
quel seroit son sort si , dans cet état , il avoit le malheur de vous
perdre. Attendra-t*il des parents, des collatéraux, une commi-
sération que son père lui aura refusée? et si vous y comptez,
comment pouvez-vous laisser à d'autres le soin d'être plus hu-
mains que vous envers votre fils? Je ne sais point comment cette
seule idée ne désarme pas votre bon cœur. D'ailleurs de quoi
s'agit-il ici? de faire révoquer une malheureuse lettre de cachet
qui n'auroit jamais dû être sollicitée. Votre fils ne vous demande
que sa liberté , et il n'en veut user que pour réparer ses torts
s'il en a. Cette demande même est un devoir qu'il vous rend : pou-
vez-vous ne pas sentir le vôtre? Encore une fois , pensez-y , mon-
sieur, je ne veux que cela; la raison vous dira le reste.
Quoique M. de M. ne soit plus ici , je sais , si vous m'honorez
ANNÉE 4763. 234
d'une réponse , où li^ faire passer vos ordres ; ainsi vous pou-
vez les lui donner par' mon canal. Recevez , monsieur, mes sa-
lutations et lesistôsurances de mon respect.
428. — A M. G.,
XJXVTBVÀirT-COLOirEL.
Septembre 1763.
Je crois , monsieur , que je serois fort aise de vous connoltre ;
mais on me feit faire tant de connoissances par force , que j'ai
résolu de n'en plus faire volontairement : votre franchise avec
moi mérite bien que je vous la rende , et vous consentez de si
bonne grâce que je ne vous réponde pas, que je ne puis trop
tôt vous répondre; car si jamais j'étois tenté d'abuser de la li*-
berté , ce seroit moins de celle qu'on me laisse que de celle qu'on
voudoit m*ôter. Vous êtes lieutenant-coloneli monsieur , j'en suis
fort aise , mais f ussiez-vous prince , et , qui plus est , laboureur »
comme je n'ai qu'un ton avec tout le monde , je n'en prendrois
pas un autre avec vous. Je vous salue , monsieur , de tout mon
cœur.
429. — A M. LE PRINCE LOUIS EUGÈNE
DE WIRTEMBERG.
Motiers, le 29 septomiNre 1763.
Vous me faites, monsieur le duc, bien plus d*honneur que je
n'en mérite. Votre altesse sérénissime aura pu voir dans le livre
qu'elle dai^e citer que je n'ai jamais su comment il faut élever
les princes, et la clameur publique me persuade que je ne sais
comment il faut élever personne. D'ailleurs les disgrâces et les
maux m'ont affecté le cœur et affoibli la tête. Il ne me reste de
vie que pour souffrir , je n'en ai plus pour pens^. A Dieu ne
plaise toutrfois que je me refuse aux vues que vous m'exposez
dans votre lettre. Elle me pénètre de respect et d'admiration pour
vous. Vous me paroissez plus qu'un homme , puisque vous savez
232 CORRESPONDANCE. •
l'être encoi^dans votre rang. Disposez demoi , monsieur le^c;
marquez-moi vos. doutes, je vous dirai mes idées: vous pourrez
me convaincre aisément d'insuffisance , mais jamais de mauvaise
volonté.
Je supplie votre altesse sérénissime d'agréer les assurances
de mon profond respect.
430. — A MADAME LATOUR.
A Motiers, le a octobre 1763.
Vous n'avez pu, chère Marianne, receveur le 22 réponse à
votre lettre du 1 5 que je n'ai reçue que le 26 , et cela par plu-
sieurs raisons. Premièrement, vous mettez dans vos calculs j^us
de précision 4}ue les postes dans leur service. Mes lettres me par-
viennent fidèlement, mais jamais régulièrement, et je trouve
presque toujours quelque retard sur les dates% £n second Heu,
je fais des absences le plus souvent que je puis , attendu que la
marche est très nécessaire à mon état , et que les espions et im-
portuns me rendent mon habitation insupportable. J'étois donc
absent quand votre lettre est venue, et elle m'a attendu quelques
jours chez moi. Enfin , par des précautions que les curieux d'ici
rendent nécessaires , ma correspondance en France est assujétie
à quelque retard. J'ai pris avec le directeur des postes de Pon-
tarlier un arrangement par lequel il me fait, tous les samedis, un
paquet des lettres venues pendant la semaine , et moi je lui en
fais un tous les dimanches des réponses que j'ai écrites dans la
semaine. Or, comme je les date ordinairement du jour qu'elles
doivent; partir d'ici , le retard des miennes n'est pas constaté par
les dates, au lieu que celles que je reçois, selon les jours où elles
sont écrites, en restent quelquefois six ou sept à Pontarlier avant
que de me parvenir. Cet arrangement est sujet à inconvénient,
j'en conviens, mais il est nécessaire. L'exactitude que vous met-
tez , et que vous^ exigez dans le commerce , me force à tous ces
détails.
Me dire que vous comptez sur la promesse que je vous ai faite
I, •
ANNÉE 4763. 233
de^ROQs renvoyer votre portrait , c'est m'en faire souvenir; je
croîs qne cela n'étoit pas nécessaire. Il est vrai que si je pouvois
manquer à ma parole , et vous tromper, c en seroit Toccasion la
plus tentante et la plus excusable ; mais ma faute seroit phis par-
donnable que votre crainte ; vous eussiez mieux fait d*en courir
le risque de bonne grâce.
Je ne doute pas que votre envoi ne me parvienne aussi sûre-
ment que toutes mes lettres; cependant , pour surcroît de pré-
caution , vous pouvez me l'adresser sous enveloppe à l'adresse
de M. Junetj directeur des postes /à Pontarlier. S'il arrive
ici durant mon absence, n'en soyez point en peine ; j'ai une gou-
vernante aussi sûre et plus soigneuse que moi. Quant à Teffet, je
n'en puis parler d'avance. Ce sera beaucoup s'il vous est avan-
tageux. Je crois que la peintresse ne vous a pas flattée ; mais je
vous vois déjà de la main d'un autre peintre , duquel je n'en ose-
rois dire autant.
Vous me donnez des leçons très tendres et très sensées dont
je tâcherai de profiter. Si mes ennemis ne faisoient que me per-
sécuter, cela seroit supportable; mais ils m'obsèdent et m'en-
nuient; voilà comme ils me feront mourir. Aimez-moi, chère
Marianne, écrivez -moi, consolez -moi; voilà mon meilleur re^
mède.
Je reçois votre lettre du 27 septembre : elle me ravit et me
navre. II est bien cruel que de toutes les suppositions que mon
silence vous fait faire , il n'y en ait pas une qui l'excuse.
431 . — A LA MÊME.
Le x6 octobre 1763.
Le voilà donc enfin, ce précieux portrait, si justement désiré !
n m'arrive au moment où je suis entouré d'importuns et d'étran-
gers, et ce n'est pas la seule conformité qu'il me donne en cet
instant avec Saint-Preux' . Vous permettrez bien, belle Marianne,
que je prenne un peu de temps pour le considérer et lui rendre
** Nouvelle' Hélohé, partie 11, lettre xxxi.
234 CORRESPONDANCE. ^
mes boomuiges. Pow moins abuser, cependant, de votre 9»-
plaisance, et ne pas prolonge vos inquiétades, je compte vous k
renvoya* l'ordinaire prodiain , c'est-è-dire dans hnit jours. En
attendant , j'ai cru devoir vous donner avis de sa réception , afin
de vous tranquilliser Unlessus.
432.— A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Moti«rt, le 17 octobre 1763.
JTattendois, monÀeur le duc, pour répondre à la kttre dont
m'a honoré votre altesse sérénissime le 4 octobre , d'avoir reçu
celle ou elle m'annonçoit des questions que j'aurois tâché de ré-
soudre. L'objet du conunerce que vous daignez me proposer m'a
paru trop intéressant pour devoir y mêler rien de superflu; et
je suis bien éloigné de croire que, hors cet objet si digne de tous
vos soins, mes lettres par elles-mêmes puissent mériter votre at-
tention.
Sur ce principe, j'ai cru , monsieur le duc, que le respect le
mieux entendu que je pouvois vous témoigner étoit de m'en
tenir exactement à l'exécution de vos ordres, de répondre à vos
questions le plus prédsément et le plus clairement qu^ me seroit
possible , et d'en rester là , sans m'ingérer à mêler du verbiage
ou des louanges aux devoirs que vous m'imposez. Je n'ai donc
point répondu d'abord à votre précédente lettre , parceque vous
ne me demandiez rien. Lorsque vous m'honorerez de vos ordres,
vous serez content, sinon de mes efforts, au moins de mon zèle.
J'ai toujours cru qu'obéir et se taire étoit la manière la plus con-
venable de faire sa cour aux grands.
Je dois vous prévenir encore qu'une certaine exactitude est
désormais au-dessus de mes forces. Les maux qui m'accablent ,
les importuns qui m'excèdent , m'ôtent la plus grande partie de
mon temps; la nécessité de ma situation en absorbe une autre;
enfin, le découragement me jette insensiblement dans toute l'in-
dolence pour laquelle j'étois né. Je ne vous promets donc point
des réponses ponctuelles; c'est un engagement qui passe mes
f ■
* ANNÉE ^763. 235
forces, ât que je serois hors d'état de tenir. Mais je vous pro-
mets bien/ et mon cœur m'atteste que cette promesse ne sera
point vaine, de m'occuper beaucoup du respectable objet de vos
lettres , d'y réfléchir, d'y méditer, et de ne vous répondre qu'a-
près avoir fait tous mes efforts pour ne pas me tromper dans
mes vues. Ainsi , lorsque je passerai trois mois sans vous écrire ,
ne présumez pas, je vous supplie, que ces trois mois soient per-
dus pour les soins que vous m'imposez. Ce que je ne dirai pas
ne sauroit nuire , mais je ne puis trop penser à ce que je dirai.
Si cet arrangement vous convient , j'attends vos ordres , et je
m'en acquitterai de mon mieux ; s'il ne vous convient pas, je dé-
plorerai mon impuissance , et resterai pénétré toute ma vie de
n'avoh* pu mieux répondre à la confiance dont vous aviez daigné
m'honorer.
Au reste, la lecture du papier que vous m'avez envoyé m'ai
mis dans une sécurité bien parfaite sur le sort de cet heureux
enfant. Sous les yeux de M. Ilssot , sous les vôtres , le plus dif-
ficile est déjà fait; et pour achever votre ouvrage il suffit de n'y
rien gâter.
Agréez , monsieur le duc, je vous supfdie , les assurances de
mon profond respect.
433. — A M. REGNAULT,
A LTOir,
Au sujet d'une offre d'argent dont il étoit chargé de la part d*un inconnu qui,
ayant appris que Rousseau relevoit d'une maladie dangereuse , avoit supposé
que ce secours pouvoit lui être utile.
Moticrs, le a I octobre 1763.
J'ignore , monsieur , sur quoi fondé l'inconnu dont vous me
parlez se croit en droit de me faire des présents ; ce que je sais ,
c'est que, si jamais j'en accepte, il faudra que je commence par
bien connottre celui qui croira mériter la préférence , et que je
pense comme lui sur ce point.
Je suis fort sensible aux offres obligeantes que vous me faites.
?{'étant pas , quant à présent , dans le cas de m'en prévaloir, je
■SI-
■ #
I
236 CORRESPONDANCE.
vous en tm mes rema^dments, et vous salue, monsieur, de tout
mon cœur.
434. — A MADAME LATOUR.
Motien, le a3 octobre 1763.
Voilà votre portrait , dière Marianne ; je paie tout le plaisir
qu'il m'a fait par la peine que j'éprouve à m'en détadiet. Mais
j'ai {H*omis , et , comme Saint-Preux , dussé-je en mourir, il
faut mériter votre estime^ . J'avoue que odui de vos deux por-
traits qui ne peut me quitter ne ressembloit pas exactement à
l'autre, et tant mieux; désormais pour moi vous êtes double;
j'ai le plaisir de vous aimer sous deux figures ; c'est comme avoir
deux maîtresses à-la-fois, c'est passer délicieusement de l'une i
l'autre, c'est goûter les plaisirs de l'inconstance , sans manquer
de fidélité.
fl est affreux d'être dUigé de finir au moment qu'on a tant à
dire; mais tel est mon sort. Je sens avec douleur qu*il est im-
possible que vous soyez jamais contente de moi. Vous jouissez
de tout votre loisir , et je vous devrois tout le mien ; mais on ne
m'en laisse aucun. Cependant vous me jugez sur ce que je dois,
et non sur ce que je puis; en cela vous n'êtes pas injuste , mais
vous êtes désolante. Adieu , chère Marianne , on ne me laisse
pas écrireun mot de plus.
435. — A MADAME DE LUZE WARNET.
Métiers, le a noyembre 1763.
Pour me venger, madame , de vos présents, j'ai résolu , de
ne vous en remercier que quand ils seroient mangés; et, grâce
aux hôtes qui me sont venus, la vengeance a été plus courte
qu'elle n*eût dû l'être. Vous avez cru qu'ayant tant de droits
sur moi vous deviez avoir aussi celui de me faire des présents ,
même sans m'en prévenir ; à la bonne heure : mais ces présents ,
' Nouvelle Hélotse^ parlie i, lettte xlii.
ANNÉE il6d. 237
que le messager qui les apporta disoit teDÎr d'une autre main ,
m'ont coûté bien des tourments avant de remonter à leur source,
et je les ai un peu achetés à force de recherches et de lettres. Je
vous en remercie enfin , madame , et j'ai trouvé les raisins et les
biscuits excellents ; mais, comme je crains encore plus la peine que
je n'aime les bonnes choses , je vous supplie cependant de ne pas
m'envoyer souvent des cadeaux au même prix.
Agréez , madame , que je fasse mes salutations à M. de Luze,
et que je vous assure de tout mon respect.
^•«/v %/%y\r%/%/%f%/*/%/%d\/\/^/%/\r%/^,>%/%/^/\/^/%/\f\/'%/\r%/%/\r%/x/\/\
436. — AU PRINCE L. E. DE WIRTÉMBERG.
Motiers, le lo noyembre 1763.
Si j'avois le malheur d'être né prince, d'être enchaîné par les
convenances de mon état , et que je fusse contraint d'avoir un
train, une suite, des domestiques, c'est-à-dire des maîtres, et
que pourtant j'eusse une ame assez élevée pour vouloir être
homme malgré mon rang , pour vouloir remplir les grands de-
voirs de père , de mari , de citoyen de la république humaine ,
je sentirois bientôt les difficultés de concilier tout cela , celle sur-
tout d'élever mes enfants pour l'état où les plaça la nature, en
dépit de celui qu'ils ont parmi leurs égaux.
Je commencerois donc par me dire : Unefaut pas vouloir des
choses contradictoires , il ne faut pas vouloir être et n'être pas.
La difficulté que je veux vaincre est inhérente à la chose ; si l'é-
tat de la chose ne peut changer , il faut que la difficulté reste. Je
dois sentir que je n'obtiendrai pas tout ce que je veux : mais
n'importe, ne nous décourageons point. De tout ce qui est bien
je ferai tout ce qui est possible; mon zèle et ma vertu m'en ré-
pondent : une partie de la sagesse est de porter le joug de la
nécessité : quand le sage fait le reste, il a tout fait. Voilà ce
que je me dîrois si j'étois prince. Après cela j'irois en avant sans
me rebuter, sans rien craindre; et quel que fût mon succès,
ayant fait ainsi, je serois content de moi. Je ne crois pas que
j'eusse tort de l'être.
238 CORRESPONDANCE.
n ftiiit f monaieiir le duc, commencer par vous Meo mettre
dans l'esprit qu'fl n'y a pœnt d'oui paternel que oeloi d'un père,
ni d'œîl maternel que celai d'une mère. Je Toudroia employer
vingt rames de papier à vous répéter ces deux lignes » tant je
suis convaincu que tout en dépend*
Vous êtes prince, rarement pourrei-vous être père ; vous au-
rez trop d'autres soins à remplir : il faudra donc que d'antres
remplissent les vôtres. Madame la duchesse sera dans le même
cas à-peu-près.
De là suit cette première règle. Faites en sorte que votre ea-
faut soit cher à quelqu'un.
n convient que ce qudqu'un soit de son sexe« L'âge est très
difficile à déterminer. Par d'importantes raisons il la fondroit
jeune. Mais une jeune personne a bien d'autres soins en tfte que
de veiller jour et nuit sur un enfant. Ceci est un inoonvénient
inévitable et déterminant.
Ne la prenes donc pas jeune , ni belle par conséquent ,
car ce seroit encore pis : jeune , c'est die que vous aurea A
craindre ; belle , c'est tout ce qui l'approchera.
n vaut mieux qu'elle soit veuve que fiUe. Mais si die a des.ea*
fants, qu'aucun d'eux ne soit autour d'elle , et que tous dépai-
dcnt de vous.
Point de femme à grands sentiments, encore moins de bel
esprit. Qu'elle ait assez d'esprit pour vous bten entendre, non
pour rafiner sur vos instructions.
n importe qu'elle ne soit pas trop facile à vivre ^ et il n'im*
porte pas qu'elle soit libérale. Au contraire, il la faut rangée,
attentive à ses intérêts. H est impossible de soumettre un prodi*
gue à la règle ; on tient les avares par leur propre défaut.
Point d'étourdie ni d'évaporée; outre le mal de la diose, il
y a encore celui de l'humeur , car toutes les folles en ont , et
rien n'est plus à craindre que Thumeur : par la même raison ,
les gens vi&, quoique plus aimables , me sont suspects, à cause
de l'emportement. Comme nous ne trouverons pas une femme
parfaite , il ne faut pas tout exiger : ici la douceur est de pré-
ANNÉE 1763. 23^
cepte; mais, pourvu que la raison la donne , elle peut n*étre pas
dans le tempérament. Je Taime aussi mieux égale et froide
qu'accueillante et capricieuse. En toutes choses préférez un
caractère sûr à un caractèi^e brillant. Cette dernière qualité est
même un inconvénient pour notre objet; une personne faite pour
être au-dessus des autres peut être gâtée par le mérite de ceux
qui rélèvent. Elle en exige ensuite autant de tout le monde, et
cela la rend injuste avec ses inférieurs.
Du reste , ne cherchez dans son esprit aucune culture ; il se
farde en étudiant, et c'est tout. Elle se déguisera si elle sait ;
vous la connoltrez bien mieux si elle est ignorante : dût-^Ue ne
pas savoir lire, tant mieux; elle apprendra avec son élève. La
seule qualité d'esprit qu'il faut exiger, c'est un sens droit.
Je ne parle point ici des qualités du cœur ni des mœurs qui
se supposent , parcequ'on se contrefait là-dessus. On n'est pas
si en garde sur le reste du caractère , et c'est par là que de
bons yeux jugent du tout. Tout ceci demanderoit peut-être de
plus grands détails ; mais ce n'est pas maintenant de quoi il
s'agit.
Je dis, et c'est ma première règle, qu il faut que Fenfant soit
cher à cette personne-là. Mais comment faire?
Vous ne lui ferez point aimer l'enfant en lui disant de l'aimer,
et avant que l'habitude ait fait naître l'attachement : on s'a-
muse quelquefois avec les enfants des autres , mais on n'aime que
les siens.
Elle pourroit l'aimer si elle aimoit le père ou la mère ; mais
dans votre rang on n'a point d'amis , et jamais , dans quelque
pang que ce puisse être , on n'a pour amis les gens qui dépendent
de nous.
Or l'affection qui ne naît pas du sentiment , d'où peut-elle
naître si ce n'est de l'intérêt?
Ici vient une réflexion que le concours de mille autres con»
firme , c'est que les difficultés que vous ne pouvez ôter de votre
condition , vous ne les éluderez qu'à force de dépense.
Mais n'allez pas croire, comme les autres , que l'argent fait
240 GORRESPONDANCV
tout par lui-même» et qoe pourvu qu'on paie on est 80^
pascda.
Je ne oonnois rien de si difficile , quand on est riche , que <fe
faire usage de sa richesse pour aller à ses fins. L'argent est un
ressort dans la mécanique morale » mais il repousse toujours la
main qui le fait agir. Faisons quelques observations nécessaires
pour notre objet.
Nous voulons que l'en&nt soit dier à sa gouvernante, il fisuit
pour cela que le sort de la gouvernante soit lié à cehii de Fen-
fant. n ne faut pas qu'elle dépende seulement des soins qu'elle
lui rendra, tant parcequ'on n'aime guère les gens qn on sert, que
parceque les soins payés ne sont qu'apparents : les soins réels se
négligent , et nous cherdions ici des soins réels.
n faut qu elle dépende non de ses soins , mais de leur succès ,
ei que sa fortune soit attachée à l'effet de l'éducation qu^elle
aura donnée. Alors seulement elle se verra dans son élève et faf-
fiectionnera nécessairement à elle; elle ne lui rendra pas un ser-
vice de parade et de montre , mais un service réel ; ou plutôt,
en la servant , elle ne servira qu'elle même , elle ne travaillera que
pour soi.
Mais qui sera juge de ce succès? La foi d'un père équitable ,
et dont la probité est bien établie, doit sufjGii*e : la probité est un
instrument sûr dans les affaires, pourvu qu'il soit joint au dis-
cernement.
Le père peut mourir. Le jugement des femmes n'est pas re-
connu assez sûi', et l'amour maternel est aveugle. Si la mère
étoit établie juge au défaut du père, ou la gouvernante ne s'y
fieroit pas , ou elle s'occuperoit plus à plaire à la mère qu'à éle-
ver Tenfaut.
Je ne m'étendrai pas sur le choix des juges de l'éducation; il
faudroit pour cela des connoîssances particulières relatives aux
personnes. Ce qui importe essentiellement , c'est que la gouver-
nante ait la plus entière confiance dans l'intégrité du jugement ,
qu*elie soit persuadée qu'on ne la privera pas du prix de ses soins
si elle a réussi, et que, quoi qu'elle puisse dire, elle ne l'obtien-
ANNÉE 176H. 241
dra pas dans le icas contraire. II ne faut jamais qu'elle oublie que
ce n'est pas 5 sa peine que ce prix sera dû, mais au succès.
Je sais bien que , soit qu'elle ait fait son devoir ou non , ce
prix ne sauroit luf manquer. Je ne suis pas assez fou, moi qui
connois les hommes, pour m'imaginfer que ces juges, quels qu'ils
soient , iront déclarer solennellement qu'une jeune princesse de
quinze à vingt ans a été mal élevée. Mais cette réflexion que je
fais là, la bonne ne la fera pas ; et quand elle la feroit, elle ne
s'y fieroit pas tellement qu elle en négligeât des devoirs dont dé-
pend son sort , sa fortune , son existence. Et ce qu'il importe ici
n'est pas que la récompense soit bien administrée , mais Tédu^a-
lion qui doit l'obtetiir.
Comme la raison nue a peu de force , l'intérêt seul n'en a pa^
tant qu'on croit. L'imagination seule est active. C'est une pas-
sion que nous voulons donner à la gouvernante ; et l'on n'excite
leis passions que par l'imagination. Une récompense promise en
argent est très puissante, mais la moitié de sa force se perd dans
le lointain de l'avenir. On compare de sang-froid l'intervalle et
l'argent , on compense le risque avec la fortune, et le coeut* reste
tiède. Étendez pour ainsi dire l'avenir sous les sens, afin de lui
donnei* plus de prise; présentez-le soùs des faces qui le rappro-
chent, qui flattent l'espoir, et séduisent l'esprit. On se perdroit
dans la multitude de suppositions qu'il Faudroit parcourir, selon
leâ témpà, les lieux , les caractères. Un exemple est un cas dont
on j)eut tirer l'induction pour cent mille autres.
Ai-je affaire à un caractère paisible , aimant Tindépendance et
le repos, je mène promener cette personne dans une campagne :
elle voit dans une jolie situation une petite maison bien ornée ,
une basse-cour, un jardfn, des terres pour l'entretien du maître,
les agi^éments qui peuvent lui en faire aimer le séjour. Je vois
ma gouvernante enchantée : on s'approprie toujours par la con-
voitise ce qui convient à notre bonheur. Au fort de son enthou-
siasme , je la prends à part ; je lui dis : Élevez ma fille à ma fan-
taisie ; tout ce que vous voyez est à vous. Et afin qu'elle ne prenne
pas ceci pour uni mot en Tair, j'en pîisse l'acte conditionnel : elle
CORRESPONDANCE. T. lU 1G
242 CORRESPONDANCE.
n'aura pas un dégoût dans ses fonctions sur lequd son iaiagina-
tion n'applique cette maison pour emplâtre.
Encore un coup, ceci n'est qu'un exemple.
Si la longueur du temps épuise et fatigue l'imagination , l'on
peut partager l'espace et la récompense en plusieurs termes, et
même à plusieurs personnes : je ne vois ni difficulté ni inconvé-
nient à cela. Si dans six ans mon enfant est ainsi , vous aurez telle
chose. Le terme venu, si la condition est remplie, on tient parole,
et l'on est libre des deux côtés.
Bien d'autres avantages découleront de l'expédient que je pro-
pose ; mais je ne peux ni ne dois tout dire. L'enfant aimera sa
gouvernante, surtout si elle est d'abord sévère et que l'enfant ne
soit pas encore gâté. L'effet de l'habitude est naturel et sûr;
jamais il n'a manqué que par la faute des guides. D'ailleurs la
justice a sa mesure et sa règle exacte; au lieu que la complaisance,
qui n'en a point, rend les enfants toujours exigeants et tou-
jours mécontents. L'enfant donc qui aime sa bonne sait que le
sort de cette bonne est dans le succès de ses soins ; jugez de ce
que fera l'enfant à mesure que son intelligence et son cœur se
formeront.
Parvenue à certain âge, la petite filie est capricieuse ou mu-
tine. Supposons un moment critique, important, où elle ne vent
rien entendre ; ce moment viendra bien rarement , on sent
pourquoi. Dans ce moment fâcheux la bonne manque de res-
source : alors elle s'attendrit en regardant son élève, et lui dit :
C^en est donc fait, tu môtes le pain de ma vieillesse !
Je suppose que la fille d'un tel père ne sera pas un monstre :
cela étant, l'effet de ce mot est sûr ; mais il ne faut pas qu'il soit
dit- deux fois. •
On peut faire en sorte que la petite se Je dise à toute heure ;
et voilà d'où naissent mille biens à-la-fois. Quoi qu'il en soit,
croyez-vous qu'une femme qui pourra parler ainsi à son élève
ne s'affectionnera pas à elle? On s'affectionne aux gens sur la tête
desquels on a mis des fonds ; c'est le mouvement de la nature ,
et un mouvement non moins naturel est de s'affectionner à son
ANNÉE 4763. 243
propre ouvrage , surtout quand on en attend son bonheur.
Voilà donc notre première recette accomplie.
Seconde règle.
Il faut que la bonne ait sa conduite toute tracée et une pleine
confiance dans le succès.
Le mémoire instructif qu'il faut lui donner est une pièce très
importante. Il faut qu'elle Tétudie sans cesse ; il faut qu'elle le
sache par cœur, mieux qu'un ambassadeur ne doit savoir ses
instructions. Mais ce qui est plus important encore , c'est
qu'elle soit parfaitement convaincue qu'il n'y a point d'autre
route pour aller au but qu'on lui marque, et par conséquent
au sien.
Il ne faut pas pour cela lui donner d'abord le mémoire. Il faut
lui dire premièrement ce que vous voulez faire , lui montrer
l'état de corps et d'ame où vous exigez qu'elle mette votre enfant.
Là-dessus toute dispute ou objection de sa part est inutile : vous
n'avez point de raison à lui rendre de votre volonté. Mais il faut
lui prouver que la chose est faisable , et qu'elle ne Test que par
les moyens que vous proposez : c'est sur cela qu'il faut beaucoup
raisonner avec elle : il faut lui dire vos raisons clairement, sim-
plement, au long, en termes à sa portée. Il faut écouter ses
réponses, ses sentiments, ses objections, les discuter à loisir
ensemble, non pas tant pour ces (éjections même, qui proba-
blement seront superficielles , que pour saisir l'occasion de bien
lire dans son esprit, de la bien convaincre qwe les moyens que
vous indiquez SQot les seuls propres à réussir. Il faut s'assurer
que de tout point elle est convaincue, non en paroles , mais in-
térieurement. Alors seulen^ent il faut Iqi dopner le mémoire, le
lire avec elle , l'examiner, l'édaircir, le corriger peut-être , et
s'assurer qu'elle l'entend parfaitement.
Il surviendra souvent, durant l'éducation , des circonstances
imprévues : souvent les choses prescrites m tourneront pas
comme on avoitcru : les éléments nécessaires pour résoudre les
problèmes moraux sont en très grand nombre , et un seul omis
rend la solution fausse. Cda demandera des conférences fré-
244 CORRESPONDANCE.
quentes, des discussions, des éclaircissements auxquels il ne faut
jamais se refuser, et qu'il faut même rendre agréables à la gou-
vernante par le plaisir avec lequel on s'y prêtera. C'est encore
un fort bon moyen de l'étudier elle-même.
Ces détails me semblent plus particulièrement la tâche de la
mère. Il faut qu'elle sache le mémoire aussi bien que la gou-
vernante : mais il faut qu'elle le sache autrement. La gouvernante
le saura par les règles, la mère le saura par les principes ; car
premièrement ayant reçu une éducation plus soignée, et ayant
eu l'esprit plus exercé , elle doit être plus en état de généraliser
ses idées , et d'en voir tous les rapports ; et de plus , prenant au
succès un intérêt plus vif encore , elle doit plus s'occuper des
moyens d'y parvenir*
Troisième règle^ La bonne doit avoir un pouvoir absolu sm*
l'enfant.
Cette règle bien entendue se réduit à celle-ci, que le mémoire
seul doit tout gouverner ; car, quand chacun se réglera scru-
puleusement sur le mémoire , il s'ensuit que tout le monde agira
toujours de concert , sauf ce qui pourra être ignoré des uns ou
des autres; mais il est aisé de pourvoir à cela.
Je n'ai pas perdu mon objet de vue , mais j'ai été forcé de
faire un bien grand détour. Voilà déjà la difficulté levée en
grande partie, car notre élève aura peu à craindre des domes-
tiques quand la seconde mère aura tant d'intérêt à la surveiller.
Parlons à présent de ceux-ci*
Il y a dans une maison nombreuse des moyens généraux pour
tout faire, et sans lesquels on ne parvient jamais à rien.
D'abord les mœurs , l'imposante image de la vertu , devant
laquelle tout fléchit , jusqu'au vice même ; ensuite l'ordre , la
vigilance; enfin l'intérêt, le dernier de tous : j'ajouterois la va-
nité, mais rélat servile est trop près de la misère; la vanité n'a
sa grande force que sur les gens qui ont du pain.
Pour ne pas me répéter ici, permettez, monsieur le duc, que
je vous renvoie à la quatrième partie de YHéloïse^ lettre dixiè-
me. Vous y trouverez un recueil de maximes qui me paroisscnt
ANNÉE 4763. 245
fondamentales pour donner dans une maison, grande ou petite,
du ressort à Tautorité; du reste, je conviens de la difficulté de
Texécution, parceque, de tous les ordres d'hommes imaginables,
celui des valets laisse le moins de prise pour le mener où Ton
veut. Mais tous les raisonnements du monde ne feront pas qu'une
chose ne soit pas ce qu*elle est, que ce qui n'y est pas s'y trouve,
que des valets ne soient pas des valets.
Le train d'un grand seigneur est susceptible de plus et de
moins, sans cesser d'être convenable* Je pars de là pour établir
ma première maxime.
1* Réduisez votre suite au moindre nombre de gens qu*il soit
possible^ vous aurez moins d'ennemis, et vous en serez mieux
servi. S*il y a dans votre maison un seul homme qui n'y soit pas
nécessaire, il y est nuisible, soyez-en sûr.
2* Mettez du choix dans ceux que vous garderez, et préférez
de beaucoup ua service exact à un service agréable. Ces gens qui
aplanissent tout devant leur maître sont tous des fripons. Sur-
tout point de dissipateur.
3* Soumettez-les à la règle en toute chose, même au travail,
ce qu'ils feront dùt-il n'être bon à rien.
4** Faites qu'ils aient un grand intérêt à rester longtemps à
votre service, qu'ils s'y attachent à mesure qu'ils y restent,
qu'ils craignent par conséquent d'autant plus d'en sortir qu'ils y
sont restés plus longtemps, La raison et les moyens de cela se
trouvent dans le livre indiqué.
Ceci sont les données que je peux supposer parceque , bien
qu'elles demandent beaucoup de peine , enfin elles dépendent
devons. Cela posé :
Quelque temps avant que de leur parler , vous avez quelque-
fois des entretiens à table sur l'éducation de votre enfant , et
sur ce que vous vous proposez de faire, sur les difficultés que
vous aurez à vaincre , et sur la ferme résolution où vous êtes de
n'épargner aucun soin pour réussir. Probablement vos gens
n'auront pas manque de critiquer, entr^ eux la manière extra-
ordinaire d'élever l'enfant ; ils y auront trouvé de la bizarrerie :
246 CORRESPONDANCE.
il la feat justifier , mais simplement et en pea de mots. Du reste
il faut montrer votre objet beaucoup plus du côté moral et pieux
que du côté philosophique. Madame la princesse , en ne consul-
tant que son cœur , peut y mêler des mots dbarmants ; M. Tis-
sot^ut ajouter quelques réflexions dignes de lui.
On est si peu accoutumé de voir les grands avoir des* entrail-
les , aimer la vertu , s'occuper de leurs enfents , que ces eonvor-
sàtions courtes et bien ménagées ne peuvent manquer de produire
un grand effet. Mais surtout nulle ombre d'afféc^tion ; point
de longueur. Les domestiques ont l'œil très perçant : tout seroit
perdu s'ils soupçonnoient seulement qu'il y eût en cda rien de
concerté ; et en effet rien ne doit l'être. Bon père , bonne mère,
laissez parler vos cœurs avec simplicité : ils trouveront des cho-
ses touchantes d'eux-mêmes; je vois d'ici vos domestiques der-
rière vos chaises se prosterner devant leur maître au fond de
leurs cœurs. Yoilà les dispoiûtions qu'il faut foire naître , et
dont il faut profiter pour les règles que nous avons à leor
prescrire.
Ces règles, sont de deux espèces, selon le jugement que vous
porterez vous-même de l'état de votre maison et des mœurs de
vos gens.
Si vous croyez pouvoir prendre en eux une confiance raison-
nable et fondée sur leur intérêt , il ne s'agira que d'un énoncé
clair et bref de la manière dont on doit se conduire toutes les
fois qu'on approchera de votre enfant, pour ne point contrarier
son éducation.
Que si, malgré toutes vos précautions, vous croyez devoir
vous défier de ce qu'ils pourront dire ou faire en sa présence, la
régie alors sera plus simple , et se réduira à n'en approcher ja-
mais sous quelque prétexte que ce soit.
Quel de ces deux partis que vous choisissiez, il faut qu'il soit
sans exception, et le même pour vos gens de tout étage , excep-
té ce que vous destinez spécialement an service de l'enfant, et
qui ne peut être en trop petit nombre ni trop scrupuleusement
choisi.
ANNÉE 4763. 247
- Un jour donc vous assemblez vos gens, et, dans un discours
grave et simple, vous leur direz que vous croyez devoir en bon
père apporter tous vos soins à bien élever Tenfant que Dieu vous
a donné, c S^ mère et moi sentons tout ce qui nuisit à la nôtre.
€ Nous Ten vouions préserver; et, si Dieu bénit nos efForts,
f nous n'aurons point de compte à lui rendre des défauts ou des
f vices que notre enfant pourroit contracter. Nous avons pour
f cela de grandes précautions à prendre : voici celles qui vous
f regardent , et auxquelles j'espère que vous vous prêterez en
c honnêtes gens , dont les premiers devoirs sont d'aider à rem-
c plir ceux de leurs maîtres. >
Après l'énoncé de la règle dont vous prescrivez l'observation,
vous ajoutez que ceux qui seront exacts à la suivre peuvent
compter sur votre bienveillance et même sur vos bienfaits,
c Mais je vous déclare en même temps , poursuivez-vous d'une
c voix plusbaute, que quiconque y aura manqué une seule fois,
« et en quoi que ce puisse être, sera chassé sur-le-champ et per-
€ dra ses gages. Comme c'est là la condition sous laquelle je vous
€ garde, et que je vous en préviens tous, ceux qui n'y veulent
t pas acquiescer peuvent sortir. >
Des règles si peu gênantes ne feront sortir que ceux qui se-
roient sortis sans cela : ainsi vous ne perdez rien à leur mettre
le marché à la main , et vous leur en imposez beaucoup. Peut-
être au commencement quelque étourdi en sera-l-il la victime;
et il faut qu'il le soit. Fût-ce le maître d'hôtel, s'il n'est chassé
comme un coquin, tout est manqué. Mais s'ils voient une fois
que c'est tout de bon , et qu'on les surveille , on aura désormais
peu besoin de les surveiller.
Mille petits moyens relatifs naissent de c^ux-là : mais il ne
faut pas tout dire , et ce mémoire est déjà trop long. J'ajouterai
seulement un avis très important et propre à couper court au
mal qu'on n'aura pu prévenir ; c'est d'examiner toujours l'enfant
avec le plus grand soin, et de suivre attentivement les progrès
de son corps et de son cœur. S'il se fait quelque chose autour de
lui contre la règle, l'impression s'en marquera dans l'enfant
248 CORRESPONDANCE.
même. Dès que vous y verrez un &igoe nouveau » cfaercbez^n la
cause avec soin, vous la trouverez infoilliblement. A ceruim âge
il y a toujours remède au mal qu*on n a pu prévenir, pourvu
qu'on sache le connoltre et qu'on s'y prenne il temps pour te
guérir.
Tous ces expédients ne sont pas faciles , et je ne r^Mvids pas
absolument de leiu* succès ; cependant je crois qu'on y peut
prendre une confiance raisonnable, et je ne vois riai d'équiva?
lent dont j'en puisse dire autant.
Dans une route toute nouvelle, il ne faut pas chercher des
chemins battus , et jamais entreprise extraordinaire et difficile
ne s'exécute par des moyens aisés et commyns.
Du reste, ce ne sontpeutrétre ici que les délires d'un fiévreux.
La comparaison de ce qui est à ce qui doit être m'a donné l'es-
prit romanesque et m'a toujours jeté loin de tout ce qui se fait.
Mais vous ordonnez, monsieur le duc, j'pbéis. Ce sont mes idées
que vous deitaandez, les voilà. Je vous troipperois si je vous don-
nois la raison des autres pour les folies qui sont à moi. En les
Ëûsant passer sous les yeux d'un si bon juge , je pe crains pas
le mal qu'elles peuvent causer.
437. — A M. L'ABBÉ DE "*.
A. Motiers-Travers, le 27 novembre 1763.
J'ai reçu, monsieur, la lettre obligeante dans laquelle votre
honnête cœur s'épanche avec moi. Je suis touché de vos senti-
ments et reconuoissant dé votre zèle ; mais je ne vois pas bien
sur quoi vous me consultez. Vous me dites ! J'ai de la naissance
dont je dois suivre la vocation, parceque mes parents le veulent ;
apprenez-moi ce que je dois faire : je suis gentilhomme, et veux
vivre comme tel; apprenez-moi toutefois à vivre en homme : j'ai
des préjugés que je veux respecter ; apprenez-moi toutefois à
les vaincre. Je vous avoue, monsieur, que je ne sais pas répon-
dre à cela.
¥ousme pariez avec dédain des deux seuls métiiBrs qi\ç la no-
ANNÉE -1763. ' 249
blesse conDQÎsse et qu'elle veuille suivre ; cepeDdant vous ave:^
pris un de ce^ métiers. Mon conseil est, puisque vous y êtes,
que vous tâchiez de le faire bien. Avant de prendre un état, on
ne peut trop raisonner sur son objet; quand il est pris, il en fau(
remplir les devoirs , c'est alors tout ce qui reste à faire.
Vous vous dites sans fortune , sans bien ; vous ne savez com-.
ment , avec de la naissance (car la naissance revient toujours) ,
vivre libre et mourir vertueux. Cependant vous offrez un asile h
une personne qui m'est attachée ; vous m'assurez que madame
votre mère la mettra à son aise : le fils d'une dame qui peut met-
tre une étrangère à son aise doit naturellement y être aussi; ii
peut donc vivre libre et mourir vertueux. Les vieux gentils-
hommes, qui valoient bien ceux d'aujourd'hui, cultivoient leurs
terres, et faisoient du bien à leurs paysans. Quoi que vous ei^
puissiez dire , je ne crois pas que ce fut déroger que d'en faire
autant.
Vous voyez, monsieur , que je trouve dans votre lettre même
la solution des difficultés qui vous embarrassent. Du reste, excu-
sez ma franchise; je dois répondre à votre estime par la mienne,
et je ne puis vous en donner une preuve plus sûre qu'en osant ,
tout gentilhomme que vous êtes , vous dire la vérité.
Je vous salue , monsieur 9 de tout mon cœur.
438. — A MADAME DE B.^
Décembre 1763.
Je n'ai rien , madame , à vous dire sur le jugement que vous
avez porté de la probité de M. de Voltaire ; je vous dirai seules
* Voici quel étoit le début de la lettre de madame de B***, à laquelle celle-ci
sert de réponse.
Paris, 10 novembre 1763.
«MoirsiEOR,
« Il y a environ un mois que j'eus Thonnew* de vous écrire ; ignorant votre
« adresse, j'envoyai ma lettre bien cacbetée à M. de Voltaire; avec l'assurance
« df cette probité commune à tous les honnêtes gens, je le priai de vous Ten-
^ voyer. Mais quelle a été ma surprise lorsque, le 4 de ce mois, j'ai reçu en ré-
« ponse un imprimé qui a pour tilre Sermon des cinquante. Seroit-ce vous>
250 CORRESPON DANGE.
ment que je n'ai point reçu la lettre que vous lui avec adressée
pour moi» et que je n'ai envoyé ni à vous ni à personne l'imprimé
intitulé Sermon des cinquante, que je n'ai même jamais vu.
Du reste, il me parott bizarre que , pour me Ssurç parvenir une
lettre y vous vous soyez adressée au chef de mes persécuteurs.
A regard des doutes que vous pouvez avoir , madame , sur
certains points de la religion , pourquoi vous adressez-vous, plour
les lev^ , à un homme qui n'en est pas exempt lui-même ? Si
malheureusement les vôtres tombent sur les principes de vos de-
voirs, je vous [dains ; mais s*ib n'y tombent pas , de quoi vous
mettez-vous en peine? Vous avez une religion qui dépense de
tout examen ; suivez-la en simplicité de cœur. Cest le nueillenr
conseil que je puisse vous dminer , et je le prends autant que je
peux pour moinméme.
Recevez, madame , mes salutations et mon respect.
439.^ A M
MotioTs» 7 décembre 17^3.
La vérité que j'aime , monsieur, n'est pas tant métaphysique
que morale : j'aime la vérité , parceque je hais le mensonge; je
ne puis être inconséquent là-dessus que quand je serai de mau-
vaise foi. J'aimerois bien aussi la vérité métaphysique si je croyois
qu'elle fût à notre portée ; mais je n'ai jamais vu qu'elle
fût dans les livres ; et , désespérant de l'y trouver , je dédaigne
leur instruction , persuadé que la vérité qui nous est utile est
plus près de nous , et qu'il, ne faut pas , pour l'acquérir , un
si grand appareil de science. Votre ouvrage , monsieur, peut
donner cette démonstration promise et mauquée par tous les
philosophes ; mais je ne puis changer de principe sur des rai-
sons que je ne connois pas. Cependant votre confiance m'en
impose ; vous promettez tant et si hautement, je trouve d'ail-
« monsieur, oo M. de Voltaire, qui me Tavez envoyé? Je n'ose penser que c'est
« vous, etc. » {Note extraite de l'édition de Geiièi^e, tome xxiv, in-8*, p. 124.)
Voyez ci-après la lettre au prince de Wirlemberg, du 1 1 mars 1 764.
ANNÉE ilô'^, 251
leurs tant de justesse et de raison dans votre manière d'écrire,
que je serois surpris qu'il n'y en eût pas dans votre philosophie;
et je devrois peu l'être , avec ma vue courte , que vous vissiez
où je n'avois pas cru qu'on pût voir. Or ce doute me donne de
Tinquiétude, parceque la vérité que je connois, ou ce que je
prends pour elle , est très aimable , qu'il en résulte pour moi un
état très doux , et que je ne conçois pas comment j'en pourrois^
changer sans y perdre. Si mes sentiments étoient démontrés, je
m'inquiéterois peu des vôtres ; mais , à parler sincèrement , je •
suis allé jusqu'à la persuasion , sans aller jusqu'à la conviction.
Je crois, mais je ne sais pas; je ne sais pas même si la science
qui me manque me sera bonne quand je l'aurai, et si peut-être
alors il ne faudra point que je dise : jilto quœswit cœlo lu-
cenij ingemuitcfue repertd.
Voilà , monsieur , la solution ou du moins Téclaircissement
des inconséquences que vous m'avez reprochées. Cependant il
me paroît bizarreque, pour avoir dit mon sentiment quand vous
me l'avez demandé, je sois réduit à faire mon apologie. Je n'ai
pris la liberté de vous juger que pour vous complaire ; je puis
m'être trompé , sans doute , mais se tromper n'est pas avoir tort.
Vous me demandez pourtant encore un conseil sur un sujet
très grave , et je vais peut-être vous répondre encore tout àe
travers; mais heureusement ce conseil est de ceux que jamais au-
teur ne demande que quand il a déjà pris son parti.
Je remarquerai d'abord que la supposition que votre ouvrage
renferme la découverte de la vérité ne vous est pas particulière ;
et si cette raison vous engage à publier votre livre , elle doit de
même engager tout philosophe à publier le sien. J'ajouterai qu Une
suffit pas de considérer le bien qu'un livre contient en lui-même,
mais le mal auquel il peut donner lieu; il faut songer qu'il trou-
vera peu de lecteurs judicieux bien disposés , et beaucoup de
mauvais cœurs , encore plus de mauvaises têtes. Il faut , avant
de le publier, comparer le bien et le mal qu'il peut faire, et les
usages avec les abus. Pesez bien votre livre sur cette règle, et te-
nez-vous en garde contre la partialité ; c'est par celui de ces deux
252 CORRESPON DANCE.
effets qui doit remporter sur Taatre qu'il est bon on mauvais à
publier.
Je ne vous oonnois point, monsieur ; j*ignore quel est votre
sort 9 votre état , votre âge ; et cela pourtant doit régler mon
conseil par rapport à vous. Tout ce que feit un jeune homme a
moins de conséquence, et tout se répare ous'efface avecle temps.
Mais si vous avez passé la maturité , ah ! pensez^y cent fois
avant de troubler la paix de votre vie : vous ne savez pas quelles
angoisses vous vous préparez. Pendant quinze ans , j'ai oui dire
à M. de Fontenelle que jamais livre n'avoit donné tant de plaisir
que de chagrin à son auteur ' : c'étoit l'heureux Fontenelle qui
disoit cela. Monsieur, dans la question sur laquelle vous me con-
sultez, je ne puis vous parler que par mon exemple : jusqu'à
quarante ans je fus sage ; à quarante ans je pris la plume ; et je
la pose avant cinquante , malgré quelques vains succès , maudis-
sant tous les jours de ma vie celui où mon sot orgueil me la fit
prendre, où je vis mon bonheur, mon repos, ma santé, s'en al-
ler en fumée, sans espoir de les recouvrer jamais. Voilà l'homme
h qui vous demandez conseil. Je vous salue de tout mon cœur.
440.— AM.DECONZIÉ, COMTE DE CHARMETTES.
 Mo tiers-Travers, 7 décembre 1763.
Je voudrois , mon cher comte , voir multiplier encore le nom-
bre de mes agresseurs, si chacun de leurs ouvrages me valoit un
témoignage de votre souvenir. Je reçois avec plaisir et recon-
i3oissance celui que vous me donnez en m'envoyant l'écrit du
père Gerdil. Quoique en effet cet écrit me paroisse un peu froid,
je le trouve assez gentil pour un moine...
J'avpis chargé M. de Gauffecourt de vous témoigner mon r^
gret de ne pouvoir vous aller voir cet été comme je l'avois ré-
solu. Le commencement de l'hiver m'a jeté dans un état si triste
qu'il ne me permet guère de faire des projets pour l'avenir.
* TofU de plaisir. Conforme au texte de Fédition de Genève, deuxième
nupplémeiu, 1 789 , et de Téditioa de du Peyrou donnée en 1 790.
ANNÉE ^763. 253
Toutefois, si la belle safson me rend les forces que ïe froid m'ôte,
je me propose toujours de vous aller voir. S'il arrivoît que vous
vous rapprochassiez du Chablais , cela me serait bien commode ;
et, en ce cas, je vous prierois de m'en prévenir aussi; car, ne
pouvant déterminer d'avance le temps de mon voyage , il me
siéroit mal de l'avoir fait en pure perte , et d'aller jusque-là sans
vous y trouver. Soyez persuadé i^ue rien ne peut ralentir l'ar-
dent désir que j'ai de vous voir et de vous embrasser. Il me sem-
ble qu'un moment si doux me rendra tout le temps heureux que
je regrette, et me fera oublier tous ceux qui m'en ont si triste-
ment séparé. Moi qui suis si désabusé de la vie , et qui ne forme
plus de projets , je ne puis renoncer à celui-là. Après avoir tout
comparé , je ne trouve point de meilleur peuple que le vôtre ; je
voudroîs de tout mon cœur passer dans son sein le reste de mes
jours, et me mettre de cette manière à portée de contenter, au
moins de temps à autre , le besoin que mon cœur a de vous.
441. — AM,
Il faut vous faire réponse , monsieur , puisque vous la voulez
absolument , et que vous la demandez en termes si honnêtes. Il
me semble pourtant qu'à votre place je me serois moins obstiné
ik l'exiger. Je me serois dit : J'écris parceque j'ai du loisir, et
que cela m'amuse : l'homme à qui je m'adresse peut n'être pas
dans le même cas , et nul n'est tenu à une correspondance qu'il
n'a point acceptée : j'offre mon amitié à un homme que je ne
connois point , et qui me connoit encore moins ; je la lui offre
sans autre titre auprès de lui que les louanges que je lui donne, et
que je me donne , sans savoir s'il n'a pas déjà plus d'amis qu'il
n'en peut cultiver , sans savoir si millç autres ne lui font pas la
même offre avec le même droit ; comme si l'on pouvoit se lier
ainsi de loin sans se connoitre, et devenir insensiblement Tami
de toute la terre. L'idée d'écrire à un homme dont on lit les ou-
vrages , et dont on veut avoir une lettre à montrer , est-elle donr^
si singulière qu'elle ne puisse être venue qu'à moi seul? Et si
254 CORRESPONDANCE.
die étoit venue à beaucoup de gens , foudroit-il que cet homme
passât sa vie à foire réponse à des foules d'amis inconnus, et
qu'il négligeât pour eux ceux qu'il s'est choisis? On dit qu'il s'est
retiré dans une solitude; cela n'annonce pas un grand pendiant
à Caire de nouvelles connoissances. On assure aussi qu il n'a pour
tout Inen que le fruit de son travail ; cela ne laisse pas un grand
loisir pour entretenir un commerce oiseux. Si pardessus tout
cela peut-être il eût perdu la santé , s'il étoit tourmenté d'une
maladie cruelle et douloureuse qui le laissât à peine en état de
vaquer aux soins indispensables > ce seroit une tyrannie bien
injuste et bien crudle de vouloir qu'il passât sa vie à répondre à
des foules de désœuvrés qui , ne sadbant que faire de leur temps ,
useroient très prodiguement du sien. Laissons éonc ce pauvre
homme en repos dans sa retraite ; n'augmentons pas le nombre
des importuns qui la troublent diaque jour sans discrétion , sans
retenue , et même sans humanité. Si ses écrits m'inspirent pour
lui de la bienveillance , et que je veuille céder au penchant de la
lui témoigner , je ne lui vendrai point cet honneur en exigeant de
lui des réponses, et je lui donnerai sans trouble et sans peine le
plaisir d'apprendre qu'il y .a dans le monde d'honnêtes gens
qui pensent bien de lui , et qui n'en exigent rien.
Yoilà, monsieur, ce que je me serois dit si j'avois été à votre
place; chacun a sa manière de penser : je ne blâme point la vôtre ,
mais je crois la mienne plus équitable. Peut-être si je vous con-
noissois me féliciterois-je beaucoup de votre amitié ; mais, con-
tent des amis que j'ai , je vous déclare que je n'en veux point
faire de nouveaux ; et quand je lé voudrois , il ne seroit pas rai-
sonnable que j'allasse choisir pour cela des inconnus si loin de
moi. Au reste , je ne doute ni de votre esprit ni de votre mérite.
Cependant le ton militaire et galant dont vous parler de conquérir
mon cœur seroit, je crois , plus de mise auprès des femines qu'il
ne le seroit avec moi.
ANNÉE 4763, 255
%^'%/^-X/%/%/%
442. — A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers , le i5 décembre 176^.
Vous m'avez tiré , monsieur le duc , d'une grande inquiétude ,
en m'apprenant la résolution où vous êtes d'élever vous-même
votre enfant. Je vous suggérois des moyens dont je sentois moi-
même l'insuffisance , grâce au ciel , votre vertu les rend super-
flus. Si vous persévérez , je ne suis plus en peine du succès : tout
ira bien , par cela seul que vous y veillerez vous-même. Mais
j'avoue que vous confondez fort toutes mes idées : j'étois bien
éloigné de croire qu'il existât dans ce siècle un homme semblable
à vous ; et , quand j'aurois soupçonné son existence, j'aurois été
bien éloigné de le chercher dans votre rang. Je n'ai pu lire sans
émotion votre dernière lettre. Est-il donc vrai que j'ai pu contri-
buer aux vertueuses résolutions que vous avez prises? J'ai besoin
de le croire pour mettre un contre-poids à mes afflictions. Avoir
fait quelque bien sur la terre est une consolation qui manquoit
à mon cœur ; je vous félicite de me l'avoir donnée , et je me glo-
rifie de la recevoir de vous.
Vous voyez votre enfant précoce ; je n'en suis pas étonné ,
vous êtes père. Il est vrai qu'un père que la philosophie a con-
servé tel a bien d'autres yeux que le vulgaire : d'ailleurs le té-
moignage de M. Tissot légalise le vôtre; et puis vous citez des
faits. De ces faits, il y en a que je conçois, d* autres non. Les
enfants distinguent de bonne heure les odeurs comme difiBéren-
tes , comme foibles ou fortes , mais non pas comme bonnes ou
mauvaises: la sensation vient de la nature; la préférence ou
l'aversion n'en vient pas. Cette observation que j'ai faite en par-
ticulier sur Fodorat n'est pas applicableaux autres sens : ainsi le
jugement que la petite porte sur cet micle est déjà une diose
acquise. ^
Elle a changé de voix pour témoigner ses désirs : cela doit
être. D'abord ses plaintes , ne marquant que l'inquiétude du ma-
laise, ressembloient à des pleurs. Maintenant rexpériencehii ap-
256 CORRESPONDANCE.
prend qu'on l'écoute et qu'on la soulage. Sa plainte est donc de-
venue un langage ; au lieu de pleurer , elle parle à sa manière.
De ce qu'elle voit avec le même plaisir les nouveaux venus et
les vieilles connoissances, vous en concluez qu'elle aura le carac-
tère aimant. Ne vous fiez pas trop à cette observation ; d'autres
en tireroient peut-être un signe de coquetterie plutôt que de
sensibilité. Pour moi , j*en tire un indice différent de tous les
deux , et qui n'est pas de mauvais augure ; c'est qu'elle aura du
caractère : car le signe le plus assuré d'un cœur foible est l'em-
pire que l'habitude a sur lui.
Si réellement Votre enfant est précoce , il vous donnera beau-
coup plus de peine; mais il vous en dédommagera bien plus
tôt : ainsi gardez cependant de vous prévenir au point de lui
appliquer avant le temps une méthode qui ne lui seroit pas con-
venable. Observez, examinez, vérifiez, et ne gâtez rien; dans
le doute, il vaut toujours mieux attendre.
Au reste , quoi que vous fassiez , j'ai la plus grande confiance
dans votre ouvrage , et je suis persuadé que tout ira biéiii Quand
vous vous tromperiez , ce que je ne présume pas , ce iie séroîi
jamais en chose grave ; les erreurs des pères nuisent toujours
moins que la négligence des instituteurs. Il ne me reste qu'une
seule inquiétude , c'est que vous n'ayez entrepris cette grande
tâche sans en prévoir toutes les difficultés , et qu'en s' offrant de
jour en jour elles ne vous rebutent. Dans une première ferveur,
rien ne coûte , mais un soin continuel accable à là fin ; et les
meilleures résolutions, qui dépendent de la persévérance, sont
rarement à l'épreuve du temps. Je vous supplie, monsieur le
duc , de me pardonner ma franchise ; elle vient de l'admiration
que vous m'inspirez. Votre entreprise est trop belle pour ne pas
éprouver des obstacles ,^ il vaut mieux vous y préparer d'avance
que d'en renconter d'imprévus.
Ce que vousjne dites de la manièredont vous voulez acquérir
des amis m'apprend combien vous méritez d'en faire ; mais où
seront les hommes digties que vous soyez le leur?
Je supplie V. A. S. d'agréer ujon profond respect.
Année ^763; 257
■%,-»^^/x/^/%f*^»^*'^^*y*J*^*r»n^'^nrv^f^rmf^nr9fm/'ir»f^/^»r%r%^v^,>'%r»r%rm^ w^-r^'^—w»— ^— »r^«. Vii/S
445. — A M.
CURÉ d'aMBÉRIER en BVGEY '.
Motiers-Travers , le i5 décembre 1763.
Si je ne me faisois une peine de vous importuner trop souvent,
monsieur , â!%ne correspondance dont vous seul faites tous les
frais , je n'aurois pas tardé si longtemps à vous remercier de la
réponse favorable que votre charité vous a fait faire à ma propo^
sîlion au sujet de mademoiselle Le Vasseur. Je ne prévois pas
encore quand elle se trouvera dans le cas de profiter de vos
bontés. J'ai été fort mal Tété dernier; mais l'automne m'a donné
du relâche au point de pouvoir faire , dans le pays^ quelques
voyages pédestres » très utiles à ma santé. Mais le retour, de
l'hiver a produit son effet ordinaire en me remettant aussi bas
que j'étois au printemps^ Si je puis atteindre la belle saison, j'en
espère le même soulagement qu'elle m'a souvent procuré. Mais
si dans la vie ordinaire on doit compter sur si peu de chose , la
mienne estvtelle qu'on n'y peut compter sur rien. Dans cette po-
sition , j'ai instruit mademoiselle Le Vasseur de toutes vos bon-
tés, dont elle est pénétrée : je lui ai donné votre adresse afin
qu'elle vous écrive en cas d'accident. Tandis qu'elle seroit occu-
pée à recueillir ici mes guenilles , vous pourriez concerter avec
elle le moyen de faire son voyage avec le plus d'économie et le
plus commodément. Je pense qu'elle pourroit prendre une voi-
ture à Neuchâtel pour Genève , et que là vous ^urriez lui en
envoyer une qui la conduiroit mieux que celle qu'elle pourroit
prendre à Genève même. Quoi qu'il en soit, je suis tranquillisé
par vous sur le sort de cette pauvre fille. Je n'ai plus rien qui
m'inquiète sur le mien , et je vous dois <|p grande partie la paix
dont je jouis dans mon triste état. *
Bonjour, monsieur; je suis plein de vous et d^yos bontés, et
je voudrois être un jour à portée de voir et d'embrassf»r un
aussi digne officier de morale. Vous savez que c'est ainsi que
' Vo)ez la lettre du 30 novembre 1 762.
tORr.E'l'ONîJANCE. T. U. 4 7
258 CORRESPONDANCE.
Tabbé de Saint-PieiTe appeloit ses collègues les gens d*église.
Agréez, monsieur, mes salutations et mon respect.
444. — A M. DIVERNOIS.
Motiera, le 17 décembre ijùi.
Je reçois k Tinstant, monsieur, une lettre deNotre compa-
gnon de voyage, par laquelle j'apprends qu'il a aussi bien fini
que commencé , et qu'il s'est mieux trouvé de vos auspices que
des miens. Je m'en réjouis de tout mon cœur, et je voudrois bien
être à portée de me sentir de la même influence ; car j'en ai en-
core plus besoin que lui , et le remède ne me plairoit pas moins.
Quant à votre querelle avec madame votre femme , vous m'avez
bien l'air de me prendre pour arbitre honoraire, et de m*avob
déjà soufflé le raccommodement. Quoi qu'il en soit, je vais rem-
plir mon office en vous condamnant tous les deux : eUe pour ré-
clamer, après quatorze enfants, les droits de Sophie; car en ce
point il vaut mieux jamais que tard ; et vous pour lui reprodher
sa paresse en vr^i paresseux vous-même, qui voudroit faire à-la-
fois beaucoup d'ouvrage, pour ne pas y revenir si souvent.
Je vous salue, monsieur, et vous honore de tout mon cœur.
Mille amitiés et compliments de votre aimable cousine. M. son
frère a enfin reçu son brevet , et je m'en réjouis de tout mon
cœur.
445. — A MADAME LATOUR.
A MotierSyle sS décembre 1763.
Je ne répondrai, madame, aux imputations dont vous me
chargez par votre dernière lettre que par des faits. Lorsque je
reçus votre portrait , j'i^ois chez moi un Genevois venu exprès
pour me v(Hr ,^ je n'avois pas cessé d'avoir des étrangers depuis
plus de six semaines ; deux jours après j'eus un gentilhomme
Westphalien et un Génois ; six jours après , j'eus deux Zuriquois
qui me restèrent huit jours ; quelques jours après j'eus un Gé-
ANNÉE 1763. 259
nevoîs convalescent, qui, étant venu chez moi changer d'air, y
retomba malade, et n'est enfin reparti que depuis huit jours.
Il n'est pas toujours aisé de fermer sa porte aux visites qui vous
viennent de cinquante, soixante, et cent lieues; et, dans mon
étroite situation, je me passerois fort de Thonnenr que me font
tant de gens de venir s'établir chez moi. Outre cela j'ai conti-
nuellement un grand nombre de lettres à répondre; je ne ré-
ponds point à celles de compliments ou d'injures, et je prends
mon temps pour répondre aux lettres d'amitié : mais il y en a un
très grand nombre d'autres où l'on daigne me consulter sur des
objets importants et pressés pour ceux qui m'écrivent, et dont
je ne puis différer les réponses sans manquer à mon devoir ; ces
temps derniers, en partîcuUer, j*étoîs occupé à un mémoire pour
le prince de Wirtemberg, qui m'avoit consulté sur l'éducation
de sa fille, et je suis maintenant occupé à un travail encore plus
grave pour quelqu'un qui en a besoin, et qui par conséquent est
en droit de l'exiger. Mon triste état, qui empire toujours en
cette saison, me réduit journellement à porter une sonde plu-
sieurs heures, durant lesquelles toute occupation m'est impossi-
ble ; il faut ensuite que je fasse un exercice d'une heure ou deux
pour me faire suer; et, quand je passe un seul jour sans em-
ployer ce remède, je paie cruellement cette négligence dtii'ant
la nuit ; au milieu de tout cela, un homme qui n'a pas un sou de
rente ne vit pas de l'air, et il faut qudques soins aussi pour pour-
voir au pain. Mais je ris de ma simplidtë de prét^dre faire en-
tendre raison par Une situation si différente à tine femme de
Paris, oisive par état, et qui, n'ayant pour toute occupation que
d'écrire et recevoir des lettres, entend que tous ses amis lie
scûent occupés non pluâ que du même objet.
Pour échapper à l'infineiice des importuns , et pour nié Hvrer
à l'exercice qui m'est nécessaire , je fais l'été , dans mes bons
intervalles , des courses dans le pays; dans une d^ces absences
M. Breguet vint me voir à Motiers, tandisque j'étois à Yverdun :
me voilà coupable encore pour n'avoir pas devîîié son voyage et
n'avoir pas en conséquence rompu le mien.
260 CORRESPONDANCE.
Vous êtes , madame » une femme très aimable ; je ne connois
personne qui écrive des lettres mieux que vous. Je vous crois le
cœur aussi bon que vous avez l'esprit agréable , et votre amitié
m'est très précieuse ; mais , dans l'état où je suis , ma tranquil-
lité me l'est encore plus ; et , puisque je ne puis entretenir avec
vous qu'une correspondance orageuse, j'aime encore mieux n co
avoir plus du tout. Au reste , je vous déclare que c'est id ma
dernière apologie, et je vous préviens qu'il suffira désormais que
vous exigiez une prompte réponse pour être sûre de n'en point
recevoir du tout.
446.— A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Motiers, le a8 décembre 1763.
Votre lettre, madame, m'a fait un plaisir d'autant plus sen-
sible que je m'y attendois moins. Je craignois, il est vrai, d'a-
voir perdu votre amitié; et, sans avoir à me reprocher cette
perte, je la mettois au nombre des malheurs qui m'accablent et
que je ne me suis pas attirés.. Je suis charmé pour moi, madame,
et je suis bien aise aussi pour vous qu'il n'en soit rien ; il ne tien-
dra sûrement pas à moi que je ne me conserve toute ma vie un
bien qui m'est si précieux. L'intérêt que je vous ai vu prendre à
mes disgrâces ne peut pas plus sortir de mon cœur que n'en sor-
tiront les sentiments qu'il avoit conçus pour vous-même aupara-
vant. Je me réjouis de n'apprendre votre rougeole et votre mé-
lancolie qu'après votre guérison. Tâchez d'être aussi bien quitte
de l'une que de l'autre. Eh ! comment la mélancolie osoit-elle se
loger dans une ame si belle, parée d'un habit qui lui va si bien,
faite à tant d'égards pour faire adorer la vertu et pour la ren-
dre heureuse par elle? Ne dussiez-vous jouir que du bien que
vous faites, je n'imagine pas ce qui devroit manquer à votre
bonheur.
Après vous avoir parlé de vous, comment oser parler de moi?
Mon ame, surchargée, travaille à soutenir ses disgrâces sans
s'en laisser accabler; et, depuis l'entrée de l'hiver, il ne manque
ANNÉE 1763. 26i
aux maux que mon cœui* souffre que le degré nécessaire pour
s'en délivrer tout-à-fait. Dans cet état, vous mé demandez quels
sont mes projets : grâce au ciel, je n'en fais plus, madame; ce
n*est |:dus la peine d'en faire; c'est une inquiétude dont mes
maux m'ont enfin délivré. Le dernier, le plus chéri, celui qui ne
peut, même à présent, sortir de mon cœur, étoit de rejoindre
milord maréchal, de donner mes derniers jours à mon ami, mon
protecteur, mon père, au seul homme qui m'ait tendu la main
dans ma misère, et qui m'en ait consolé. Mais cet eispoir m'é-
loit trop doux ; il m'échappe encore : mon triste état me l'ôte ;
il ne m'en reste presque plus que le désir, à moins que le reste
de l'hiver ne m'épargne, et que le retour de la belle saison ne
fasse un miracle ; je n'attends plus d'autre changement à mon
sort ici-bas que son terme; il ne me reste plus qu'à souffrir et
mourir. Cela se peut faire ici tout comme ailleurs; et si je ne
puis rejoindre milord Maréchal, je ne songe plus à changer de
place : ce dont j'ai besoin désormais se trouve partout.
U y a longtemps que je n'ai eu de nouvelles de milord Mare*
chai; je soupçonne que dans le long trajet nos lettres s'égarent ;
car je suis parfaitement sûr qu'il ne m'oublie pas, et j'en ai la
preuve par ce qu'il vient de faire en ma faveur auprès de vous.
Ah ! ce digne homme ! au bout de la terre il seroit mon bienfai-
teur encore, et mon cœur iroit l'y chercher. Ayez la bonté, ma-
dame, de lui faire parvenir l'incluse : je le connois; je sais qu'il
m'aime, et vous lui ferez plaisir presque autant qu'à moi.
Vous voulez que je vous donne des nouvelles de mademoiselle
Le Valseur : c'est une bonne et honnête personne, digne de
l'honneur que vous lui faites. Chaque jour ajoute à mon estime
pour elle, et la seule chose qui me rend désormais l'habitation
de ce pays déplaisante est de l'y laisser sans amis après moi qui
la protègent contre l'avarice des gens de loi qui dissiperont mes
guenilles et visiteront mes chiffons. Du reste, l'air de ce pays
lui est plus favorable qu'à moi, et elle s'y porte mieux qu'à
Montmorency, quoiqu'elle s'y plaise moins. Permettez-lui, ma-
dame, de vous faire ici ses remercîments très humbles, et de
joindre ses respects aux miens.
262 CORRESPONDANCE.
447. — A M. L'ABBÉ DE
***
Motiers, le 6 janvier 1764.
Quoi! monsieur, vous avez renvoyé vos portraits de fomiUe
et vos titres ! vous vous êtes défait de votre cachet ! Voilà Ihcb
plus de prouesses que je n'en aurois fait à votre place. J'aiirois
laissé les portraits où ils étoient ; j*aurois gardé mon cachet par-
ceque je Tavois : j'aur.ois laissé moisir mes titres dans leur coin,
sans m'imaginer même que tout cela valût la peine d'en faire
un sacrifice i mais vous êtes pour les grandes actions : je vous
en félicite de tout mon cœur.
A force de me parler de vos doutes, vous m'en donnez d'in-
quiétants sur votre compte; vous me faites douter s'il y a des
choses dont vous ne doutiez pas : ces doutes mêmes, à mei^ore
qu'ils croissent, vous rendent tranquille ; vous vous y reposez
comme sur un oreiller de paresse. Tout cela m'effraieroit beau-
coup pour vous, si vos grands scrupules ne me rassuroient. Ces
scrupules sont assurément respectables comme fondés sur la
vertu; mais l'obligation d'avoir de la vertu, sur quoi la fondez-
vous? Il seroit bon de savoir si vous êtes bien décidé sur ce
point : si vous l'êtes, je me rassure. Je ne vous trouve plus si
sceptique que vous affectez de l'être; et quand on est bien dé-
cidé sur les principes de ses devoirs , le reste n'est pas une si
grande affaire. Mais si vous ne l'êtes pas, vos inquiétudes me
semblent peu raisonnées. Quand on est si tranquille dans le
doute de ses devoirs, pourquoi tant s'affecter du parti qu'ils
nous imposent?
Votre délicatesse sur l'état ecclésiastique est sublime ou pué-
rile, selon le degré de vertu que vous avez atteint. Cette délica-
tesse est saus doute un devoir pour quiconque remplit tous les
autres; et qui n'est faux ni menteur en rien de ce monde ne doit
pas l'être même en cela. Mais je ne connois que Socrate et vous
à qui la raison put passer un tel scrupule; car à nous autres
hommes vulgaires il seroit impertinent et vain d'en oser avoir un
ANNÉE il64, 263
pareil. Il n'y a pas un de nous qui ne s'écarte de la vérité cent
fois le jour dans le commerce des hommes en choses dsûres, im-
portantes, et souvent préjudiciables; et dans un point de pure
spéculation dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et
qui n'importe ni à Dieu ni aux honunes, nous nous ferions un
crime de condescendre aux préjugés de nos frères , et de dire
oui où nul n*est en droit de dire non ! Je vous avoue qu'un homme
qui, d'ailleurs, n'étant pas un saint, s'aviseroit tout de bon d'un
scrupule que l'abbé de Saint-Pierre et Fénelon n'ont pas eu, me
deviendroit par cela seul très suspect. Quoi ! dirois-je en moi-
même, cet homme refuse d'embrasser le noble état 4'officier de
morale, un état dans lequel il peut être le guide et le bienfaiteur
des hommes, dans lequel il peut les instruire, les soulager, les
consoler, les protéger, leur servir d'exemple, et cela pour quel-
ques énigmes auxquelles ni lui ni nous n'entendons rien , et
qu'il n'avoit qu'à prendre et donner pour ce qu'elles valent , en
ramenant sans bruit le christianisme à son véritable objet ! Non,
conclurois-je« cet homme meut, il nous trompe; sa fausse vertu
n'est point active, elle n'est que de pure ostentation; il faut être
un hypocrite soi-même pour oser taxer d'hypocrisie détestable
ce qui n'est au fond qu'un formulaire indifférent en lui-même,
mais consacré par les lois. Sondez bien votre cœur, mon^ur,
je vous en conjure : si vous y trouvez cette raison telle que vous
me la donnez, elle doit vous déterminer, et je vousadmire. Maisi
souvenez-vous bien qu'alors , si vous n'êtes le plus digne des
hommes , vous aurez été le plus fou.
A la manière dont vous me demandez des préceptes de vertu,
Ton diroit que vous la regardez comme un métier. Non , mon-*
sieur^ la vertu n'est que la force de faire son devoir dans les oc-
casions difficiles; et la sagesse, au contraire, est d'écarter la
difficulté de nos. devoirs. Heureux celui qui, se contentant d'être
homme de bien , s'est mis dans une position à n'avoir jaivtais be-
soin d'être vertueux ! Si vous n'allez à la campagne que pour y
porter le faste de la vertu , restez à la ville. Si vous voulez à
toute force exercer les grandes vertus, l'état de prêtre vous les
%
264 CORRESPONDANCE.
rendra souvent nécessaires ; mais si vous vous sentez les passions
assez modérées, Tesprit assez doux , le cœur assez sain pour
vous accommoder d'une vie égale, simple et laborieuse, allez
dans vos terres , faites-les valoir , travaillez vous-même , soyez le
père de vos domestiques , Tami de vos voisins , juste et bon en-
vers tout le monde : laissez là vos rêveries métaphysiques, et
servez Dieu dans la simplicité de votre cœur : vous serez ver^
tueux.
Je vous salue, monsieur , de tout mon cœur.
Au reste, je vous dispense, monsieur, du secret qu'il vous
plaît de m'offrir, je ne sais pourquoi. Je n'ai pas, ce me semble,
dans ma conduite, Fair d'un homme fort mystérieux.
448. — A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers, le 21 janvier 1764*
j£ m'attendois bien, monsieur le duc, que la manière dont
vous élevez votre enfant ne passeront pas sans critique et sans
opposition, et je vous avoue que je sais quelque gré au révérend
docteur de celle qu'il vous a faite; car ces objections étoient plus
propres à vous réjouir qu'à vous ébranler ; et moi j'ai profité
de la gaîté qu'elles vous ont donnée. On ne peut rien de plus
plaisant que l'exposé de ses raisons, et je crois qu'il seroit diffi-
cile qu'il en fût plus content que moi : je crains pourtant qu'il
ne les trouve pas tout-à-fait péremptoires; car s'il a pour lui les
chardonnerets, les chenilles, les escargots, en revanche il a
contre lui les vers, les limaçons, les grenouilles, et cela doit l'in-
triguer furieusement.
Je ne suis pas fort surpris non plus des [)elits désagréments
qui peuvent rejaillir , à cette occasion, sur M. Tissot; je crains
même que l'accord de nos principes sur ce point n'ajoute au
chagrin qu'on lui témoigne : l'influence d'un certain voisinage
nourrit dans le canton de Berne une furieuse animosité contre
n)oi,^que les traitements qu'on m'y a faits aigrissent encore. On
oublie quelquefois les offenses qu'on a reçues, mais jamais celles
ANNÉE 1764. 2(>5
({u'on a faites : et ces messieurs ne me pardonnent point le tort
qu ils ont avec moi : tels sont les hommes'. Ce qui me rassure
pour M. Tissot, c'est qu'il leur est trop nécessaire pour qu'ils ne
lui passent pas de mieux penser qu'eux : c'est aux rêveurs pu-
rement spéculatifs qu'il n'est pas permis de dire des vérités que
rien ne rachète. Le bienfaiteur des hommes peut être vrai impu-
nément; mais il n'en faut pas moins, je l'avoue; et s'il étoit moins
directement utile, il seroit bientôt persécuté.
Permettez que je supplie votre altesse sérénissîme de vouloir
bien lui remettre le barbouillage ci-joint, roulant sur une mé-
taphysique assez ennuyeuse , et dont , par cette raison , je ne
vous propose pas la lecture, ni même à M. Tissot ; mais la bonté
qu'il a eue de m'envoyer ses ouvrages m'impose l'obligation de
lui faire hommage des miens. JTai même été deux fois l'été der-
nier sur le point d'employer à lui aller rendre sa visite un des
pèlerinages que mes bons intervalles m'ont permis ; mais quel-
que plaisir que ce devoir m'eût fait à remplir , je m'en suis abs-
tenu pour ne pas le compromettre , et j'ai sacrifié mon désir à
son repos.
Vous m'inspirez pour M. et madame de GoUowkin toute l'es-
time dont vous êtes pénétré pour eux; mais, flatté de l'approba-
tion qu'ils donnent à mes maximes , je ne suis pas sans crainte
que leur enfant ne soit peut-être un jour la victime de mes
erreurs. Par bonheur je dois, sur le portrait que vous m'ave»
tracé , les supposer assez éclairés pour discerner le vrai et ne
pratiquer que ce qui est bien. Cependant il me reste toujours
une frayeur fondée sur l'extrême difficulté d'une telle éducation;
c'est qu'elle n'est bonne que dans son tout , qu'autant qu'on y
persévère , et que, s'ils viennent à se relâcher ou à changer de
système, tout ce qu'ils auront fait jusqu'alors gâtera tout ce
qu'ils voudront faire à l'avenir. Si l'on ne va jusqu'au bout, c'est
un grand mal d'avoir commencé.
J'ai relu plusieurs fois votre lettre, et je ne l'ai point lue sans
émotion. Les chagrins, les maux, les ans, ont beau vieillir ma
pauvre machine, mon cœur sera jeune jusqu'à la fin, et je sens
266 CORRESPONDANCE.
que vous lui rendez sa première chaleur. Oserois-je vous deman-
der si nous ne nous» sommes jamais vus? N'est-ce point avec vous
que j*ai eu l'honneur de causer un quart d'heure, il y a huit ou
dix ans , à Passy , chez M. de la Poplinière? Je n'ai pas , comme
vous voyez, oublié cet entretien; mais j'avoue quil m'eût tsk
une autreimpression si j'avois prévu la correspondance que nous
avons maintenant , et le sujet qui l'a fait naître.
Qu'ai-je fait pour mériler les bontés de madame la princesse?
Rien n'est si commun que des barbouilleurs de papier : ce qui est
si rare , c'est une femme de son rang qui aime et remplit ses
devoirs de mère, et voilà ce qu'il faut admirer.
449. — A MADAME LA MARQUISE DE VERDELIN.
Motiers, le 28 janvier 1764.
Vos regrets sont bien légitimes , madame ; ce que vous me
marquez des derniers moments de M. de Yerdelin prouve qu'il
vous étoit sincèrement attaché. Et combien ne devoit-il pas Tétre !
Cependant, comme dans l'état où il étoit, il a plus gagné que
vous n'avez perdu , les sentiments qu'il vous laisse doivent être
plus relatifs à lui qu'à vous. D'ailleurs, moi qui sais ccHubien
vous êtes bonne mère , et qu'en le perdant vous avez pour ainsi
dire acquis vos enfants, tout ce que je piiis faire en cette circon-
stance , par respect pour votre bon cœur et pour sa mémoire ,
est de ne vous pas féliciter.
H est vrai , madame , que , m' étant trouvé plus mal cet été ,
j'ai écrit à un curé qui avoit fait la route avec mademoiselle Le
Yasseur, pour la lui recommander, sachant qu'elle ne se soucioit
pas de retourner à Paris , où elle ne manqueroit pas d'être ty-
rannisée et dévalisée de nouveau par toute son avide famille. Sur
les attentions qu'il avoit eues pour elle, sur les discours qu'il lui
avoit tenus , j'avois pris la plus grande opinion de cet honnête
homme , et je la lui recommandois , non pas pour lui être à
4*harge , comme il paroit par ma lettre même , puisqu'elle a, par
la pensiou de mon libraire , de quoi vivre en province avec éco-
ANNÉE 4764. 267
nomie; mais seulement pour diriger sa conduite et ses petites
affaires dans un pays qui lui est inconnu. Mais le bon homme est
parti de là pour supposer que j'implorois ses charités pour elle,
et pour faire courir ma lettre par tout Paris , au point de pro-
poser à un libraire de l'imprimer. jTai gagné par là d'être instruit
à temps, et de pouvoir prendre d'autres mesures. J'ai là plus
grande confiance en vous, madame, et l'intérêt que vous daignez
prendre à elle et à moi fait la consolation de ma vie. Mais con-
noissant ses façons de penser, son état, ses inclinations, ce qui
convient à son bonheur, je ne lui conseillerai jamais d'aller vivre
à Paris ni dans la maison d'autrui, bien convaincu, par ma pro-
pre expérience , qu'on n est jamais libre que chez soi. Du reste ,
je compte si parfaitement sur votre souvenir, qu'en quelque lieu
qu'elle vive , je ne doute point que vous n'ayez la bonté de la re-
commander, de la protéger, de vous intéresser à elle; et j'avois
si peu de doute là-dessus, que, sans ce que vous m'en dites dans
votre dernière lettre, je ne me serois pas même avisé de vous en
parler.
Garderez -vous Soisi, madame, ou vivrez -vous toujours à
Paris? Lesquelles de vos filles prendrez -vous auprès de vous?
Resterez-vous à l'hôtel d'Aubeterre, ou prendrez- vous une
maison à vous? Le voyage de Saintonge, que vous méditez, sera,
selon moi, bien inutile; quelque tendresse qu'ait pour vous mon-
sieur votre père , à son âge on n'aime guère à se déplacer. J'é-
prouve bien cette répugnance, moi que les infirmités ont déjà
rendu si vieux. Je suis ici l'hiver au milieu des glaces. Tété en
proie à mille importuns, très chèrement pour la vie; en toute
saison ma demeure a ses incommodités. Cependant je ne puis me
résoudre à me déplacer; le moindre embarras m'effraie, et je
crois que j'aurai moins de peine à déménager de mon corps que
de ma maison. Bonjour, madame.
268 CORRESPONDANCE.
450. — A MADEMOISELLE JULIE BONDELI.
Motien, le a8 janyier 1764*
Vous savez bien , mademoiselle , que les correspondants de
votre ordre font toujoiu*s plaisir et n incommodent jamais; mais
je ne suis pas assez injuste pour exiger de vous une exactitude
dont je ne me sens pas capable » et la mise est si peu égale entre
nous , que, quand vous répondriez à dix de mes lettres par une
des vôtres , vous seriez quitte avec moi tout au moins.
Je trouve M. Schulthess bien payé de son goût pour la vertu
par l'intérêt qu'il vous inspire ; et, si ce goût dégénère en passion
près de vous, ce pourroit bien être un peu la faute du maître.
Quoi qu'il en soit , je lui veux trop de bien pour le tirer de votre
direction en le prenant sous la mienne ; et jamais, ni pour le bon-
heur, ni pour la vertu, il n'aura regret à sa jeunesse, s'il la con-
sacre à recevoir vos instructions. Au reste, si, comme vous le
pensez, les passions sont la petite-vérole de l'ame, heureux qui,
pouvantlaprendreencore, iroits'inocaleràKœnitz ! Le mal d'une
opération si douce seroit le danger de n'en pas guérir. N'allez
pas vous fâcher de mes douceurs , je vous prie , je ne les prodi-
gue pas à toutes les femmes, et puis on peut être un peu vaine.
Je ne puis , mademoiselle , répondi'e à votre question sur les
Lettres d'un citoyen de Genèt^e ' ^ car cet ouvrage m'est par-
faitement inconnu , et je ne sais que par vous qu'il existe. Il est
vrai qu'en général je suis peu curieux de ces sortes d'écrits; et ,
quand ils seroient aussi obligeants qu'ils sont insultants pour Tor-
dinaîre, je n'irois pas plus à la chasse des éloges que des injures.
Du reste , sitôt qu'il est question de moi , tous les préjugés sont
qu'en effet l'ouvrage est une satire; mais les préjugés sont-ils
faits pour l'emporter sur vos jugements? D'ailleurs, je ne vois
pas que ce livre soit annoncé dans la Gazette de Berne ; grande
preuve qu'il ne m'est pas injurieux.
^ c'est une misérable parodie de la Nouvelle Héloise, qui parut sans nom.
d'auteur en 1 763.
ANNÉE 1754. 269
Je n'ose vous parler de mon état , il contristeroit votre bon
cœur. Je vous dirai seulement que je ne puis me procurer des
nuits supportables qu'en fendant du bois tout le jour, malgré
ma foiblesse , pour me maintenir dans une transpiration conti-
nuelle , dont la moindre suspension me fait cruellement souffrir.
Vous avez raison toutefois de prendre quelque intérêt à mon
existence : malgré tous mes maux , elle m'est chère encore par
les sentiments d'estime et d'affection qui m'attachent au vrai
mérite ; et voilà , mademoiselle , ce qui ne doit pas vous être in-
différent.
Acceptez un barbouillage qui ne vaut pas la peine d'en parler,
et dont je n'ose vous proposer la lecture que sous les auspices
de l'ami Platon.
45i . — A M. D'ESCHEÏINY.
Motiers, le a férrier 1764.
Je ne suis pas si pressé , monsieur, de juger, et surtout en
mal , des personnes que je ne connois point ; et j'aurois tort ,
plus que tout homme au monde, de donner un si grand poids
aux imputations du tiers et du quart. L'estime des gens de mé-
rite est toujours honorable; et, comme on vous a peint à moi
comme tel, je ne puis que m'applaudir de la vôtre. Au reste, si
notre goût commuu pour la retraite ne nous rapproche pas l'un
de l'autre, ayez-y peu de regret ; j'y perds plus que voifs, peut-
être : on dit votre commerce fort agréable , et moi je suis un
pauvre malade fort ennuyeux; ainsi, pour l'amour de vous,
demeurons comme nous sommes, et soyez persuadé, je vous
supplie, que je n'ai pas le moindre soupçon que vous pensiez du
mal de moi, ni par conséquent que vous en vouliez dire.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mes remercîmenls de
votre lettre obligeante, et mes salutations.
270 CORRESPONDANCE.
452. — A MADAME LATOUR.
5 février i764>
Je suis fort en peine de vous , madame. Quoique je n'aime
pas à me savoir dans votre disgrâce , j*aime encore mieux re-
garder votre silence comme une punition que vous m'imposez,
que comdie un signe que vous êtes malade. Un mot , je vous
supplie, sur la cause de ce silence , afin que , si c'est le malheur
de vous déplaire , je m'en afflige ; mais que je ne porte pas à-la-
fois deux maux pour un.
Je reçois à Tinstant votre lettre du 3o janvier; j'y vois que
mes pressentiments n'étoient que trop justes. Tespère que vous
êtes bien rétablie; toutefois votre lettre ne me rassure pas assez.
Un mot sur votre état présent , je vous supplie. Je n'en puis dire
aujourd'hui davantage; le paquet de France ne m* arrive qu'au
moment où je dois fermer le mien.
455. — A M. PANCKOUCKE.
Motiers, le la février 1764.
Je vois avec plaisir, monsieur, par votre lettre du !25 jan-
vier , que vous ne m'avez point oubUé , et je vous prie de croire
que, quant à moi , je me souviendrai de vous toute ma vie avec
amitié. '
Je regarde votre établissement à Paris comme un moyen pres-
que assuré de parvenir promptement à votre bien-être du côté
de la fortune , vu le goût effréné de la littérature qui règne en
cette grande ville , et qu'étant vous-même homme de lettres,
vous saurez bien choisir vos entreprises.
Je ne refuse point , monsieur , le cadeau que vous voulez me
faire de ce que vous avez imprimé ; il me sera précieux comme
un témoignage de votre amitié : mais si vous exigez de moi de
tout lire , ne m'envoyez rien ; car, dans Tétat où je suis, je ne
puis plus supporter aucune lecture sérieuse , et tout ouvrage de
ANNÉE <764. 274
raisonnement m'ennuie à la mort. Des romans et desyoyageis,
voilà désormais tout ce que je puis souffrir, et je mMmag^ine
qu'un homme grave comme vous n'imprime rien de tout cela.
464. — A M. PICTET.
Motiers, le i^r mars 1764.
Je suis flatté , monsieur , que , sans un fréquent commerce de
lettres, vous rendiez justice à mes sentiments pour vous : ils se-
ront aussi durables que Testime sur laquelle ils sont fondés; et
j'espère que le retour dont vous m'honorez ne sera pas moins à
répreuve du temps et du silence. La seule chose changée entre
nous est l'espoir d'une connoissance personnelle. Cette attente ,
monsieur , m'étoit douce; mais il y faut renoncer , si je ne puis
la rempfa'r que sur les terres de Genève ou dans les environs. Là-
dessus mon parti est pris pour la vie ; et je puis vous assurer que
vous êtes entré pour beaucoup dans ce qu'il m'en a coûté de le
prendre. Du reste je sens avec surprise qu'il m'en coûtera moins
de le tenir que je ne m'étois figuré. Je ne pense plus à mon an-
cienne patrie qu'avec indifférence ; c'est même un aveu que je
vous fais sans honte , sachant bien que nos sentiments ne dépen-
dent pas de nous ; et cette indifférence étoit peut-être le seul qui
pouvoit rester pour elle dans un cœur qui ne sut jamais haïr. Ce
n'est pas que je me croie quitte envers elle; on nel'e^t jamais
qu'à la mort. J'ai le zèle du devoir encore , mais j'ai perdu celui
de l'attachement.
Mais où est-elle, cette patrie? Existe*-t-elle encore? Votre
lettre décide cette question. Ce ne sont ni les murs ni les hom-
mes qui font la patrie ; ce sont les lois , les mœurs, les coutu-
mes, le gouvernement , la constitution ^ la manière d'être qui ré-
sulte de tout cela. La patrie est dans les relations de l'état à ses
membres : quand ces relations changent ou s'anéantissent, la
patrie s'évanouit. Ainsi, monsieur , pleurons la nôtre ; elle a péri,
et son simulacre qui reste encore ne sert plus qu'à la déshonorer.
Je me mets, monsieur, à votre place^ et je comprends com-
272 CORRESPONDANCE.
bien le spectacle que vous avez sous les yeux doit vons déchirer
le cœur. Sans contredit on souffre moins loin de son pays que
de le voir dans un état si déplorable ; mais les affections , quand
la patrie n'est plus , se resserrent autour de la famille , et un
bon père se console avec ses enfants de ne plus vivre avec ses
frères. Cela méfait comprendre que des intérêts si cbers, mal-
gré les objets qui nous affligent , ne vous permettront pas de
vous dépayser. Cependant» s'il arrivoit que par voyage ou par
déplacement vous vous éloignassiez de Genève, il me seroit très
doux de vous embrasser ; car, bien que nous n'ayons plus de
commune patrie , j'augure des sentiments qui nous animent que
nous ne cesserons point d'être concitoyens; et les liens de l'es-
time et de l'amitié demeurent toujours quand même on a rompu
tous les autres. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
455. — A M. L'ABBÉ DE
***
Motiers, le 4 mars 1764..
J'ai parcouru, monsieur, la longue lettre où- vous m'exposez
vos sentiments sur la nature del'ame et sur l'existence de Dieu.
Quoique j'eusse résolu de ne plus rien lire sur ces matières, j'ai
cru vous devoir une exception pour la peine que vous avez prise,
et dont il ne m'est pas aisé de démêler le but. Si c'est d'établir
entre nous un commerce de dispute , je ne saurois en cela vous
complaire; car je ne dispute jamais, persuadé que cliaque homme
a sa manière de raisonner qui lui est propre en quelque chose ,
et qui n'est bonne en tout à nul autre que lui. Si c'est de me gué-
rir des erreurs où vous me jugez être, je vous remercie de vos
bonnes intentions; mais je n'en puis faire aucun usage, ayant pris
depuis longtemps mon parti sur ces choses-là. Ainsi, monsieur,
votre zèle philosophique est apure perte avec moi , et je ne se-
rai pas plus votre prosélyte que votre missionnaire. Je ne con-
damne point vos façons de penser ; mais daignez me laisser les
miennes , car je vous déclare que je n'en veux pas changer.
Je vous dois encore des remercîmenls du soin que vous pre-
ANNÉE 1764. 273
nez dans là même lettre de m*ôter de Tinquiétude que m'avoient
donnée les premières sur les principes de la haute vertu dont
vous faites profession. Sitôt que ces principes vous paroissent
solides , le devoir qui en dérive doit avoir pour vous la même
force que s ils Tétoient en effet : ainsi mes doutes sur leur soli-
dité n'ont rien d'offensant pour vous; mais je vous avoue que,
quant à moi , de tels principes me paroîtroient frivoles ; et sitôt
que je n*en admettrois pas d'autres, je sens que dans le secret
de mon cœur ceux-là me mettroient fort à Taise sur les vertus
pénibles qu'ils paroîtroient m'imposer : tant il est vrai que les
mêmes raisons ont rarement la même prise en diverses têtes ,
et qu'il ne faut jamais disputer de rien !
D'abord Tamour de Tordre , en tant que cet ordre est étran-
ger à moi , n*est point un sentiment qui puisse balancer en moi
celui de mon intérêt propre; une vue purement spéculative ne
sauroit dans le cœur humain Temporter sur les passions ; ce se-
roit à ce qui est moi préférer ce qui m'est étranger : ce senti-
ment n'est pas dans la nature. Quant à Tamour de Tordre dont
je fais partie , il ordonne tout par rapport à moi , et comme
alors je suis seul le centre de cet ordre, il seroit absurde et con-
tradictoire qu'il ne me fit pas rapporter toutes choses à mon
bien particulier. Or la vertu suppose un combat contre nous-
mêmes , et c'est la difficulté de la victoire qui en fait le mérite ;
mais , dans la supposition , pourquoi ce combat? Toute raison ,
tout motif y manque. Ainsi point de vertu possible par le seul
amour de Tordre . #
Le sentiment intérieur est un motif très puissant sans doute ;
mais les passions et Torgueil Taltèrent et Tétouffent de bonne
heure dans presque tous les cœurs. De tous les sentiments que
nous donne une conscience droite, les deux plus forts et les seuls
fondements de tous les autres sont celui de (a dispensation d'une
providence et celui de l'immortalité de Tame : quand ces deux-
là sont détruites , je ne vois plus ce qui peut rester. Tant que le
sentiment intérieur me diroit quelque chose , il me déf endroit ,
CORRESPONDANCE. T. Il, 18
2l4 CORRESPONDANCE.
si j*avois le malheur d'être sceptique , d*alariner ma propre mère
des doutes que je pourrois avoir.
L'amour de soi-même est le plus puissant , et , selon moi , le
seul motif qui fait agir les hommes. Mais comment la vertu » prise
absolument et comme un être métaphysique, se fonde-t-elle sur
cet amour-là? c'est ce qui me passe. Le crime, dites- vous , est
contraire à celui qui le commet ; cela est toujours vrai dans mes
principes, et souvent très faux dans les vôtres. Il faut distinguer
alors les tentations, les positions, l'espérance plus ou moins
grande qu'on a qu'il reste inconnu ou impuni. Communément le
crime a pour motif d'éviter un grand mal ou d'acquérir un grand
bien; souvent il parvient à son but. Si ce sentiment n'est pas na-
turel, quel sentiment pourra l'être? Le crime adroit jouit dans
cette vie de tous les avantages de la fortune et même de la gloire.
La justice et les scrupules ne font ici-bas que des dupes. Otez
la justice éternelle et la prolongation de mon être après cette vie,
je ne vois plus daus la vertu qu'une folie à qui Ton donne un
beau nom. Pour un matérialiste l'amour de soi-même n*est que
l'amour de son corps. Or quand Régulus alloit, pour tenir sa
foi , mourir dans les tourments à Carlhage , je ne vois point
ce que l'amour de son corps faisoit à cela.
Une considération plus forte encore confirme les précédentes;
c'est que, dans votre système , le mot même de vertu ne peut
avoir aucun sens; c'est un son qui bat Toreille, et rien déplus.
Car enfin , selon vous , tout est nécessaire : où tout est néces-
saire il n'y a point^ liberté ; sans liberté, point de moralité
dans les actions : sans la moralité des actions , où est la vertu ?
Pour moi, je ne le vois pas. En parlant du sentiment intérieur
je devois mettre au premier rang celui du libre arbitre ; mais il
suffit de l'y renvoyer d'ici.
Ces raisons vous paroîtront très foibles , je n'en doute pas ;
mais elles me paroissent fortes à moi ; et cela suffit pour vous
prouver que , si par hazard je devenois votre disciple, vos leçons
n'auroient fait de moi qu'un fripon. Or un homme vertueux
comme vous ne voudrott pas consacrer ses peines à mettre un
ANNÉE 1764. 275
fripon de plus dans le monde , car je crois qu'il y a bien autant
de ces gens-là que d'hypocrites, et qu'il n'est pas phis à propos
de les y multiplier.
Au reste je dois avouer que ma morale est bien moins sublime
que la vôtre , et je sens que ce sera beaucoup même si elle me
sauve de votre mépris. Je ne puis disconvenir que vos imputa-
tions d'hypocrisie ne portent un peusurmoi.il est très vrai que
sans être en tout du sentiment de mes frères, et sans déguiser
le mien dans l'occasion, je m'accommode très bien du leur : d'ac-
cord aveceux sur les principes de nos devoirs, je ne dispute point
sur le reste , qui me paroît peu important. En attendant que
nous sachions certainement qui de nous a raison , tant qu'ils me
souffriront dans leur communion je continuerai d'y vivre avec un
véritable attachement. La vérité pour nous est couverte d'un
voile , mais la paix et l'union sont des biens certains.
Il résulte de toutes ces réflexions que nos façons de penser
sont trop différentes pour que nous puissions nous entendre, et
que par conséquent un plus long commerce entre nous ne peut
qu'être sans fruit. Le temps est si court, et nous en avons besoin
pour tant de choses, qu'il ne faut pas l'employer inutilement.
Je vous souhaite, monsieur, un bonheur solide, la paix de l'ame,
qu'il me semble que vous n'avez pas , et je vous salue de tout
mon cœur.
456. — A MADAME LATOUR.
A Motiers, le xo mars 1764.
Quelque mécontente que vous soyez de moi , chère Marianne,
vous ne sauriez l'être plus que je le suis moi-même. Mais des
regrets stériles ne me rendront pas meilleur ; mes plis sont pris,
et je sens avec douleur qu'à mon âge et dans mon état on ne se
corrige plus de rien. J'aurois désiré , tel que je suis , que vous
ne m'eussiez pas tout-à-fait abandonné. Cependant, si vous ne
me jugez plus di^ie de vos lettres ni de votre souvenir , j'en au-
rai de la douleur, mais je n'en murmurerai pas. Quant à moi,
276 CORRESPONDANCE.
je ne vous oublierai de ma vie ; et , dussiez-vous ne plus me ré-
pondre , je vous écrirai toujours quelquefois , mais sans gène et
sans règle, car je n'en puis mettre à rien.
457. — A M. LE PlUSCE L. E. DE WIRTEMBERG.
IX mars 1764.
Qui , moi , des contes? à mon âge et dans mon état? Non,
prince , je ne suis plus dans Tenfance , ou plutôt je n*y suis pas
encore , et malheureusement je ne suis pas si gai dans mes maux
que Scarron Tétoit dans les siens. Je dépéris tous les jours ; j'ai
des comptes à rendre , et point de contes à faire. Ceci m'a bien
Tair d'un bruit préliminaire répandu par quelqu'un qui veut
m'honorer d'une gentillesse de sa façon . Divers auteurs , non con-
tents d'attaquer mes sottises, se sont mis à m'imputerles leurs.
Paris est inondé d'ouvrages qui portent mon nom, et dont on a
soin de faire ^leschefis-d'œuvre de bêtise, sans doute afin de
mieux tromper les lecteurs. Vous n'imagineriez jamais quels
coups détournés on porte à ma réputation , à mes mœurs , à
mes principes. En voici un qui vous fera juger des autres.
Tous les amis de M. de Voltaire répandent à Paris qu'ils s'in-
téresse tendrement à mon sort (et il est vrai qu'il s'y intéresse).
Ils font entendre qu'il est avec moi dans la plus intime liaison.
Sur ce bruit, une femme qui ne me connoît point me demande
par écrit quelques éclaircissements sur la religion , et envoie sa
lettre à M. de Voltaire, le priant de me la faire passer. M. de
Voltaire garde la lettre qui m'est adressée , et renvoie à cette
dame , comme en réponse , le Sermon des cinquante. Surprise
d'un pareil envoi de ma part, cette femme m'écrit par une au-
tre voie ; et voilà comment j'apprends ce qui s'est passé' .
Vous êtes surpris que ma Lettre sur la Providence n'ait pas
empêché Candide de naître? c'est elle, au con,traire , qui lui a
donné naissance; Candide en est la réponse^ L'auteur m'en fit
une de deux pages dans laquelle il battoit la cafnpagne , et Can-
' Voyez ci-dev-anl la lettre 438 à madame deB***, décembre 1703.
ANNÉE ^764.. 277
dide parut dix mois après. Je voulois philosopher avec lui; en ré-
ponse il m'a persiflé. Je lui ai écrit une fois que je le haïssois ,
et je lui en ai dit les raisons. Il ne nf a pas écrit la même chose ,
mais il me l'a vivement fait sentir. Je me venge en profitant des
excellentes leçons qui sont dans ses ouvrages, et je le force
à continuer de me faire du bien malgré lui.
Pardon , prince : voilà trop de jérémiades , mais c'est un peu
votre faute si je prends tant de plaisir à m'épancher avec vous.
Que fait madame la princesse ? Daignez me parler quelquefois
de son état. Quand aurons-nous ce précieux enfant de l'amour
qui sera l'élève de la vertu? Que ne deviendra-t-il point sous de
tels auspices ! de quelles fleurs charmantes , de quels fruits déli-
cieux ne couronnera-t-il point les liens de ses dignes parents !
Mais cependant quels nouveaux soins vous sont imposés ! Vos
travaux vont redoubler; y pourrez-vous suffire? aurez-vous la
force de persévérer jusqu'à la fin? pardon, monsieur le duc;
vos sentiments connus me sont garants de vos succès. Aussi mon
inquiétude ne vient-elle pas de défiance , mais du vif intérêt que
j'y prends.
458. — A MADAME DE LUZE.
Motiers, le 17 mai's 1764.
Il est dit, madame, que j'aurai toujours besoin de votre in-
dulgence , moi qui voudrois mériter toutes vos bontés. Si je
pouvois changer une réponse en visite , vous n'auriez pas à vous
plaindre de mon inexactitude, et vous me trouveriez peut-être
aussi importun qu'à présent vous me trouvez négligent. Quand
viendra ce temps précieux où je pourrai aller au Biez réparer
mes fautes , ou du moins en implorer le pardon ? Ce ne sera
point, madame, pour voir ma mince figure que je ferai ce
voyage; j'aurai un motif d'empressement plus satisfaisant et
plus raisonnable. Mais permettez-moi de me plaindre de ce
qu'ayant bien voulu loger ma ressemblance, vous n'avez pas
voulu me faire la faveur tout entière en permettant qu'elle vous
278 CORRESPONDANCE.
Tint de moi. Vous saves que c est une vanité qui n'est pas pei^
mÎBe d'oser offrir son portrait ; mais vous avez craint peut-être
que ce ne fût une trop grande faveur de le demander ; votre but
étoit d'avoir une image r et non d'enorgueillir l'original. Aussi
pour me croire diez vous il fout que j'y sois en personne, et il
faut tout l'accueil obligeant que vous daignez m*y faire pour ne
pas me rendre jaloux de moi.
Permettez » madame , que je remercie icimadame de Faugnes
de l'honneur de son souvenir, et que je Tassure de mon respect.
Daignez agréer pour vous la même assurance^ et présenter mes
salutations à M. de Luze.
459, — A MiLORD MARÉCHAL.
aS mars 1764.
Enfin, milord, j'ai reçu dans son t^oops, par M. Rongemont,
votre lettre du a février, et c'est de toutes les réponses dont
vous me parlez la seule qui me soit parvenue. J'y vois par votre
dégoût de l'Ecosse, par l'incertitude du choix de voire demeure,
qu une partie de nos châteaux en Espagne est déjà détruite , et
je crains bien que le progrès de mon dépérissement, qui rend
chaque jour mon déplacement plus difficile , n'achève de renver-
ser l'autre. Que le cœur de l'homme est inquiet ! Quand j'étois
près de vous, je soupirois, pour y être plus à mon aise, après
le séjour de TÊcosse : et maintenant je donnerois tout au monde
pour vous voir encore ici gouverneur de Neuchâtel. Mes voeux
sont divei*s, mais leur objet est toujours le même. Revenez à
Colombier , milord , cultiver voire jardin , et faire du bien à des
ingrats , même malgré eux; peut-(Hi terminer plus dignement sa
carrière? Cette exhortation de ma part est intéressée, j'en con-
viens; mais si elle offensoit votre gloire, le cœur de votre enfant
ne se la permettroit jamais.
J'ai beau vouloir me flatter , je vois , milord , qu'il faut renon-
cer à vivre auprès de vous ; et malheureusement je n'en perdrai
pas si facilement le besoin que l'espoir. La circonstance où vous
ANNÉE il64, 279
m*avez accueilli m'a fait une impression que les jours passés avec
vous ont rendue ineffaçable : il me semble que je ne puis plus
être libre que sous vos yeux , ni valoir mon prix que dans votre
estime. L'imagination du moins me rapprocheroit , si je pouvois
vous donner les bons moments qui me restent : mais vous m'avez
refusé des mémoires sur votre illustre frère. Vous avez eu peur
que je ne fisse le bel esprit , et que je ne gâtasse la sublime sim-
plicité du probus vixit,fortis obiit. Ah ! milord, fiez-vous à
mon cœur ; il saura trouver un ton qui doit plaire au vôtre pour
parler de ce qui vous appartient. Oui, je donnerois tout ^
monde pour que ^ous voulussiez me fournir des matériaux pour
m'occuper de vous , de votre famille , pour pouvoir transmettre
à la postérité quelque témoignage de mon attachement pour vous
et de vos bontés pour moi. Si vous avez la complaisance de m'en-
voyer quelques mémoires, soyez persuadé que votre confiance
ne sera point trompée : d'ailleurs vous serez le juge de mon tra-
vail : et comme je n'ai d'autre objet que de satisfaire un besoin
qui me tourmente , si j'y parviens , j'aurai fait ce que j'ai voulu.
Vous déciderez du reste, et rien ne sera publié que de votre
aveu. Pensez à cela, milord, je vous conjui?e, et croyez que vous
n'aurez pas peu fait pour le bonheur de ma vie^ si vous me met-
tez à portée d'en consacrer le reste à m'occuper de vous.
Je suis touché de ce que vous ave? écrit à M. le conseiller
Rougemont au sujet de mon testament. Je compte , si je me re-
mets un peu, l'aller voir cet été à Saint«-Aubin pour en conférer
avec lui. Je me détournerai pour passer à Colombier : j'y rever-
rai du moins ce jardin , ces allées , ces bords du lac où se sont
faites de si douces promenades et où vous devriez venir les re-
commencer, pour réparer du naoins, dans un climat qui vous
étoit salutaire , l'altération que celui d'Edimbourg a faite à votre
santé.
Vous me promettez , milord , de me donner de vos nouvelles
et de m'instruire de vos directions itinéraires : ne l'oubliez pas,
je vous en supplie. J'ai été cruellement tourmenté de ce long
silence. Je ne craignois pas que vous m'eussiez oublié, mais je
2S0 CORRESPONDANCE.
craignois pour vous la rigueur de l'hiver. L'été je craindrai la
mer, les fatigues, les déplacements, et de ne savoir plus où vous
écrire.
460. — A MADAME ROGUIN, NÉE BOUQUET.
A Motiers, le 3i mars 1764*
Assurément , madame, vous serez une bonne mère , et avec
le zèle que vous me marquez pour les devoirs attachés à ce lien,
c'eût été grand dommage que M. Roguin ne vous eût pas mise
dans l'état de les remplir. Vous vous inquiétez déjà de votre en-
fant, du temps où vous pourrez commencer à le baigner dans
l'eau froide , de la manière de parvenir graduellement à loi cou-
vrir la tête, et il n'est pas encore né. C'est là, madame, une sol-
licitude^ maternelle très bien placée à certains égards ; à d'au-
tres, un peu précoce; mais très louable en tous sens et qui
mérite que j'y réponde de mon mieux.
En premier lieu , il importe fort peu que l'enfant soit dans
un panier d'osier ou dans autre chose. Qu'il soit couché un peu
mollement, un peu de biais, et souvent au grand air. S'il est en
liberté, il né tardera pas d'acquérir la force nécessaire pour se
donner l'attitude qui lui convient. Et d'ailleurs il ne sera pas tou-
jours couché, puisqu'une aussi bonne nourrice que vous voulez
l'être daignera bien le tenir quelquefois sur ses bras.
Vous desirez le baigner de très bonne heure dans l'eau
froide. C'est très bien fait, madame. Mon avis est que, pour
ne rien risquer, on commence dès le jour de sa naissance. Le
quart du monde chrétien , c'est-à-dire tous les Russes e^ la plu-
part des Grecs, baptisent les enfouts nouveaux-nés en les plon-
geant trois fois de suite dans l'eau toute froide et même glacée.
Faites la même chose , madame , baptisez votre enfant par im-
mersion deux fois le jour , et n'ayez pas peur des rhumes.
Vous songez de trop loin au temps de lui couvrir la tête ;
mais je n'en vois pas bien la nécessité. Cette nécessité ne viendra
sûrement jamais, si c'est un garçon. Si c'est une fille, vous pour-
ANNÉE 4764. 281
rez y songer lors de sa première communion, et cela moins pour
obéir à la raison qu'à saint Paul qui veut que les femmes aient
la tête couverte dans TEglise. A la bonne heure donc, puisque
saint Paul le veut comme cela. Mais le reste du temps, qu'elle
soit toujours coiffée en cheveux jusqu'à l'âge de trente ans,
qu'une pareille coiffure devient indécente et ridicule dans une
femme. Comme un exemple dit plus sur tout ceci que cent pages
d'explication , je joins ici , madame » l'extrait d'un mémoire où
vous pourrez voir en faits les solutions de vos difficultés. Quoi-
que les Sophies et les Èmiles soient rares, comme vous dites
fort bien , il s'en élève pourtant quelques-uns en Europe , même
en Suisse , et même à votre voisinage ; et le succès promet déjà
à leurs dignes pères et mères le prix de la tendresse qui leur fait
supporter les soins d'une éducation si pénible et du courage qui
leur fait braver les clabauderies des sots , des gens d'églises , et
les ricaneries encore plus sottes des beaux esprits.
Si vous voulez, madame, faire par vous-même les observa-
tions nécessaires , prenez la peine d'aller près de Lausanne voir
M. le prince de Wirtemberg. C'est sa fille unique qu'il élève de
la manière marquée dans le mémoire; et s'il vous faut là-dessus
des explications plus détaillées , vous pourrez consulter l'illustre
M. Tissot. Prenez ses avis, madame : c'est le meilleur que je
puisse vous donner. Agréez, je vous supplie, mes salutations et
mon respect.
461 . —A MILORD MARÉCHAL.
3i mars 1764'
ScfR l'acquisition , milord , que vous avez faite , et sur l'avis
que vous m'en avez donné , la meilleure réponse que j'aie à vous
faire est de vous transcrire ici ce que j'écris sur ce sujet à la per-
sonne que je prie de donner cours à cette lettre , en lui parlant
des acclamations de vos bons compatriotes.
t Tous les plaisirs ont beau être pour les méchants , en voilà
t pourtant un que je l^r défie de goûter. Il n'a rien eu de plus
282 CORRESPONDANCE.
c pressé que de me donner avis du changement de sa fortune :
c vous devinez aisément pourquoi. Félicitez-moi de tous mes
c malheurs , madame ; ils m'ont donné pour ami milord Maré-
c dial. i
Sur vos offres^ qui regardent mademoiselle Le Yasseur et
moi y je commencerai , milord » par vous dire que , loin de mettre
àd Tamour-propre à me refusa à vos dons » j'en mettrois un très
noble à les recevoir. Ainsi là-dessus point de dispute; les preuves
que vous vous intéressez à moi , de quelque genre qu'dles puis-
sent être > sont plus propres à m'enorgueilUr qu'à m'humiGer ,
et je ne m'y refuserai jamais ; soit dit une fois pour tout^.
Mais j'ai du pain quant à présent ; et , au moyen des arrange-
ments que je médite » j'en aurai pour le reste de mes jours. Que
me serviroit le surplus? Rien ne me manque de ce que je désire
et qu'on peut avoir avec de l'argent. Milord , il faut préférer ceux
qui ont besoin à ceux qui n'ont pas besoin , et je suis dans oe
dernier cas. D'ailleurs je n'aime point qu'on me parle de testa-
ments. Je ne voudrois pas être , moi le sadhiant , dans celui d'un
indifférent : jugez si je voudrois me savoir dans le vôtre.
Vous savez, milord, que mademoiselle Le Vasseur a une pe-
tite pension de mon libraire avec laquelle elle peut vivre quand
elle ne m'aura plus. Cependant j'avoue que le bien que vous
voulez lui faire m'est plus précieux que s'il me regardoit directe-
ment , et je suis extrêmement touché de ce moyen trouvé par
votre cœur de contenter la bienveillance dont vous m'honorez.
Mais s'il se pouvoit que vous lui assignassiez plutôt la rente de la
somme que la somme même , cela m'éviteroit l'embarras de cher-
cher à la placer , sorte d'affaire où je n'entends rien.
J'espère, milord, que vous aurez reçu ma précédente lettre.
M'accorderez-vous des mémoires? Pourrai-je écrire l'histoire de
votre maison ? Pourrai-je donner quelques éloges à ces bons Êcos-
sois à qui vous êtes si cher , et qui par là me sont chers aussi ?
ANNÉE 1764, 283
462. — AU MÊME.
ÀYiil 1764.
J'ai répondu très exactemeot , milord , à chacune de vos deux,
lettres du 2 février et du 6 mars , et j'espère que vous serez con-
tent de ma façon de penser sur les bontés dont vous m'honorez
dans la dernière. Je reçois à l'instant celle du 26 mars , et j'y
vois que vous prenez le parti que j'ai toujours prévu que vous
prendriez à la fin. En vous menaçant d'une descente , le roi l'a
effectuée ; et , quelque redoutable qu'il soit , il vous a encore plus
sûrement conquis par sa lettre' qu'il n'auroit fait par ses armes.
L'asile qu'il vous presse d'accepter est le seul digne de vous.
Allez , milord , à votre destination ; il vous convient de vivre au-
près de Frédéric comme il m'eût convenu de vivre auprès de
George Keith. Il n'est ni dans l'ordre de la justice ni dans celui
de la fortune que mon bonheur soit préféré au vôtre. D'ailleurs
mes maux empirent et deviennent presque insupportables : il ne
me reste qu'à souffrir et mourir sur la terre ; et en vérité c'eût
été dommage de n'aller vous joindre que pour cela.
Voilà donc ma dernière espérance évanouie Milord,
puisque vous voilà devenu si riche et si ardent à verser sur moi
vos dons , il en est un que j'ai souvent désiré , et qui malheureu-
sement me devient plus désirable encore lorsque je perds l'espoir
de vous revoir. Je vous laisse expliquer cette énigme; le cœur
d'un père est fait pour la devenir.
' Voici cette lettre, d'après la version qu^en a publiée d'Alembeit, dans son
éloge de milord Maréchal.
« Je dispulerois bien avec les habitants d'Edimbourg l'avantage de vous pos-
« séder : si j'avois des vaisseaux , je méditerois une descente en Ecosse pour enle-
« ver mon cher milord, et pour l'emmener ici; mais nos barques de l'Elbe sont
« peu propres à une pareille expédition, fl n'y a que vous sur qui je puisse comp-
«« 1er. J'étois ami de votre frère, je lui avois des obligations : je suis le vôtre de
« cœur et d'ame : voilà mes titres ; voilà les droits que j'ai sur vous. Vous vivrez
« ici dans le sein de l'amitié, de la liberté et de la philosophie : il n'y a que cela
» dans le monde, mou cher milord; quand on a passé par toutes les mélamocr^
« phoses des états, quand on a goûté de tout, ou en revient là. »
284 CORRESPONDANCE.
n est vrai qae le trajet que tous préférez vous épargneni de
h fatigue ; mais si vous n'étiez pas bien fait à la mer elle pour-
roit vous éprouver beaucoup à votre âge , surtout s'il survenoit
du gros temps. En ce cas le plus long trajet par terre me paro!-
troit préférable , même au risque d'un peu de fatigue de plus.
Comme j'espère aussi que vous attendrez pour vous embarquer
que la saison soit moins rude y vous voulez bien , milord , que je
compte encore sur une de vos lettres avant votre départ.
463. — A M. A.
Motiers-Travers, le 7 avril 1764.
L'ÉTAT OÙ j'étois , monsieur , au moment où votre lettre me
parvint , m'a empêché de vous en accuser plus tôt la réception ,
et de vous remercier comme je fais aujourd'hui du plaiar que
m'a fait ce témoignage de votre souvenir. J'en suis pHJs touché
que surpris ; et j'ai toujours bien cru que l'amitié dont vous
m'honoriez dans mes jours prospères ne se refroidiroit ni par
mes disgrâces ni par mon exil. De mon côté, sans avoir avec
vous des relations suivies , je n'ai point cessé , monsieur, de pren-
dre intérêt aux changements agréables que vous avez éprouvés
depuis nos anciennes liaisons. Je ne doute point que vous ne soyez
aussi bon mari et aussi digne père de famille que vous étiez
homme aimable étant garçon , que vous ne vous appliquiez à dou-
ner à vos enfants une éducation raisonnable et vertueuse , et que
vous ne fassiez le bonheur d'une femme de mérite qui doit faire
le vôtre. Toutes ces idées , fruits de l'estime qui vous est due ,
me rendent la vôtre plus précieuse.
Je voudrois vous rendre compte de moi pour répondre à
l'intérêt que vous daignez y prendre : mais que vous dirois-je?
Je ne fus jamais bien grand'chose : maintenant je ne suis plus
rien ; je me regarde comme ne vivant déjà plus. Ma pauvre ma-
chine délabrée me laissera jusqu'au bout, j'espère, une ame
saine quant aux sentiments et à la volonté; mais , du côté de
l'entendement et des idées , je suis aussi malade de l'esprit que
ANNÉE 1764, 285
du corps. Peut-être est-ce un avantage pour ma situation. Mes
maux me rendent mes malheurs peu sensibles. Le cœur se tour-
mente moins quand le corps souffre, et la nature me donne tant
d'affaires que Finjustice des hommes ne me touche plus. Le re-
mède est crud, je l'avoue ; mais enfin c'en est un pour moi : car
les plus vives douleurs me laissent toujours quelque relâche , au
lieu que les grandes afflictions ne m'en laissent point. Il est donc
bon que je souffre et que je périsse pour être moins attristé; et
j'aimerois mieux être Scarron malade que Timon en santé. Mais
si je suis désormais peu sensible aux peines , je le suis encore
aux consolations; et c'en sera toujours une pour moi d'appren-
dre que vous vou§ portez bien , que vous êtes heureux , et que
vous continuez de m'aimer. Je vous salue, monsieur, et vous
embrasse de tout mon cœur.
464. ^A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiersy le i5 avril 1764.
Ne vous plaignez pas de vos disgrâces, prince. Comme elles
sont l'ouvrage de votre courage et de vos vertus , elles sont aussi
Finstrument de votre gloire et de votre bonheur. Vaincre Fré-
déric eût été beaucoup, sans doute; mais vaincre dans son
propre cœur les préjugés et les passions qui subjuguent les con-
quérants comme les autres hommes est plus encore. Et, dites la
vérité , combien de batailles gagnées vous eussent donné dans
l'opinion des hommes ce que vous donne au fond de votre cœur
une heure de jouissance des plaisirs de l'amour conjugal et pa-
ternel? Quand vos succès eussent fait aux hommes quelque vrai
bien , ce qui me paroît fort douteux; car qu'importe au peuple
qui perde ou qui gagne? vous auriez méconnu les vrais biens
pour vous-même; et, séduit par les acclamations publiques,
vous n'eussiez plus mis votre bonheur que dans les jugements
d'aulrui. Vousavez appris aie trouver en vous, à eu être maître,
et à en jouir malgré la reine et malgré les jaloux. Vous l'avez
conquis, pour ainsi dire; c'étoit la meilleure conquête à faire.
=^^"^^"^"— • ' "Il
286 CORRESPONDANCE.
La fumée de la gloire est enivrante dans mon métier comme
dans lé vôtre. J'ignore si cette fumée m'a porté à la tête , mais
elle m'a souvent fait mal au cœur; et il est bien difficile qu'au
milieu des triomphes un guerrier ne sente pas quelquefois la
même atteinte; car si les lauriers des héros sont plus brillants;
la culture en est aussi plus pénible , plus dépendante , et sou-
Tcnt on la leur fait payer bien cher.
La manière de vivre isolé et sans prétention que j'ai choisie,
et qui me rend à-peu-près nul sur la terre , m'a mis à portée
d* observer et comparer toutes les conditions depuis les paysans
jusqu'aux grands. J'ai pu facilement écarter l'apparence; car
j'ai été partout admis dans le commerce et même dans la fami-
liarité. Je me suis, pour ainsi dire, incorporé dans tous les
états pour les bien étudier. J'ai vu leurs sentiments , leurs plai-
sirs , leurs désirs, leur manière interne d'être : j'ai touours vu
que ceux qui savoient rendre leur situation non la plus<^piitaQte,
mais la plus indépendante , étoient les plus près de toute la fêD-
cité permise à l'homme ; que les sentiments libres qu'ils culti-
voient, tels que l'amour, l'amitié, étoient tout autrement déli-
cieux que ceux qui naissent des relations forcées que donnent
l'état et le rang; que les affections enfin qui tenoîent awx per-
sonnes et qui étoient du choix du cœur étoient infiniment plus
xioucesque celles qui tenoîent aux choses et que déternnînoit h
fortune.
Sur ce principe il m'a semblé , dès les premières lettres dont
vous m'avez honoré , et toutes les suivantes confirment ce
jugement , que vous a\niez fait le plus grand pas pour arriver
^u bonheur ; que de prince et de général se faire père , mari ,
véritable homme , n'étoit point aller aux privations , mais aux
jouissances; que vos présentes occupations marquoient l'état de
votre ame de la façon la moins équivoque ; que votre respect
pour le sublime Klyiogg' montroient combien vous en méritez
vous-même : qu'enfin vous pouviez avoir des chagrins , parce-
que tout homme en a ; mais que , si quelqu'un dans le monde
' Voyez ci-après la letlre à M. Hirzel, du 4 * novembre 1 764.
ANNÉE \16'\. 287
approchoit par sa situation et par ses sentiments du vrai bon-
heur, ce devoit être vous ; et que, sur la disgrâce qui vous avoît
conduit à cet état simple et désirable, vous pouviez dire , comme
Thémistocle : Nous périssions si nous n'eussions péri. Voilà ,
prince, ma façon de penser sur votre situation présente et
passée. Si je me trompe , ne me détrompez pas.
Une femme du pays de Vaud , qui se prétend grosse , m'a
écrit pour me demander des conseils sur l'éducation de son en-
fant. Sa lettre me paroît un persiflage perpétuel sur mes chimé-
riques idées. J*aî pris la liberté de lui citer pour réponse votre
petite Sophie et la manière dont vous avez le courage de l'élever.
J'espère n'avoir point commis en cela d'indiscrétion ; si je l'avois
fait , je vous prierois de me le dire afin que je fusse plus retenu
une autre fois.
Si vous approuviez que nos lettres finissent désormais sans
formul^B^ans signature, il me semble que cela seroit plus
commooeT Quand les sentiments sont connus, quand l'écriture
est connue , il ne reste à prendre sur cet article que des soins
qui me semblent superflus : en attendant que votre exemple
m'autorise avec vous à cet usage , agréez , monsieur le duc ,
je vous supplie, les assurances de mon profond respect.
465. — A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers, le ai avril 1764-
Je suis alarmé, monsieur le maréchal, d'apprendre à l'instant
que vous n'êtes pas allé ce printemps à Montmorency. Je crains
que la suite d'une indisposition qu'on m'avoit décrite comme lé-
gère, et dont je vous croyois rétabli, n'ait mis obstacle à ce
voyage. Permettez que je vous supplie de me faire écrire un
mot sur votre état présent. Je sais qu'il faudroit toujours savoir
se retirer avant que d'être importun, et qu'on y est obligé, du
moins quand on sent qu'on l'est devenu. Mais, monsieur le ma-
réchal, comme les sentiments que vous daignâtes cultiver ne
peuvent sortir de mon cœur, je ne puis perdre non plus les in-
288 CORRESPONDANCE.
quiétudes qui en sont inséparables. Je serai discret désormais
sur tout autre article ; mais je ne puis me résoudre à l'être quand
je suis en peine de votre santé.
466. — A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le az aTiil 1764.
Je me réjouis ^ monsieur , de vous savoir heureusement de
retour de votre voyage ; et je me réjouirois bien aussi de celui
que vous avez la bonté de me proposer , si j'étoîs en état 4e rao-
cepter; mais c'est à quoi ma situation présente ne me permet pas
de penser. D'ailleurs je vous avouerai franchement qu'il entre
dans mes arrangements de ne dépendre que de ma volonté dans
mes courses , de n'en faire par conséquent qu'avec gens qui n'ont
point d'affaire, et qui n'ont une voiture ni devai^t ni derrière
eux. Mais si je ne puis, monsieur , avoir le plaisir d|^ks sui-
vre , j'attends du moins avec empressement celui dWaus em-
brasser ; ce seroit un bien de plus dans ma vie d'en pouvoir joiùr
plus souvent.
Oserais-je vous charger d'une petite commission? M. Deluc
l'aîné a eu la bonté de m'envoyer un baril de miel de Chamouni ,
comme je l'en avais prié. Je lui ai écrit là-dessus sans recevoir
de réponse. Vous m'obligeriez beaucoup, monsieur, si vous
vouliez bien solder avec lui cette petite affaire , en y ajoutant
quelques affranchissements de lettres que je lui dois aussi , et je
vous rembourserois ici le tout à votre passage. Je vous connois
trop obligeant pour croire avoir là-dessus d'excuse à vous faire.
Recevez les remercîments et respects de mademoiselle Le Vas-
seur, et faites, je vous suppUe, agréer les miens à madame
d'Ivernois. Je vous salue , monsieur , de tout mon cœur.
ANNEE 1764. 289
467. — A MADAME LATOUR.
A Motiers, le 28 avril 1764.
Tant que ma situation ne changera pas. J'aurai, chère Ma-
rianne , avec le chagrin de ne pouvoir vous écrire que des lettres
rares et courtes , celui de sentir que vous imputez toujours en
vous-même mon malheur à ma mauvaise volonté : car je sais
qu1I n*est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des
autres dans les choses qu'on exige d'eux. Au reste , un article
de vos lettres , auquel je ne répondrois pas quand j'aurois le
temps et la santé qui me manquent, est celui des louanges. Le
silence est la seule bonne réponse que je sache faire à cet arti-
cle-là.
Les fiàfts de mes écrits que vous avez in-i 2 , et que vous me
demandilpi-8'' , ont, pour la plupart^ été imprimées, dans ce
dernier format , chez Pissot , quai de Conti , à la descente du
Pont-Neuf ; le Discours sur t économie politique a aussi été
imprimé in-8' à Genève Chez Duvillard. Je n'ai aucune de ces
pièces détachées de l'unique exemplaire que je me suis réservé
de mes écrits , et je n'ai plus aucune relation avec les libraires
qui les ont imprimées. Cependant ne vous mettez pas en quétc
de ces pièces de six semaines d'ici ; car j'espère , avant ce terme,
pouvoir vous les procurer toutes d'une bonne édition , et cela
sans embarras. Voilà , chère Marianne ,^ ce que j*ai quant à pré-
sent à vous répondre sur les éclaircissements que vous m'avez
demandés. J'attends maintenant la question que vous avez à
me faire; j'espère qu'elle n'a nul trait à mon sincère attache-
ment pour vous ; car , quelque mécontente que vous soyez de
ma correspondance , je ne vous pardonnerois pas de rien mettre
en doute qui pût se rapporter à cet objet-là.
CORRESPONIIAXCE. T. II.
49
290 CORRESPONDANCE.
468. — A M. GUY.
A. Motiers, le 6 mai X764«
Puisque tous voulez bien qae je dispose de quelques exem-
plaires du recueil que vous venez de fsire imprimer ^ je vous
prie de vouloir bien en foire porter un in-8* brodiéy diez ma-
dame de L. T.j rue de Richelieu, entre la rue Neuve"
Saint'uiugustin et les écuries de madame la duchesse
d'Orléans; et , si elle veut le payer , de défendre à cdoi qm le
portera de recevoir l'argent.
469. — A MADEMOISELLE D. M.
Je ne prends pas le change , Henriette, sur TolgJIPHe votre
lettre, non plus que sur votre date de Paris. Vous recherdiez
moins mon avis sur le parti que vous avez à prendre que mon
approbation pour celui que vous avez pris. Sur chacune de vos
lignes je vois ces mots écrits en gros caractères : Voyons
si vous aurez le front de condamner à ne plus penser ni
lire quelquun qui pense et écrit ainsi. Cette interprétation
n'est assurément pas un reproche , et je ne puis que vous savoir
gré de me mettre au nombre de ceux dont les jugements vous
importent. Mais en me flattant vous n'exigez pas, je crois, que
je vous flatte; et vous déguiser mon sentiment , quand il y va du
bonheur de votre vie , seroit mal répondre à l'hcmneur que vous
m'avez fait.
Commençons par écarter les délibérations inutiles. Il ne s'agit
plus de vous réduire à coudre et broder. Henriette , on ne quitte
pas sa tête comme son bonnet , et Ton ne revient pas plus à la
simplicité qu'à l'enfance ; l'esprit une fois en effervescence y
reste toujours , et quiconque a pensé pensera toute sa vie.
C'est là le plus gi^and malheur de l'état de réflexion : plus on
en sent les maux, plus on les augmente ; et tous nos efforts pour
ANNÉE ^763. 291
'en sortir ne font (Jue nous y embourber plus profondément.
Ne parlons donc pas de changer d'état , mais du parti que
vous pouvez tirer du vôtre. Cet état est malheureux , il doit
toujours rétre. Vos maux sont grands et sans remède; vous les
sentez , vous en gémissez , et pour les rendre supportables ,
vous cherchez du moins un palliatif. N'est-ce pas là Tobjet que
vous vous proposez dans vos plans d'études et d'occupations?
Vos moyens peuvent être bons dans une autre vue , mais c'est
votre fin qui vous trompe , parcecpie ne voyant pas la véritable
source de vos maux , vous en cherchez l'adoucissement dans la
cause qui les fit naître. Vous les cherchez dans votre situation,
tandis qu'ils sont votre ouvrage. Combien de personnes de mé-
rite nées dans le bien-être, et tombées dans l'indigence, l'ont
supportée avec moins de succès et de bonheur que vous , et tou-
tefois n'ont pas ces réveils tristes et cruels dont vous décrivez
l'horreui* avec tant d'énergie! Pourquoi cela? Sans doute eUes
n'auront pas , direz-vous , une ame aussi sensible. Je n'ai vu per-
sonne en ma vie qui n'en dit autant. Mais qu'est-ce enfin que
cette sensibilité si vantée? Voulez-vous le savoir, Henriette?
c'est en dernière analyse un amour-propre qui se compare. J'ai
mis le doigt sur le siège du mal.
Toutes vos misères viennent et viendront de vous être affichée.
Par cette manière de chercher le bonheur H est impossible qu'on
le trouve. On n'obtient jamais dans l'opinion des autres la place
quon y prétend. S'ils nous l'accordent à quelques égards, ils
nous la réfusent à mille auti*es , et une seule exclusion tourmente
plus que ne flattent cent préférences. C'est bien pis encore dans
une femme qui , voulant se faire homme , met d'abor<l tout son
sexe contre elle , et n'est jamais prise au mot par le nôtre ; en
sorte que son orgueil est souvent aussi mortifié par les honneurs
qu'on lui rend que par tous ceux qu'on lui refuse. Elle n'a ja-
mais précisément ce qu'elle veut , parcequ'elle veut des choses
contradictoires; et qu'usurpant les droits d'un sexe sans vouloir
renoncer à ceux de l'autre , elle n'en possède aucun pleine-
ment.
292 CORRESPONDANCE.
Mais le grand malheur d'une femme qui s'affidie est de n'at-
tirer, ne voir qne des gens qui font comme elle , et d'écarter le
mérite solide et modeste, qui ne s'affiche point , et qui ue court
point on s'assemble la foule. Personne ne juge si mal et si faus-
sement des hommes que les gens à prétentions ; car ils ne les
jugent que d'après eux-mêmes et ce qui leur ressemble ; et ce
n'est certainement pas voir le genre humain par son beau côté.
Vous êtes mécontente de toutes vos sociétés : je le crois bien ;
celles où vous avez vécu étoient les moins propres à vous rendre
heureuse , vous n'y trouviez personne en qui vous puissiez pren-
dre cette confiance qui soulage. Comment l'auriez-vous trouvée
parmi des gens tout occupés d'eux seuls , à qui vous demandiez
dans leur coeur la première place, et qui n'en ont pas même une
seconde à donner ? Vous vouliez briller , vous vouliez primer , et
vous vouliez être aimée : ce sont des choses incompatibles. U faut
opter, n n'y a point d'amitié sanségalité; et il n'y a^ jamais d'é-
galité reconnue entre gens à prétentions. Il ne suffit pas d'avoir
besoin d'un ami pour en trouver, il faut encore avoir de quoi
fournir aux besoins d'un autre. Parmi les provisions que vous
avez faites, vous avez oublié celle-là.
La marche par laquelle vous avez acquis des connoissances
n'en justifie ni l'objet ni l'usage. Vous avez voulu paroître phi-
losophe; c'étoit renoncer à l'être; et il valoit beaucoup mieux,
avoir l'air d'une fille qui attend un mari, que d'un sage qui at-
tend de l'encens. Loin de trouver le bonheur dans l'effet des
soins que vous n'avez donnés qu'à la seule apparence , vous n'y
avez trouvé que des biens apparents et des maux véritables. L'é-
tat de réfleiâon où vous vous êtes jetée vous a fait faire incessam-
ment des retours douloureux sur vous-même , et vous voulez
pourtant bannir ces idées par le même genre d'occupation qui
vous les donna.
Vous voyez l'erreur de la route que vous avez prise , et ,
croyant en changer par votre projet, vous allez encore au même
but par un détour. Ce n'est point pour vous que vous voulez re-
venir à l'étude, c'est encore pour les autres. Vous voulez faire
ANNÉE 1764. 293
des provisions de connoissances pour suppléer dans un autre
lige à la figure : vous voulez substituer l'empire du savoir à ce-
lui des diarmes.
Vous ne voulez pas devenir la complaisante d*une autre fem-
me*, mais vous voulez avoir des complaisants. Vous voulez avoir
des amis, c'est-à-dire une cour: car les amis d'une femme
jeune ou vieille sont toujours ses courtisans; ils la servent ou la
quittent , et vous prenez de loin des mesures pour les retenir ,
afin d'être toujours le centre d'une sphère, petite ou grande. Je
crois sans cela que les provisions que vous voulez foire seroient
la chose la plus inutile pour l'objet que vous croyez bonnement
vous proposer. Vous voudriez , dites- vous, vous mettre en état
d'entendre les autres. Avez-vous besoin d'un nouvel acquis pour
cela? Je ne sais pas au vrai quelle opinion vous avez de votre
intelligence actuelle ; mais , dussiez-vous avoir pour amis des
OEdipes, j'ai peine à croire que vous soyez fort curieuse de ja-
mais entendre les gens que vous ne pouvez entendre aujourd'hui.
Pourquoi donc tant de soins pour obtenir ce que vous avez déjà?
Non , Henriette , ce n'est pas cela ; mais , quand vous serez une
sibylle, vous voudrez prononcer des oracles; votre vrai projet
n'est pas tant d'écouter les autres que d'avoir vous-même des
auditeurs. Sous prétexte de travailler pour l'indépendance, vous
travaillez encore pour la domination. C'est ainsi que , loin d'al-
léger le poids de l'opinion qui vous rend malheureuse, vous vou-
lez en aggraver le joug. Ce n'est pas le moyen de vous procurer
des réveils plus sereins.
Vous croyez que le seul soulagement du sentiment pénible
qui vous tourmente est de vous éloigner de vous. Moi, tout au
contraire^ je crois que c'est de vous en rapprocher.
Toute votre lettre est pleine de preuves que jusqu'ici Tunique
but de toute voire conduite a été de vous mettre avantageuse-
ment sous les yeux d'autrui. Comment , ayant réussi dans le pu-
blic autant que personne, et en rapportant si peu de satisfaction
intérieure , n avez-vous pas senti que ce n'étoit pas là le bonheur
qu'il vous falloit , et qu'il étoit temps de changer de plan ? Le
294 CORRESPONDANCE.
vôtre peut être bon pour la gloire , mais il est mauvais pour la
félicité. Il ne faut point chercher à s'éloigner de soi , parceque
cela n'est pas possible, et que tout nous y ramène malgré que
nous en ayons. Vous convenez d avoir passé des heures très don-
ces en m'écrivantet me parlant de vous. Il est étonnant que cette
expéjrience ne vous mette pas sur la voie , et ne vous apprenne
pas où vous devez chercher sinon le bonheur, au moins la paix.
Cependant , quoique mes idées en ceci diffèrent beaucoup des
vôtres , nous sommes à-peu-près d'accord sur ce que vous de-
vez faire. L'étude est désormais pour vous la lance d'Adiille ,
qui doit guérir la blessure qu'elle a faite. Mais vous ne voulez
qu'anéantir la douleur, et je voudrois ôter la cause du mal. Vous
voulez vous distraire de vous par la philosophie; moi, je voudrois
qu'elle vous détachât de tout, et vous rendit à vous-même. Soyez
sure que vous ne serez contente des autres que quand vous n'aurez
plus besoin d'eux , et que la société ne peut vous devenir agréa-
ble qu'en cessant de vous être nécessaire. N'ayant jamais à vous
plaindre de ceux dont vous n*exigerez rien , c'est vous alors cpii
leur serez nécessaire; et, sentant que vous vous suffisez à vous-
même , ils vous sauront gré du mérite que vous voulez bien
mettre en commun. Ils ne croiront plus vous faire grâce; ils
la recevront toujours. Les agréments de la vie vous recherdie-
ront par cela seul que vous ne les rechercherez pas; et c'est alors
que, contente de vous sans pouvoir être mécontente des autres ,
vous aurez un sommeil paisible et un réveil délicieux..
II est vrai que des études faites dans des vues si contraires
ne doivent pas beimcoup se ressembler ; et il y a bien de la dif-
férence entre la culture qui orne l'esprit et celle qui nourrit
l'arae. Si vous aviez le courage de goûter un projet dont l'exé-
cution vous sera d'abord très pénible , il faudroit beaucoup
dianger ces directions. Cela demanderoit d'y bien penser avant
de se mettre à l'ouvrage. Je suis malade , occupé , abattu , j'ai
l'esprit lent ; il me faut des efforts pénibles pour sortir du petit
cercle d'idées qui me sont familières, et rien n'en est plus éloi-
gné que votre situation. Il n'est pas juste que je me fatigue à
ANNÉE ^764! 295
pure perte ; car j'ai peioe à croire que vous vouliez entrepreodre
de refondre, pour ainsi dire , toute votre constitutiou morale.
Vous avez trop de philosophie pour ne pas voir avec effroi cette
entreprise. Je désespérerois de vous si vous vous y mettiez ai-
sément. N'allons donc pas plus loin quanta présent ; il suffit
que votre principale question est résolue : suivez la carrière des
lettres ; il ne voi^ en reste plus d'autre à choisir.
Ces lignes que je vous écris à la hâte y distrait et souffrant» ne
disent peut-être rien de ce qu'il faut dire : mais les erreurs que
ma précipitation peut m'avoir fait faire ne sont pas irréparables.
Ce qu'il falloit, avant toute chose, étoit de vous faire sentir com-
bien vous m'intéressez ; et je crois que vous n'en douterez pas
en lisant cette lettre. Je ne vous regardois jusqu'ici que comme
une bdle penseuse qui , si elle avoit reçu un caractère de la na-
ture , avoit pris soin de Tétouffer , de Tanéantir sous l'extérieur,
comme un de ces chefe-d'œuvre jetés en bronze, qu'on admire
par les dehors ei dont le dedans est vide. Mais si vous savez pleu-
rer encore sur votre état , il n'est pas sans ressource ; tant qu'il
reste au cœur un peu d'étoffe , il ne faut désespérer de rien.
470. — A MADAME DE VERDELIN.
Motiers, le i3 mai 1764.
Quoique tout ce que vous m'écrivez , madame, me soit inté-
ressant, l'article le plus important de votre dernière lettre en
mérite une tout entière, et fera Tunique sujet de celui-ci. Je
parle des propositions qui vous ont f^it hâter votre retraite à la
campagne. La réponse négative que vous y avez faite et le motif
qui vous Ta inspirée sont , comme tout ce que vous faites , mar-
qués au coin de la sagesse et de la vertu ; mais je vous avoue ,
mon aimable voisine, que les jugements que vous portez sur la
conduite de la personne me paroissent bien sévères ; et je ne puis
vous dissimuler que , sachant combien sincèrement il vous étoit
attaché , loin de voir dans son éloignement un signe de tiédeur ,
j'y ai bien plutôt vu les scrupules d'un <îœur qui croit avoir à se
296 CORRESPONDANCE.
défier de lui-même; et le genre de vie qu'il choisit à sa relr^ute
montre assez ce qui l'y a déterminé. Si un amant quitté pour la
dévotion ne doit pas se croire oublié , Tindice est bien plus fort
dans les hommes ; et, comme cette ressource leur est moins na-
turelle, il faut qu*un besoin plus puissant les force d*y recourir.
Ce qui m'a confirmé dans mon sentiment , c'est son empresse-
ment à revenir du moment qu'il a cru pouvoir j^couter son pen-
chant sans crime ; et cette démarche , dont votre délicatesse me
paroît offensée , est à mes yeux une preuve de la sienne , qui
doit lui mériter toute votre estime , de quelque manière que vous
envisagiez d'ailleurs son retour.
Ceci, madame , ne diminue absolument rien de la solidité de
vos raisons quant à vos devoirs envers vos enfants. Le parti que
vous prenez est sans contredit le seul dont ils n'aient pas à se
plaindre et le plus digne de vous ; mais ne gâtez pas un acte de
vertu si grand et si pénible par un dépit déguisé , et par un sen-
timent injuste envers un homme aussi digne de votre estime par
sa conduite que vous-^méme êtes par la vôtre digne de l'estime
de tous les honnêtes gens. J'oserai dire plus : votre motif, fondé
sur vos devoirs de mère , est grand et pressant , mais il peut
n'être que secondaire. Vous êtes trop jçune encore , vous avez
un cœur trop tendre et plein d'une inclination trop ancienne
pour n'être pas obligée à compter avec vous-même dans ce que
vous devez sur ce point à vos enfants. Pour bien remplir ses de-
voirs, il ne faut point s'en imposer d'insupportables : rien de ce
qui est juste et honnête nest illégitime; quelque chers que vous
soient vos enfants , ce que vous leur devez sur cet article n'est
point ce que vous deviez à votre mari. Pesez donc les choses en
bonne mère, mais en personne libre. Consultez si bieu votre
cœur que vous fissiez leur avantage , mais sans vous rendre
malheureuse , car vous ne leur devez pas jusque-là. Après cela ,
si vous persistez dans vos refus , je vous en respectei*ai davan-
tage; mais si vous cédez, je ne vous en estimerai pas moins.
Je n'ai pu refuser à mon zèle de vous exposer mes sentiments
sur une matière si importante et dans le moment où vous êtes à
ANNÉE 1764. ' 297
temps de délibérer. M. de*** ne m'a écrit ni fait écrire ; je n'ai
de ses nouvelles ni directement ni indirectement ; et quoique nos
anciennes liaisons m'aient laissé de l'attachement pour lui , je
n'ai eu nul égard à son intérêt dans ce que je viens de vous dire.
Mais moi que vous laissâtes lire dans votre cœur , et qui en vis si
bien la tendresse et l'honnêteté ; moi qui quelquefois vis couler
vos larmes, je ni^i point oublié l'impression qu'elles m'ont faite,
et je ne suis pas sans crainte sur celles qu'elles ont pu vous laisser.
Mériterois-je l'amitié dont vous m'honorez si je négligeois en ce
moment les devoirs qu'elle m'impose?
471 , — A MADEMOISELLE GALLET,
EW LUI ENVOTAWT UW TACET.
i4 mai 1764*
Ce présent , ma bonne amie , vous fut destiné du moment
que j'eus le bien de vous connoître , et , quoi qu'en pût dire
votre modestie , j'étois sûr qu'il auroit dans peu son emploi. La
récompense suit de près la bonne œuvre. Vous étiez cet hiver
garde-malade , et ce printemps Dieu vous donne un mari : vous
lui serez charitable, et Dieu vous donnera des enfants; vous les
élèverez en sage mère , et ils vous rendront heureuse un jour.
D'avance vous devez l'être par les soins d'un époux aimable et
aimé , qui saura vous rendre le bonheur qu'il attend de vous.
Tout ce qui promet un bon choix m'est garant du vôtre ; des liens
d'amitié formés dès l'enfance , éprouvés par le temps , fondés
sur la connoissance des caractères , l'union des cœurs que le
mariage affermit, mais ne produit pas; l'accord des esprits où
des deux parts la bonté domine, et où la gaité de l'un, la solidité
de l'autre, se tempérant mutuellement, rendront douce et chère
à tous deux l'austère loi qui fait succéder aux jeux de l'adoles-
cence des soins plus graves, mais plus touchants. Sans parler
d'autres convenances , voilà de bonnes raisons de compter pour
toute la vie sur un bonheur commun dans l'état où vous entrez ,
et que vous honorerez par votre conduite. Voir vérifier un augure
298 CORRESPONDANCE.
si bien fondé sera» chère Isabelle, une consolation très douce pour
votre ami. Du reste , la connoissance que j'ai de vos principes ,
et l'exemple de madame votre sœur , me dispensent de foire avec
vous des conditions. Si vous n'aimez pas les enfants , vous aime-
rez vos devoirs. Cet amour me répond de l'autre , et votre mari,
dont vous fixerez les goûts sur divers articles , saura bien chan-
ger le vôtre sur celui-là. ,
En prenant la plume j'étois plein de ces idées. Les voilà pour
tout compliment. Vous attendiez peut-être une lettre faite poar
être montrée ; mais auriez-vous du me la pardonner , et recon-
noîtriez-vous l'amitié que vous m'avez inspirée , dans une épître
où je songerois au public en parlant à vous?
k/«x«^% <WV«A^i>«
472. — A M. DE SAUTTERSHEIM.
Motiers , le ao mai X764.
MsTTEZ-vous à ma (dace, monsieur, et jugez-vous* Quand,
trop facile à céder à vos avances , j'épanchois mon cœur avec
vous , vous me trompiez. Qui me répondra qu'aujourd'hui vous
ne me trompez pas encore? Inquiet de votre long silence , je me
suis fait informer de vous à la cour de Vienne : votre nom n'y est
connu de personne. Ici votre honneur est compromis , et , depuis
votre départ , une salope , appuyée de certaines gens , vous a
diargé d'un enfant. Qu'êtes-vous allé faire à Paris? Qu'y faites-
vous maintenant, logé précisément dans la rue qui a le plus mau-
vais renom? Que voulez-vous que je pense? J'eus toujours du
penchant à vous aimer; mais je dois subordonner mes goûts à la
raison, et je ne veux pas être dupe. Je vous plains ; mais je ne
puis vous rendre ma confiance que je n'aie des preuves que vous
ne me trompez plus.
Vous avez ici des effets dans deux malles dont une est à moi.
Disposez de ces effets , je vous prie , puisqu'ils vous doivent
être utiles, et qu'ils m' embarrasseroient dans le transport des
miens si je quittois Motiers. Vous me paroissez être dans le be-
soin , je ne suis pas non plus trop à mon aise. Cependant , si vos
ANNÉE 4764". 299
besoins sont pressants , et cpie les dix louis que vous n'acceptâtes
pas l'année dernière puissent y porter quelque remède , parlez-
moi clairement. Si je connoissois mieux votre état , je vous pré-
viendrois; mais je voudrois vous soulager , non vous offenser.
Vous êtes dans un âge où Tame a déjà pris son pli , et où les
retours à la vertu sont difficiles. Cependant les malheu^ sont
de grandes leçoas : puissiez-vous en profiter pour rentrer en
vous-même ! Il est certain que vous étiez fait pour être un hom-
me de mérite. Ce seroit gi^aud dommage que vous trompassiez
votre vocation. Quant à moi, je n'oublierai jamais l'attadiement
que j'eus pour vous;. et si J'acbevois de vous en croire indigne,
je m'en consolerois difficilement.
473. — A M. DE P.
23 mai 1764.
Je sais, monsieur, que, depuis deux ans, Paris fourmille
d'écrits qui portent mon nom , mais dont heureusement peu de
gens sont les dupes. Je n*ai ni écrit ni vu ma prétendue lettre à
M. l'archevêque d'Auch, et la date de Neuchâtel prouve que
l'auteur n'est pas même instruit de ma demeure.
Je n'avois pas attendu les exhortations des protestants de
France pour réclamer contre les mauvais traitements qu'ils es-
suient. Ma lettre à M. l'archevêque de Paris porte un témoi-
gnage assez éclatant du vif intérêt que je prends à leurs peines :
il seroit difficile d'ajouter à la force des raisons que j'apporte
pour engager le gouvernement à les tolérer , et j'ai même lieu de
présumer qu'il y a fait quelque attention. Qud gré m'en ont-ils
su? On diroit que cette lettre, qui a ramené tant de catholiques,
n'a fait qu achever d'aliéner les protestants ; et combien d'entre
eux ont osé m'en faire un nouveau crime ! Comment voudriez-
vous, monsieur, que je prisse avec succès leur défense, lorsque
j'ai moi-même à me défendre de leurs outrages? Opprimé , per-
sécuté, poursuivi chez eux de toutes parts comme un scélérat,
je les ai vus tous réunis pour achever de m'accabler ; et lorscjne
300 CORRESPONDANCE.
enfin la proieclion du roi a mis ma personne à couvert, ne pou-
vant plus autrement me nuire , ils n'ont cessé de m'injurier. Ou-
vrez jusqu'à SUS Mercures , et vous verrez de quelle façon ces
charitables chrétiens m'y traitent : si je continuois à prendre
eur cause, ne me demanderoit-on pas de quoi je me mêle? Ne
ugeroft-on pas qu'apparemment je suis de ces braves qu'on
mène au combat à coups de bâton ? c Vous avez bonne grâce
de venir nous prêcher la tolérance , me dîroit-on , tandis que
vos gens se montrent plus intolérants que nous? Votre propre
histoire dément vos principes, et prouve que les réformés,
doux peut-être quand ils sont foibles, sont très violents sitôt
qu'ils sont les plus forts. Les uns vous décrètent, les autres
vous bannissent, les autres vous reçoivent en rechignant. Ce-
pendant vous vouliez que nous les traitions sur des maximes
de douceur qu'ils n'ont pas eux-mêmes ! Non : puisqu'ils per-
sécutent ils doivent-être persécutés; c'est la loi de l'équité qui
veut qu'on fasse à chacun comme il fait aux autres. Croyez-
nous, ne vous mêlez plus de leurs affaires, car ce ne sont point
les vôtres. Ils ont grand soin de le déclarer tous les joure en
vous reniant pour leur frère , en protestant que votre religion
n'est pas la leur. »
Si vous voyez , monsieur , ce que j'aurois de solide à répondre
à ce discours , ayez la bonté de me le dire ; quant à moi , je ne
le vois pas. Et puis, que sais-je encore? peut-être, en voulant
les défendre , avancerois-je par mégarde quelque hérésie , pour
laquelle on me feroit saintement brûler. Enfin je suis abattu,
découragé, souffrant, et l'on me donne tant d'affaires à moi-
même, que je n'ai plus le temps de me mêler de celles d' autrui.
Recevez mes salutations , monsieur , je vous supplie , et les as-
surances de mon respect.
ANNÉE 1764. 80<
474. — A M. PANCKOUCKE,
Motiets-Travers , le 25 mai 1764.
Je lirai avec grand plaisir les écrits de M. Beaurieu, et, sur
votre exhortation, j'ai déjà commencé par YÉlè\^e de la nature.
On ne peut pas en effet penser avec plus d'esprit , ni dire plus
agréablement. Je lui conseille toutefois de s'attacher toujours
plus aux sujets qu'on peut traiter en descriptions et en images ,
qu'à ceux de discussion et d'analyse , et qu'en général aux ma-
tières de raisonnement. Un traité d'agriculture sera tout-à-fait
de son genre ; et , s'il choisit bien ses matériaux , il peut à un
hvre très utile donner tout l'agrément des Géorgiques.
Je me fais bien du scrupule de toucher aux ouvrages de Rî-
chardson, surtout pour les abréger; car je n'aib:ierois guère être
abrégé moi-même , bien que je sente le besoin qu'en auroient
plusieurs de mes écrits ; ceux de Richardson en ont besoin incon-
testablement. Ses entreliens de cercle sont surtout insupporta-
bles ; car, comme il n'avoit pas vu le grand monde, il en ignoroit
entièrement le ton : j'oserois tenter de faire ce que vous me
proposez; mais n'exigez pas que je fasse vite; car, malade et
paresseux, occupé d'ailleurs à préparer l'édition générale par
laquelle je me propose d'achever ma carrière littéraire , je n'au-
rai de longtemps, si je vis, que très peu de temps à donner à une
compilation : d'ailleurs, n'entendant pas l'anglois, il me fau-
droit toutes les traductions qui ont été faites, pour les comparer
et choisir ; et tout cela est embarrassant pour vous , pour moi ,
ou plutôt pour tous les deux. Si j'achève jamais ma grande édi-
tion , et que je lui survive, alors seulement je pourrai m'occuper
uniquement de ces choses-là, et je me ferai un plaisir d'entrer
dans vos vues autant que ma situation , ma santé et mon esprit
indolent me le permettront.
J'oubliois de vous dire que le recueil que vous avez vu ne s'est
point fait sous mes yeux. C'est M. l'abbé de La Porte qui Ta
302 CORRESPONDANCE.
fait * ; je n'ai su les pièces qu'il contenoit qu'à la réception des
exemplaires qui m'ont été envoyés. J'en ai pourtant fourni
quelques-unes , mais non pas votre Prédiction » , que je n'ai
même jamais communiquée à personne , non que je ne m'en
fasse honneur, mais parceque je n'en aurois pas disposé sans
votre permission.
Je vous suis obligé de faire assez de cas de mes écrits pour
leur donner dans votre cabinet une place de prédilection. Je
serai fort aise qu'ils vous fassent quelquefois souvenir de leur
auteur, qui vous aime depuis longtemps , et qui désire être tou-
jours aimé de vous.
475. — A M. LE PRINCE L, E. DE WIRTEMBERG.
Motien, le a6 mai 1764.
Je reçois avec reconnoissance le livre que vous avez eu h
bonté de m'envoyer ; et lorsque je relirai cet ouvrage , ce qui ,
j'espère, m'arrivera quelquefois encore, ce sera dans l'exem-
plaire que je tiens de vous. Ces entretiens ne sont point de Pho-
cion, ils sont de Tabbé de Mably, frère de Tabbé de CondiUac,
célèbre par d'excellents livres de métaphysique , et connu lui-
même par divers ouvrages de politique , très bons aussi dans
leur genre. Cependant on retrouve quelquefois dans ceux-ci de
ces principes de la politique moderne qu'il seroit à désirer que
tous les hommes de votre rang blâmassent ainsi que vous. Aussi,
quoique Fabbé de Mably soit un honnête homme rempli de vues
très saines , j'ai pourtant été surpris de le voir s'élever, dans ce
dernier ouvrage , à une morale si pure et si sublime. C'est pour
cela sans doute que ces entretiens, d'ailleurs très bien faits,
n'ont eu qu'un succès médiocre en FVance; mais Us en ont eu
un très grand en Suisse, où je vois avec plaisir qu'ils ont été
réimprimés.
' Voyez ci-devant la lellre à i'abbé de La Porte du 4 avril 1 763.
" (Vest le litre d'un petit écrit apologétique publié par Pauckoucke, et que
i'abbé de La Porte a fait imprimer à la suite de lïdiliou qu'il a donnée de la
NouucUe Héloise, en 1 764.
ANNÉE 1764. 303
J'ai le cœor plein de vos deux dernières lettres. Je n'en re-
çois pas une qui n'augmente mon respect et , si j'ose te dire ,
mon attachement pour vous. L'homme vertueux, le grand
homme élevé par les disgrâces, me feit tont-à-fait oublier le
prince et le frère d'un souverain , et vu Tantipathie pour cet état
qui m'est naturelle , ce n'est pas peu de m'avoir amené là. Nous
pourrions bien cependant n'être pas toujours de même avis en
toute chose , et , par exemple , je ne suis pas trop convaincu qu'il
suffise pour être heureux de bien remplir les devoirs de son em-
ploi. Sûrement Turenne, en brûlant le Palatinat par Tordre de
son prince , ne jouissoit pas du vrai bonheur ; et je ne croîs pas
que les fermiers géuéraux les plus appliqués autour de leur ta-
pis vert en jouissent davantage : mais si ce sentiment est une
erreur , elle est plus belle en vous que la vérité même ; elle est
digne de qui sut se choisir un état dont tous les devoirs sont des
vertus.
Le cœur me bat à chaque ordinaire dans l'attente du moment
désiré qui doit trijJer votre être. Tendres époux, que vous êtes
heureux ! Que vous allez le devenir encore , en voyarit multiplier
des devoirs si charmants à remplir ! Dans la disposition d ame où
je vous vois tous les deux , non , je n'imagine aucun bonheur pa-
reil au vôtre. Hélas ! quoi qu'on en puisse dire , la vertu seule
ne le donne pas , mais elle seule nous le fait connoltre , et nous
apprend à le goûter.
***
476. — A M.
A Motiers, le a8 mai 1764.
C'est rendre un vrai service à un solitaire éloigné de tout que
de l'avertir de ce qui se passe par rapport à lui. Voilà, monsieur,
ce que vous avez très obligeamment fait en m'envoyant un
exemplaire de ma prétendue lettre à M. l'archevêque d'Auch.
Cette lettre , comme vous l'avez deviné , n'est pas plus de moi
que tous ces écrits pseudonymes qui courent Paris sous mon
nom. Je n'ai point vu le mandement auquel elle répond, je n'en
304 CORRESPONDANCE..
ai Oléine jamais ouï parler , et il y a huit jours que j'ignorois qu'il
y eut un M. du TiUet au monde. J'ai peine à croire que l'auteur
de cette lettre ait voulu persuader sérieusement qu'elle étoit de
moi. N'ai-je pas assez des affaires qu'on me suscite , sans m'al-
1er mêler de celles d*autrui? Depuis quand m'a-t-on vu devenir
homme de parti? Quel nouvel intérêt m'auroit fait changer si
brusquement de maximes? Les jésuites sont-ils en meilleur état
que quand je refusois d'écrire contre eux dans leurs disgrâces ?
Quelqu'un me connoit-il assez lâche , assez vil pour insulter aux
malheureux? Eh ! si j'oubliois les égards qui leur sont dus, de
qui pourroient^ en attendre ! Que m'importe enfin le sort des
jésuites, quel qu'il puisse être? Leurs ennemis se sont-ils mon-
trés pour moi plus tolérants qu'eux? La triste vérité délaissée
est-elle plus chère aux uns qu'aux autres? et, soit qu'ils triom-
phent ou qu'ils succombent, en serai-je moins persécuté? D'ail-
leurs, pour peu qu'on lise attentivement cette lettre , qui ne sen-
tira pas comme vous que je n'en suis point l'auteur? Les
maladresses y.sont entassées : elle est datée de Neucfaâtel , où je
n'ai pas mis le pied; on y emploie la formule du très humble
seri^iteur, dont je n'use avec personne ; on m'y fait prendre le
titre de citoyen de Genève auquel j'ai renoncé; tout en com-
mençant on s'échauffe pour M. de Voltaire, le plus ardent, le
plus adroit de mes persécuteurs, et qiii se passe bien , je crois ,
d'un défenseur tel que moi : on affecte quelques imitations de
mes phrases, et ces imitations se démentent l'instant après : le
style de la lettre peut être meilleur que le mien , mais enfin ce
n'est pas le mien ; on m'y prête des expressions basses : on m'y
fait dire des grossièretés qu'on ne trouvera certainement dans
aucun de mes écrits : on m'y fait dire "vous à Dieu; usage que
je ne blâme pas , mais qui n'est pas le nôtre. Pour me supposer
l'auteur de cette lettre, il faut supposer aussi que j'ai voulu me
déguiser. Il n'y falloit donc pas mettre mon noini ; et alors on au-
roit pu persuader aux sots qu'elle étoit de moi.
Telles sont , monsieur, les armes dignes de mes adversaires
dont ils achèvent de m'accabler. Non contents de m'ouirager
ANNÉE ^764. 305
dans mes ouvi^ges » ih prenneDt le parti plus cruel encore de
m'attribuer les leurs. A la vérité le public jusqu'ici n'a pas pris
le change , et il feudroit qu'il fût bien aveuglé pour le prendre
aujourd'hui. La justice que j'en attends sur ce point est une con-
solation bien foible pour tant de maux. Vous savez la nouvelle
affliction qui m'accable : la perte de M. de Luxembourg met le
comble à toutes les autres; je la sentirai jusqu'au tombeau. Il
fut mon consolateur durant sa vie , il sera mon protecteur après
sa mort : sa chère et honorable mémoire défendra la mienne
des insultes de mes ennemis , et quand ils voudront la souiller
par leurs calomnies, on leur dira : Comment cela pourroit-il
être ? le plus honnête homme de France fut son ami.
Je vous remercie et vous sahie, mensieur, de tout mon cœur.
477. — A M. DELEYRE.
Motiert, le 3 juta 1764-
Tavois reçu toutes vos lettres, cher Deleyre, et j'ai aussi reçu
œlle que m'a fait passer en dernier lieu M. Ssdbattier. Je ne crois
pas vous avoir proposé d'établir entre nous une correspondance
suivie ; non qu'elle ne me soit agréable» mais parceque ma pa-
resse naturelle, mon état languissant , les lettres dont je suis ac-
cablé , les survenants dont ma nofaison ne désemplit point , m'em-
pêcheroient de la suivre régulièrement. Mais /comme je vous
aime et que je désire que vous m'aimiez, je recevrai toujours
avec plaisir lés détails que vous voudrez me faire de la situation
de votre ame «et de vos affaires, des marques de votre confiance
et de votre amitié. Je me ménagerai aussi par intervalles le plai-
sir de vous écrire, et quand j'aurai le temps d'épancher mon
cœur avec vous, ce sera un soulagement pour moi. Voila ce que
Je puis vous promettre ; mais je ne vous promets point dans mes
réponses une exactitude que je n'y sus jamais mettre. On n'a que
trop de devoirs à remplir dans la vie sans s'en imposer encore de
nouveaux.
Vos deux dernières lettres me fourniroient ample matière à
CORRlSPOirDAlfrB. T. II. 20
306 CORRESPONDANCE.
disserter, tant sur vos dispositions actuelles que sur votre ma^
nière d'envisager l'histoire grecque et romaine : comme si , com-
mençant cette étude, vous y eussiez cherché d'autres êtres que
des hommes , et que ce ne fût pas bien assez d'y en trouver de
meilleurs dans leurs étoffes que ne sont nos contemporains.
Mais , mon cher, Taccablement où me jettent les maux du corps
et de Tame , et tout récemment la perte de M. de Luxembourg,
qui m'a porté le dernier coup , m'ôtent la force de penser et d'é-
crire. Vous le savez , j'avois pour amis tout ce qu'il y avoit d'il-
lustre parmi les gens de lettres ; je les ai tous perdus pleins de
vie; aucun, pas même Duclos, ne m'est resté dans mes disgrâces.
J'en fais un parmi les grands : c'est celui qui se trouve à l'é-
preuve ; et la mort vient me Tôter. Quel renversement d'idées !
Sur quels nouveaux principes faut-il donc remonter ma raison?
Je suis trop vieux pour supporter un tel bouleversement ; je suis
trop sensible pour philosopher uniquement sur mes pertes. Ma
tête n'y est plus ; je ne sens plus que mes douleurs. Je ne vois
plus qu'un chaos. Cher Deleyre, j'ai trop vécu.
Avant de finir, reparlons de la manière de lier notre corres-
pondance, au moins telle que je puis l'entretenir. Puisque vous
avez reçu la lettre que je vous ai écrite directement, et que j'ai
reçu la vôtre, nous ne sommes point fondés par notre expérience
à nous défier des postes d'Italie ' . La médiation de M. Sabattier,
plus embarrassante, ne fait qu'augmenter la peine et la dépense,
puisqu'il faut multiplier les enveloppes, lui écrire à lui-même,
affranchir pour Turin comme pour Parme, payer des ports plus
forts encore. En tout ma peine me coûte plus que mon argent.
Ainsi je suis d'avis que nous revenions au plus simple, en nous
écrivant directement. Si l'on ouvre nos lettres, que nous im-
porte? nous ne tramons pas des conspirations. Si nous trouvons
qu'elles se perdent , il sera temps alors de prendre d'autres me-
sures. Quant à présent , contentons-nous de les numéroter,
comme je fais celle-ci , ce sera le moyen de reconnoître si Ton
' Deleyre étoit à cette époque bibliothécaire de l'infant du duc de Parme, dont
l*abbé de CondîUac étoit précepteur.
ÂNTVÉE f764. 1^07
en a intercepté quelqu'une. JenecroyOisvous écrire qu'un mot,
et me voilà à la troisième page, La conséquence est facile à tirer.
Mon respect, je vous prie, à madame Deleyre , et mes salu-
tations à M. Tabbé de Condillac. Je vous embi^sse de tout mon
cœur.
478. — A MADAME LA M*" DE LUXEMBOURG.
Motiers, le 5 juin 1764.
C'est en vain que Je lutte contre moi-même pour vous épar-
gner les importunités d'un malheureux; la douleur qui me dé-
chire ne connoit plus de discrétion . Ce n'est pas à vous que je
m'adresserois, madame la maréchale, si je connoissois quelqu'un
qui eût été plus cher au digne ami que j'ai perdu. Mais avec qui
puis-je mieux déplorer cette perte qu'avec la personne du monde
qui la sent le plus ? et comment ceux qu'il aima peuvent-ils res-
ter divisés? Leurs cœurs ne devroîent-ib pas se réunir pour le
pleurer? Si le vôtre ne vous dît phis rien pour moi, prenez du
moins quelque intérêt à mes misères par celui que vous savez
qu'ily prenoit.
Mais c'est trop me flatter, sans doute : il avoit cessé d'y en
prendre, à votre exemple il m'avoit oublié. Hélas ! qu'ai-je fait?
Quel est mon crime, si ce n'est de vous avoir trop aimés l'un et
l'autre, et de m'étre apprêté ainsi les regrets dont je suis con-
sumé? Jusqu'au dernier instant vous avez joui de sa plus tendre
affection ; la mort seide a pu vous Tôter : mais moi, je vous
ai perdu tous deux pleins de vie ; je suis plus à plaindre que
vous.
479. — A LA MÊME.
Motiers, le 17 jain X764.
Que mon état est affreux ! et que votre lettre m'a soulagé !
Oui , madame la maréchale , la certitude d'avoir été aimé de M.
le maréchal, sans me consoler de sa perte, en adoucit l'amer-
306 CORRESPONDANCE.
tame, et iISut tnocéder à mon désespoir des himesprédeiifles et
douces dont je ne cesserai d'honorer sa mémoire tous les jours de
ma vie. J*ose dire qu'il me la devoit cette amitié sincère que
vous m'assurez qu'il eut toujours^pour moi; car mon cœur n'eut
jamais d'attachement plus vrai , plus vif > plus tendre , que celui
qu'U m'avoit inspiré. C'est encore un de mes regr^s que les
tristes bienséances m'aient souvent empêché de lui foire connot-
tre jusqu'ù tpuA point il m'étoit tdier. J'en pijus dire autant à
votre éffkvdf madame la marédiale, et j'en ai pour preuve bien
cruelle les dédiirements que j'ai sentis dans la persuaûon d'tee
oublié de vous. Mon dessein n*est point d'entrer an explication
sur le passé. Vous dites m'a voir écrit la dernière : nous soounes
là-dessus bien Imn de compte ; mais vos bontés me^ont si {uré-
deuses , que, pourvu qu'elles me soient rendues^ je me diargmù
volontiers d'un tort que mon eœur n'eut jamais, et qu'il saura
bien vous faire oublier. Je consens que vous ne m'aocordiex rien
qu'à titre de grâce. Mais , û je n'ai point mérité votre amitié ,
songez 9 je vous supplie , que , de votre propre avisu , M. le maré-
dial m'accordoit la sienne. Cest en son nom, c'est au nom de
sa mémoire qui nous est si chère à tous deux , que je réclame de
votre part les sentiments qu'il eut pour moi , et que , de mon
côté y je voue à la personne qu il aima le plus tous ceux que j'a-
vois pour lui. Il est impossible de dire davantage. Je ne demande
ni de fréquentes lettres» ni des réponses exactes ; mais quand
vous sentirez que je dois être inquiet (et, quand on aime les
gens , cela se devine ) , fsdtes-moi dire un mot par M. de La Ro-
che, et je suis content.
480. — A M. DE SAUTTERSHEIM.
Motiers, le ai juin 1764.
Je suis honteux d'avoir tardé si longtemps , monsieur , à vous
répondre. Je sais mieux que personne quels privilèges d'atten-
tion méritent les infortunés; mais, à ce même titre , je mérite
aussi quelque indulgence , et je ne différois que pour pouvoir
ANNÉE il 64. 309
vous dire quelque chose de positif sur les dix louis dont vous
craignez de vous prévaloir » de peur de n'être pas en état de me
les rendre. Mais soyez bien tranquille sur cet article , puisque
ma plus constante maxime, quand je prête (ce qui, vu ma situa-
tion , m'arrive rarement) , est de ne compter jamais sur la resti^
tution , et même de ne la pas exiger. Ce qui retarde à cet égard
Texécution de ma promesse est un événement malheureux qui
ne me laisse pas disposer dans le moment d*un argent qui m'ap-
partient. Sitôt que je le pourrai, je n'oublierai pas qu'une chose
offerte est une diose due,, quand il^ n'y a. que l'impuissance^ de
rendre qui empédie d'îtceepter . ,
Taî du penchant à croùre que pour le présent vous me parlez
sincèrement; maisàmoms d'en être sûr, je ne puis continuer
avec vous une correspondance qui, aux termes où nous avons
été, ne pourroit qu'être désagréable à tous deux sans une con-
fiance rédproqule. Malheureusement ma santé est si mauvaise,
mon état est si triste et j'ai tant d'embarras plus pressants, que
je ne puis vaquer maintenant aux recherches nécessairies pour
vérifier votre histoire et votre conduite, ni demeurer avec vous
en haisons que cette vérification ne soit faite; ce qui emporte de
votre côté la nécessité de disposer de ce que vous avez laissé
chez moi, et que je souhaite de ne pas garder plus longtemps. Je
voudrois donc, monsieur, vous faire acheter une autre malle
à la place de la mienne, dont j'ai besoin, et que vous trouvassiez
un autre dépositaire qui se chargeât de vos effets , on que vous
me marquassiez par quelle voie je dois vous les envoyer.
Mon dessein n'est pas d'entrer- en discussion sur les explica-
tions de votre dernière Itettre. Vous demandez, par exemple, si
la servante de la maison de ville a des preuves que Tenfant
qu'elle vous donne est de vous : ordinairement on ne prend pas
des témoins dans ces sortes d'affaires. Mais elle a fiût ses décla-
rations juridiques, et prêté serment au moment de l'accou-
chement, selon la forme prescrite en ce pays par la loi ; et cela
fait foi, en justice et dans le public, par défaut d'opposition de
votre part.
340 CORRESPONDANCE.
Quelles qa'aieii( été vos iDceorg jusqa'id , Toiisélesà portée
encore de rentrer en vons-méme; et rajdversité qui achève de
perdre ceux qui ont un penchant décidé an mal, peut, si voos
en fiEiites un bon usage, vous ramener au bien, pour lequel il m'a
ton jours paru que vous étiez né* L'épreuve est rude et pénible;
mais quand te md est, grand le remède y doit être pr^portkmné.
Adieu, monsieur. Je com{H*ends que votre situation demande-
roit de ma part autre diose que des discours, mais la mienne
me ttent.ai€faainé pour te présent. PreneE, s'il est po^sUe, qd
peu de patience , et soyez persuadé qu'au moment que je pour-
rai disposer de la bagatelle en question, voussures de mes
nouvdlesr.. Je vous salue, mensi^ir , de tout mcm ooeiir.
4a< . — A M. CHAMFORT.
Le H juin 1964.
.. J'ai toiqoçffsderiré,monsteur,. d'être oubHé de te tooibe in-
solente et vite qui ne songe aux infortunés que pour insulter à
leur misère; mais l'estime des hommes de mérite est un précieiK
dédommagement de ses outrages , et je ne puis qu'être flatté
de Thonneur que vous m'avez fait en m'envoyant votre pièce \
Quoique accueillie du public , elle doit l'être des connoisseurs et
des gens sensibles aux vrais charmes de la nature. L'effet te plus
sûr de mes maximes , qui est de m'attirer la haine des noiédiants
et Taffection des gens de bien , et qui se marque autant par mes
malheurs que par mes succès, m'apprend, par rapprobation
dont vous honorez mes écrits, ce qu'on doit attendre des vô-
tres , et me fait désirer , pour l'utilité publique y qu'ils tiennent
tout ce que promet votre début. Je vous salue, monsieur, de
tout mon cœur,
* La jeu/te Jndienue, comédie eaim acte, en vers, représentée en 4.764.
■t •■
ANNÉE 4 764. 3U
.'%/%/»/ V«/%'«^'«/>« vw
482. — A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le 6 juillet 1764.
J'apprends, monsieur, avec grand plaisir votre heureuse ar-
rivée à Genève, et je vous remercie de Finquiétude que vous
donne ma sciatique naissante. Des personnes à qui je suis alla-
elle, et qui me marquent qu elles me viennent voir, ro*ôtent la
liberté de partir pour Aix. Je vous prie de ne pas envoyer la
flanelle, dont je vous remercie, mais dont il mç seroit impossi-
ble de faire un usage assez suivi pour m'en ressentir. Les soins
qui gênent et qui durent m'importunent ptus que les maux.; et
en toute chose j'aime mieux, souffrir qu'agir^
La réponse du Conseil aux dernières représentations ne m'é-
tonne point ; mais ce qui m'étonne, c'est la persévérance des
citoyens et bourgeois à faire des représentations.
La brochure que vous m'avez envoyée me parpî| d'mi hoonine
qui a trop d'étoffe dans la tête pour n'eu avoir pas un peu dans
le cœur. Si jamais il prend part à quelque, affaire, il fera poids
(lans le parti qu'il embrassera.
Celui à qui je me suis adressé pour les aii's de mandoline m'a
marqué qu'il les feroit graver. Ainsi, il ne me reste qu'à vous
remercier pour cela de la peine que vous avez bien voulu prendre.
Mademoiselle Le Vassei^r vous remercie de l'honneur de votre
souvenir, et vous assure de son respect. Je vous prie d'assurer
du ipien madame d'Ivernois. J'embrasse M. Deluc , et vous sa-
lue, monsieur, de tout mon cœur.
Je reçois à l'instant la flanelle, et vous en remercie, en atten-
dant le plaisir de vous voir.
483. — A M. H. D. P.'
Moticrs, le j5 juillet 1764.
3i mes raisons , monsieur , contre la proposition qui m'a été
* Cette lettre paroh faire suite à la lettre 473, du 23 mai même année.
312 CORRESPONDANCE.
faite par le canal ^ M. P^, vous paroissent mauvaiseft» oelles
que vous m'objectez ne me semblent pas meilleures; et, dans ce
qui regarde ma conduite, je crois pouvoir rester juge des motifc
qui doivent me déterminer.
n ne s'agit pas, je le sais, de ce que tel ou tel peut mériter
par la loi du tali(Mi, mais il s*agit de Foljjeetbn par isKioelk ks
catholiques me fermercHOEit la bouche en m'aocusant de com^
battre ma propre rd^n. Vous écrivez contre les persécuteurs,
me (firoient-ik, et vous vous dites protestantl Vous avex donc
tort; car les protestants sont tout ansri persécuteurs que nous,
et c'est pour cda que nous ne devons point les tolérer, faûn
sûrs que, s'fls devenoiait les plus forts , 3s ne nous toléreroieot
pas nous-mêmes. Vous nous trompez , ajouteroient-JIs , ou vous
vous trompez en vous mettant en contradiction avec les vAtres,
et nous prédiant d'autres maximes que les leurs. Âiitti l'ordre
veut qu'avant d^ttaquer les catholiques , je commence par atta-
quer les protestants^ et par leur montrer qu'ils ne savent pas
leur {ffopre rdiçion, EstH» là, monsieur, ce que vous m'ordon-
nez de foire? Cette entreprise préliminaire rcjetteroit l'aube Pi-
core loin ; et il me parolt que la grandeur de la tâche ne vous
effraie guère , quand il n'est question que de l-imposer.
Que si les arguments adhominem. qu'on m^objectereit vous
paroissent peu embarrassants , ils me le paroîssent beaucoup à
moi; et, dans ce cas, c'est à celui qui sait les résoudre d'en
prendre le soin.
Il y a encore , ce me semble , quelque chose de dur et d'in-
juste de compter pour rien tout ce que j'ai £ait , et de r^jarder
ce qu'on me prescrit comme un nouveau travail à fairct. Quand
on a bien établi une vérité par cent preuves invincibles , ce n'est
pas un si grand crime , à mon avis , de ne pas courir après la
cent et unième, surtout si elle n'existe pas. J'aime k dire des
choses utiles , mais je n'aime pas à les répéter ; et ceux qui veu-
lent absolument des redites, n'ont qu'à prendre plusieurs exem-
plaires du même écrit. Les protestants de France jouissent main-
tenant d'un repos auquel je puis avoir contriI)ué, non par de
ANNÉE -1764. 3ii
vaines dédamations comme tant d'antres, mais par de fortes
raisons politiques bien exposées. Cependant voilà qu'ils me
pressent d'écrire en leur £iiveur : c'est faire trop de cas de ce
que je puis l^ire, ou trop peu de ce que j'^ faàt. Ils avouent
qu'ils sont tranquilles; mais 3s veulent être mieux que bien , et
c'est après que je les ai servis de toutes mes forces, qu'ils me re*
procbent de ne les pas servir au-delà de mes forces.
Ce reproche, monsieur, me parolt peu reconnoissant de leur
part , et peu raisonné de la vôtre. Quand un homme revient d'un
long combat, hors d'haleine et couvert de blessures, est-il temps
de l'exhorter gravement à prendre les armes , tandis qu'on se
ti^it soi-même en repos? Eh ! messieurs, chacun son tour, je
vous prie. Si vous êtes si curieux des coups, allez-en chercher
votre part : quant à moi , j'en ai bien la mienne ; il est temps de
songer à la retraite : mes cheveux gris m'avertissent que je ne
suis {dos qu'un vétéran ; mes maux et mes malheurs me prescri-
vent le repos , et je ne sors point de la lice sans y avoir payé de
ma personne. Sat patriœ Priamoque datum. Prenez mon
rang , jeunes gens , je vous le cède ; gardez-le seulement comme
j'ai fût, et après cela ne vous tourmentez pas plus des exhorta^
tions indiscrètes et des reproches déplacés, que je ne m'en tour-
menterai désormais.
Ainsi, monsieur, je confirme à loisir ce que vous m'accusez
d'avoir écrit à la hâte, et que vous jugez n'être pas digne de moi;
jugement auquel j'éviterai de répondre, faute de l'entendre
suffisamment.
Recevez, monsieur, je vous supplie , les assurances de tout
mon respect.
484. — A MADAME DE CRÉQUI.
BSotiers-Trayers, ai juillet fjô^.
Vous ne m'auriez pas prévenu , madame , si ma situation
m'eût permis de vous faire souvenir de moi ; mais si dans la
prospérité Ton doit aller au devant de ses amis , dans l'adversité
3H CORRESPONDANCE.
il n*est permis que d'attendre. Mes malheurs, l'absence et la
mort» qui ne cessent de m'en ôter, me rendent plus précieux
ceux qui me restent. Je n'avois pas besoin d'un si triste motif
pour faire valoir votre lettre ; mais j'avoue , madame , que la
circonstance où elle m'est venue ajoute enocve au plaisir qu'en
tout autre temps j'aurois eu de la recevoir. Je reconnoîs avec
joie toutes vos anciennes bontés pour moi dans les vœux que vous
daignez foire pour ma conversion. Mais , quoique je aois trop
bon cbréti^i pour être jamais catholique , je ne m'en crois pas
moins de la même rdigion que vous : car la bonne roIigioB om-
siste beaucoi^) moins dans ce qu'on croit que dans cequ'oaCût.
Ainsi, madame, restons comme nous sommes; et quelque vous
en puissiez dire, nous nous reverrons bien plus purement dam^
l'autre monde que dans cdui-ci. C'eût été un très grand homiNir
pour votre gouvernement que J. J. Rousseau y yécùi ^ mourdt
tranquille ; mais l'esprit étroit de vos petits parlementaires ne
leur a pas permis de voir jusque4à; et quand ils l'auroîeiit va,
l'intérêt particulier ne leur eût pas permis de chercher la gloire
nationale au préjudice de leur vengeance jésuitique et des petits
moyens qui tenoient à ce projet . Je connois trop leur portée pour
les exposer à faire une seconde sottise : la première a suffi pour
me rendre sage. L'air de ce lieu-ci me tuera , je le sais ; mais
n'importe » j'aime mieux mourir sous l'autorité des lois que de
vivre éternel jouet des petites passions des hommes. Madame,
Paris ne me reverra jamais : voilà sur quoi vo^s pouvez compter.
Je suis bien fâché que cette certitude m'ôte l'espoir de vous re-
voir jamais qu'en esprit ; car je crois qu'avec toute votre dévotion
vous ne pensez pas qu'on se revoie autrement dans l'autre vie.
Recevez» madame, mes salutations et mon respect, et soyez bien
persuadée, je vous supplie, que, mort ou vif, je ne vous
oublierai jamais.
ANNÉE 1764. 315
485. — A M. SÉGUIER DE SAINT-BRISSON ■.
Motiers, le aa juillet 1764*
Je crains , monsieur, que vous n'alliez un peu vite en besogne
dans vos projets; il faudroit, quand rien ne vous presse, pro-
portionna la maturité des délibérations à l'importance des
résolutions. Pourquoi quitter si brusquement Fétat que vous
aviez embrassé , tandis que vous pouviez à loisir vous arranger
pour en prendre un autre , si tant est qu'on puisse appeler un
état le genre de vie que vous vous êtes choisi , et dont vous
s^ez peut-être aussitôt rebuté que du premier? Que risquiez-
vous à mettre un peu moins d'impétuosité dans vos démarches,
et à tirer parti de ce retard , pour vous confirmer dans vos prin-
cipes , el pour assurer vos résolutions par une plus mûre étude
de vous-même ? Vous voilà seul sur la t^re dans Tâge où Thomme
doit tenir à tout; je vous plains, et c'est pour cela que je ne puis
vous approuver, puisque vous avez voulu vous isoler vous-même
au moment où cela vous convenoit le moins. Si vous croyez avoir
suivi mes principes , vous vous trompez : vous avez suivi Timpé-
tuosîté de votre âge ; une démarche d'un tel éclat valoit assuré-
ment la peine d'être bien pesée avant d'en venir à l'exécution.
C'est une chose faite , je le sais : je veux seulement vous faire
entendre que la manière de la soutenir et d'en revemr demande
un peu plus d'examen que vous n'en avez mis à la faire.
Voici pis. L'effet naturel de cette conduite a été de vous
brpuîU^ avec madame, votre mère. Je vois, sans que vous me le
montriez, le fil de tout cdla; et, quand il n'y auroit que ce que
vous me dites, à quoi bon aller effaroucher la conscience tran-
quille d'une mère, en lui montrant sans nécessité des sentiments
différents des siens? Il falloit, monsieur, garder ces sentiments
au-d^dans de vous pour la règle de votre conduite, et leur pre-
mier effet devoit être de vous faire endurer avec patience les
tracasseries de vos prêtres, et de ne pas changer ces tracasse-
^\oy ûi\es Cori/essiofiSfhy. xit.
346 CORRESPONDANCE.
ries &ï penécotioiift, en vonlaiit secoua hautemeiit le joog de la
rdigion où vous étiez né. Je pense si pen comme vous sor cet
article, que quoique le clergé protestant me fasse une guerre
ouverte, et que je sois fort éloigné de penser comme lui sur tous
les points, je n'en demeure pas moins sincèrement uni à la com-
munion de notre église, bien résolu d'y vivre et d'y mourir s'ï
dépend de moi : car il est très consolant pour un croyant affl^
de resta* en communauté de culte avec ses frères, el de servir
Dieu conjointement avec eux. Je vous dirai plus, et je vous dé-
clare que, si j'étois né cathofique, je dememrerois catholique,
sachant bien que votre ËgUse met un frein très salutaire mxt
écarts de la raison humaine, qui ne trouve ni fonds ni rive quMid
die veut sonder l'abîme des dioses; ei je suis si convaûica de
l'utilité de ce frein, que je m'en su» moi-même imposé un sem-
blable, en me prescrivant, pour le reste de ma vie, des règ^
de foi dont je ne me permets plus de sortir. Aussi je vous jure
que je ne suis tranquille que depuis ce temps-là, Uen oonvaiaoa
que, sans cette précaution, je ne l'aurois été de ma vie. Je vous
parle, monsieur, avec effosion de cœur, et comme un pare par-
leroit à son enfant. Votre brouilierie avec madame votre mère
me navre. J'avois dans mes malheurs la consolation de cronre
que mes écrits ne pouvoient foire que du bien; voulez-vous m'6-
ter encore cette consolation? Je sais que, s'ils font du mal, ce
n'est que foute d'être entendus ; mais j'aurai toujours le r^pret
de n'avoir pu me faire entendre. Cher Saint-Brisson, un fib
brouillé avec sa mère a toujours tort : de tous les sentiments
naturels, le seul demeuré parmi novi$ est l'affection materndle.
Le droit des mares est le plus sacré que je connoisse; en aucun
cas on ne peut le violer sans crime : raccommodez-vous donc
avec la vôtre. Allez vous jeter à ses pieds ; à quelque prix que ce
soit , apaisez-la : soyez sûr que son cœur vous sera rouvert si le
vôtre vous ramène à elle. Ne pouvez-vous sans fausseté lui foire
le sacrifice de quelques opinions inutiles, ou du moins les dissi-
muler? Vous ne serez jamais appelé à persécuter personne; que
vous importe le reste? Il n'y a pas deux morales « Celle du obris-
ANNÉE ^764- 3<7
tianisme et celle de la philosophie sont la même, l'une et l'autre
vous imposent ici le même devoir ; vous pouvez le remplir, vous
le devez; la raison, l'honneur, votre intérêt, tout lèvent : moi
je l'exige pour répondre aux sentiments dont vous m'honorez.
Si vous le faites, comptez sur mon amitié, sur toute mon estime,
sur mes soins, si jamais ils vous sont bons à quelque chose. Si
vous ne le faites pas, vous n'avez qu'une mauvaise tête ; ou, qui
pis est, votre cœur vous conduit mal, et je ne veux conserver
des liaisons qu'avec des gens dont la tête et le cœur soient sains.
486. — A M. D'IVERNOIS.
s
Trerdan, le mercredi i«r août 1764.
Lë voyage, monsieur, qui doit me rapprocher de vous est
commencé; mais je ne sais quand il s'achèvera, vu les pluies
qui tombent actuellement , et qui rendent les chemins désagréa-
bles pour un piéton. Toutefois, supposant que la pluie cesse et
que le chemin se ressuie passablement d'ici à demain après-dî-
ner, je me propose d'aller coucher à Goumoins, après-demain à
Morges , où j'attendrai peut-être un jour ou deux. Comme j'en
crois les cabarets mauvais et le séjour ennuyeux, je tâcherai de
trouver un bateau pour traverser à Thonon , où je séjournerai
quelques jours attendant de vos nouvelles. Je vous marque ma
marche un peu en détail, afin que , si vous vouliez me joindre à
Morges , vous puissiez savoir quand m'y trouver : mais encore
une fois, ma manière de voyager fait que tous mes arrangements
dépendent du temps. Je serai charmé de vous voir et nos amis,
à condition que je ne serai point gêné dans ma manière de vivre,
et qu'on n'amènera point de femme, quelque plaisir que j'eusse
en tout autre temps de faire connoissance avec madame d'Iver-
nois. Je lui présente mon respect, et vous salue, monsieur, de
tout mon cœur.
3^8 CORRESPONDANCE.
/%/x/«/%<'»«x-«>'«>v
487. — AU MÊME.
Motiera, le ao août 1764.
En arrivant ici avant-hier, monsieur, en médiocre état, je
reçus avec des centaines de lettres la vôtre pour m'en consoler,
mais à laquelle Timportunité des autres m'empêche de répondre
en détail aujourd'hui.
Je suis très sensible à la grâce que veut me faire M. Guyot;
ce seroit en abuser que de prendre toutes ses bougies au prix
auquel il veut bien me les passer. D'ailleurs, il ne me paroit pas
que celle que vous m'avez envoyée soit exactement semblable
aux miennes, il faudroit, pour en faire l'essai convenablement,
et plus de loisû* et un plus grand nombre. A tout événement, si
de ces cinq douzaines M. Guyot vouloit bien en céder deux, je
pourrois, sur ces vingt-quatre bougies, faire cet hiver des es-
sais qui me décideroient sur ce qui pourroit lui en rester au prin-
temps; et, si pour ce nombre il permet le choix, je les aimerois
mieux grises ou noires que rouges , et surtout des plus longues
qu il ait , puisque je suis obligé de mettre à toutes des alonges
qui m'incommodent beaucoup , mais qui sont nécessaires pour
que la bougie pénètre jusqu'à l'obstacle.
Vous aurez la Nouvelle Héloïse; mais comme je suppose
que vous n'êtes pas pressé , j'attendrai que les tracas me laissent
respirer. Du reste, ne vous faites pas tant valoir pour m'avoir de-
mandé cette bagatelle ; votre intention se pénètre aisément. Les
autres donnent pour recevoir ; vous faites tout le contraire , et
même vous abusez de ma facilité. Ne m'envoyez point de l'eau
d'Auguste, parcequ'en vérité je n'en saurois que faire, ne la
trouvant pas fort agréable, et n'ayant pas grand'foi à ses vertus.
Quant à la truite, l'assaisonnement et la main qui Ta préparée
doivent rendre excellente une chose naturellement aussi bonne ;
mais mon état présent m'interdit Tusage de ces sortes de mets.
Toutefois ce présent vient d'une part qui m'empêche de le refu-
ANNÉE 1764. 319
ser , et j'ai grand'peur que ma gourmandise ne m'empéché de
m'en abstenir.
Je dois vous avertir, par rapport à Feau d'Auguste, de ne plus
vous servir d'une aiguille de cuivre , ou de vous abstenir d'en
boire; car la liqueur doit dissoudre assez de cuivre pour rendre
cette boisson pernicieuse et pour en faire même un poison. Ne
négligez pas cet avis.
«Taurois cent choses à vous dire; mais le temps me presse,
il faut finir : ce ne seroit pas sans vous faire tous les remercî-
ments que je vous dois , si des paroles y pouvoient suffire. Bien
des respects à madame, je vous supplie ; mille choses à nos amis;
recevez les remercîments et les salutations de mademoiselle Le
Vasseur , et d'un homme dont le cœur est plein de vous.
Je ne puis m'empêcher de vous réitérer que l'idée d'adresser
Z> à JS est une chose excellente ; c'est une mine d'or que cette
idée entre des mains qui sauront l'exploiter.
488. — A MILORD MARÉCHAL.
Motiers, le 2X août 1764.
Le plaisir que m'a causé , milord , la nouvelle de votre heu-
reuse arrivée à Berlin par votre lettre du mois dernier , a été re-
tardé par un voyage que j'avois entrepris, et que la lassitude et
le mauvais temps m'ont fait abandonner à moitié chemin. Un
premier ressentiment de sciatique , mal héréditaire dans ma fa-
mille , m'effrayoit avec raison. Car jugez de ce que deviendroit ,
cloué dans sa chambre, un pauvre malheureux qui n'a d'autre
soulagement ni d'autre plaisir dans la vie que la promenade ,
et qui n'est plus qu'une machine ambulante ! Jem'étoisdonc mis
en chemin pour Aix dans Tmlention d'y prendre la douche et
aussi d'y voir mes bons amis les Savoyards , le meilleur peuple,
à mon avis , qui soit sur la terre. J'ai fait la route jusqu'à Mor-
ges pédestrement , à mon ordinaire, assez caressé partout. En
traversant le lac, et voyant de loin les clochers de Genève , je
me suis surpris à soupirer aussi lâchement que j'aurois fait jadis
320 CORRESPONDANCE.
pour une perfide maîtresse. Arrivé à Thonon , il a fallu rétro-
^ader , malade et sous une pluie continuelle. Enfin me voici de
retour, non cocu à la vérité , mais battu , mais content , puisque
j'apprends votre heureux retour auprès du roi, et que mon
protecteur et mon père aime toujours son enfant.
Ce que vous m'apprenez de l'affranchissement des paysans
de Poméranie, joint à tous les autres traits pareils que vous m'a-
vez ci-devant rapportés , me montre partout deux choses égale-
ment belles ; savoir , dans l'objet le génie de Frédéric , et dans
le choix le cœur de George. On feroît une histoire digne d'im-
mortaliser le roi sans autres mémoires que vos lettres.
A propos de mémoires , j'attends avec impatience ceux que
vous m'avez promis. «Tabandonnerois volontiers la vie particu-
lière de vott*e frère si vous les rendiez assez amples pour en
pouvoir tirer l'histoire de votre maison. J'y pourrois parler au
long de rÊcosse , que vous aimez tant, et de votre illustre^ère
et de son illustre frère , par lequel tout cela m'est devenu dier.
Il est vrai que cette entreprise seroit immense et fort au-dessus
de mes forces , surtout dans l'état où je suis ; mais il s*agit moins
de faire un ouvrage que de m' occuper de vous, et de fixer mes
indociles idées qui voudroient aller leur train malgré moi. Si
vous voulez que j'écrive la vie de l'ami dont vous me parlez , que
votre volonté soit faite : la mienne y trouvera toujours son comp-
te, puisqu'en vous obéissant je m'occuperai de vous. Bonjour ,
milord.
489.— A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLÈfeS.
Motiers, le 26 août 1764*
Après les preuves touchantes , madame , que j'ai eues de vo*-
tre amitié dans les plus cruels moments de ma vie , il y auroit à
moi de l'ingratitude de n'y pas compter toujours; mais il faut
pardonner à mon état : la confiance abandonne les malheureux ,
et je sens au plaisir que m'a fait votre lettre, que j'ai besoin d'ê-
tre ainsi rassuré quelquefois. Cette consolation ne pouvoit me
ANNÉE ^764 32f
venir plus à propos : après tant de pertes irréparables, et en der-.
nier lien celle de M. de Luxembourg, il m'importe de sentir
qu'il mereste des biens assez précieuse pour valoir la peine de
vivre. Le moment où j'eus le bonheur de le connoître ressem-
bloit beaucoup à celui où je l'ai perdu ; dans l'un et dans l'autre,
j'élois affligé, délaissé , malade : il me consola de tout ; qui
me consolera de lui? Les amis que j'avois avant de le perdre ;
car mon cœur , usé par les maux , et déjà durci par les ans , est
fermé désormais à tout nouvel attachement.
Je ne puis penser, madame, que dans les critiques qui regar-
dent l'éducation de M. votre fils , vous compreniez ce que , sur
le parti que vous avez pris de l'envoyer à* Leyde , j'ai écrit au
chevalier de L***. Critiquer quelqu'un, c'est blâmer dans le pu-
blic sa conduite ; mais dire son sentiment à un ami commun sur
un pareil sujet ne s'appellera jamais critiquer , à moins que Fami-
tîé n'impose la loi de ne dire jamais ce qu'on pense , même en
choses où les gens du meilleur sens peuvent n'être pas du mémo
avis. Après la manière dont j*ai constamment pensé et parlé de
vous , ;nadame , je me décrierois moi-même si je m'avisois de
vous critiquer. Je trouve à la vérité beaucoup d'inconvénients à
envoyer les jeunes gens dans les universités ; mais je trouve aussi
que , selon les circonstances , il peut y en avoir davantage h ne
pas le faire , et l'on n'a pas toujours en ceci le choix du plus grand
bien , mais du moindre mal. D'ailleurs une fois la nécessité de ce
parti supposée , je crois comme vous qu'il y a moins de danger
en Hollande que partout ailleurs.
Je suis ému de ce que vous m'avez marqué de MM. les comtes
de B*** : jugez, madame, si la bienveillance des hommes de ce
mérite m'est précieuse , à moi , que celle même des gens que je
n'estime pas subjugue toujours. Je ne sais ce qu'on eût fait de moi
par les caresses : heureusement on ne s'est pas avisé de me gâter
là-dessus. On a travaillé sans relâche à donner à mon cœur , et
peut-être à mon génie, le ressort que naturellement ils n'avoient
pas. J'étois né foible; les mauvais traitements m'ont fortifié : à
force de vouloir m'avilir, on m'a rendu fier.
CORRESPONDAlfCE. T. II. 31
322 CORRESPONDANCE.
Vous avez la bonté 9 madame , de vouloir des détails sur ce
qui me regarde. Que vous dirai-je? rien n est plus uni que ma
vie , rien n'est plus borné que mes projets : je vis au jour la
journée sans souci du lendemain , ou plutôt j'adiève de vivre
avec plus détenteur que je n*avois compté. Je ne m'en irai pas
plus tôt qu'il ne plaît à la nature ; mais ses longueurs ne laissent
pas de m'embarrasser, car je n ai plus rien àfaire ici.Le dégoût
de toutes choses me livre toujours plus à l'indolence et à l'oisiveté.
Les maux physiques me donnent seuls un peu d'activité. Le
séjour que j'habite, quoique assez sain pour les autres hommes,
est pernicieux pour mon état : ce qui fait que, pour aie dérober
aux injures de l'air et à l'importunité des désœuvrés , je vais er-
rant par le pays durant la belle saison ; mais aux approches de
l'hiver , qui est ici très rude et très long , il fout revenir et souf-
frir. Il y a longtemps que je cherche à déloger : mai où aller?
comment m'arranger? J*ai tout à-la-fois l'embarras de l'indigeDce
et celui des richesses : toute espèce de soin m'effraie , le trans-
port de mes guenilles et de mes livres par ces montagnes est pé-
nible et coûteux : c'est bien. la peine de déloger de ma maison,
dans l'attente de déloger bientôt de mon corps! Au lieu que,
restant où je suis, j'ai des journées délicieuses , errant, sans
souci , sans projet , sans affaires , de bois en bois et de rochers
en rochers, rêvant toujours et ne pensant point. Je donnerois
tout au monde pour savoir la botanique; c'est la véritable occu-
pation d'un corps ambulant et d'un esprit paresseux : je ne ré-
pondrois pas que je n'eusse la folie d'essayer de l'apprendre , si
je savois par où commencer. Quant à ma situation du côté des
ressources , n'en soyez pas en peine; le nécessaire, même abon-
dant , ne m'a point manqué jusqu ici et probablement ne me man-
quera pas sitôt. Loin de vous gronder de vos offres, madame,
je vous en remercie; mais vous conviendrez qu'elles seroient mal
placées si je m'en prévalois avant te besoin.
Vous vouliez des détails; vpus devez être contente. Je suis
très content des vôtres , à cela près que je n'ai jamais pu lire le
nom du lieu que vous habitez. Peut-être le connoisrje ; et il me
ANNÉE ^764. 323
"SM^roitbien doux de vous y suivre, du moins par l1m9gination.
Au reste , je vous plains de n'eji être encore qu'à la philosophie.
Je suis bien plus avancé que vous , madame ; sauf mon devoir et
mes amis , me voilà revenu à rien.
Je ne trouve pas le chevalier si déraisonnable, puisqu'il vous
divertit; s'il n'étoit que déraisonnable, il n'y parviendroit sûre-
ment pas. Il est bien à plaindre dans les accès de sa goutte , car
on soufïre cruellement ; mais il a du moins l'avantage de souffrir
sans risque. Des scélérats ne Fassassineront pas, et personne
n'a intérêt à le tuer. Êtes-vous à portée , madame , de voir sou-
vent madame la maréchale? Dans les tristes circonstances où elle
'se trouve , elle a bien besoin de tous ses amis , et surtout de
vous.
490. — A M. LE PRINCE L, E. DE WIRTEMB ERG.
Motiers, le 3 septembre 1764.
J'apprends avec plus de chagrin que de surprise l'accident qui
TOUS a forcé d'ôter à votre second enfant sa nourrice naturelle.
Ces refus de lait sont assez communs^ mais ils ne sont pas tous
sur le compte de la nature, les mères pour l'ordinaire y ont
•bonne part. Cependant, en cette occasion, mes soupçons tom-
bent plus sur le père que sur la mère. Vous me parlez de ce joli
sein en époux jaloux de lui conserver toute sa fraîcheur, et qui,
au pis aller, aime mieux que le dégât qui peut s'y faire soit de sa
façon que de celle de l'enfant : mais les voluptés conjugales sont
passagères , et les plaisirs de Tamant ne font le bonheur ni du
j>ère ni de l'époux.
Rien de plus intéressant que les détails des progrès de Sophie.
Ces premiers actes d'autorité ont été très bien vus et très bien
réprimés. Ce qu il y a de plus difficile dans l'éducation est de
ne donner aux pleurs des enfants ni plus ni moins d'attention
qu'il est nécessaire. Il faut que l'enfant demande, et non qu'il
commande; il faut que la mère accorde souvent, mais qu elle ne
cède jamais. Je vois que Sophie sera très rusée; et tant mieux ,
324 CORRESPONDANCE.
pourvu qu'elle ne soit ni capricieuse ni impérieuse; mais je vois
qu'elle aura {prand besoin de la vigilance paternelle et maternelle,
et de l'esprit de discernement que vous y joignez. Je sens , au
plaisir et à l'inquiétude que me donnent toutes vos lettres , que
le succès de l'éducation de cette chère en£ant m'intéresse presque
autant que vous.
491 . — A MADAME LATOUR.
Au CIiamp-du-Moalin, le 9 sep^tembre 1764.
J'ai reçu toutes vos lettres, chère Marianne , je sens tout mes
torts; pourtant j'ai raison. Dans les tracas où je suis , l'aversion
d'écrire des lettres s'étend jusqu'aux personnes à qui je suis
forcé de les adresser, et vous êtes , en pareil cas , une de celles
à qui je me sens le moins disposé d'écrire. Si ce sont absolument
des lettres que vous voulez , rien ne m'excuse; mais si Tamitié
vous suffit, restez en repos sur ce point. Au surplus, daignez
attendre , je vous écrirai quand je pourrai.
Mille choses, je vous supplie, au papa , s'il est encore auprès
de vous.
492. — A M. DU PEYROU,
la septembre 1764.
Je prends le parti, monsieur, suivant votre idée, d'attendre
ici votre passage : s'il arrive que vous alliez à Cressier, je pour-
rai prendre celui de vous y prendre , et c'est de tous les arran-
gements celui qui me plaira le plus. En ce cas-là j'irai seul, c'est-
à-dire sans mademoiselle Le Vasseur, et je resterai seulement
deux ou trois jours pom* essai, ne pouvant guère m'éloigner en
ce moment plus longtemps d'ici. Je comprends, au temps que
demande la dame Guinchard pour ses préparatifs , qu'elle me
prend pour un Sybarite. Peut-être aussi veut-elle soutenir la ré-
putation du cabaret de Cressier ; mais cela lui sera difficile,
puisque les plats, quoique bons, n'en font pas la bonne chère, et
ANNÉE 4764. .^25
qu on n'y remplace pas l'hôte par un cuisinier. Vous aurez à
Monlezi un hôte qui n'est pas plus facile à remplacer, et des hô-
tesses qui le sont encore moins. Monlezi doit être une espèce
de mont Olympe pour tout ce qui l'habite en pareille compagnie.
Bonjour, monsieur : quand tous reviendrez parmi les mortels,
n'oubliez pas, je vous prie, celui de tous qui vous honore le plus,
et qui veut vous offrir, au lieu d'enc^s , des sentiments qui le
valent bien.
493. — AU MÊME.
Ce dimanclie matin» septembre 1764.
Mon état met encore plusd^obstacles que le temps à mon dé-
part. Ainsi j*abandonne, pour le présent, mon premier projet
de voyage, qui ne me perraettroit pas d'être ici de retour à la
iin du mois, ce qu'il faut absolument ; mais, au lieu de cela, je
prendrai le parti de descendre à NeuChâtel, et d'y passer quel-
ques jours avec vous ; ainsi, vous pouvez, si vous y descendez ,
me prendre avec vous, ou nous descendrons séparément, tou-
jours en supposant que mon état me le permette.
Je fais mille salutations et respects à tous les habitants et ha-
bitantes de Monlezi. Je ne dois entrer pour rien dans l'arrange-
ment de voyage de M. ChaiUet , parceque je ne prévois pas pou-
voir descendre aussitôt que lui. Madafne Boy de La Tour me
charge de lui marquer, de même qu'à madame, Fempressement
qu'elle a de les voir ici. Elle leur fait dire aussi pour nouvelle
que madame Froment est arrivée hier à Colombier. Nous ver-
rons votre besogne quand nous nous verrons , et c'est surtout
pour en conférer ensemble que je veux passer deux ou trois jours
avec vous. J*écris si h la hâte , que je ne sais ce que je dis , sinon
quand je vous assure que je vous aime de tout mon cœur.
Le portrait est fait, et on le trouve assez ressemblant; mais le
peintre n'en est pas content.
320 CORRESPONDANCE. ^
494. — A M. D'IVERNOIS.
Moticn, le x5 septembre 1764.
La difficulté, monsieur, de trouver un logement qui me cod«
vienne me force à demeurer ici cet hiver ; ainsi vous m'y trou-
verez à votre passage. Je viens de recevoir, avec votre lettre du
1 1 , le mémœre que vous m*y annoncez : je n'ai point celui de£
à G, et je n'ai aucune nouvelle de C, ce qui me confirme dans
l'opinion où j'étois sur son sort.
Je suis charmé , mais non surpris, de ce que vous me mar-
quez de la part de M. Abauzit. Cet homme vénérable est trop
éclairé pour ne pas voir mes intentions , et trop vertueux: pour ne
pas les approuver.
Je savois le voyage de M. le duc de Randan : deux carrossées
d'officiers du régiment du roi , qui Font accompagné , et qui me
sont venus voir , m'en ont dit des détails. On leur avmt assiuréà
Genève que j'étois un loup-garou inabordable. Us ne sont pas
édifiés de ce qu'on leur a dit de moi dans ce pays-là.
J'aurai soin de mettre une marque distinctive aux papiers qui
me viennent de vous ; mais je vous avertis que , si f en dois foire
usage , il fondra qu'ils me restent très longtemps , aussi bien
que tout ce qui est entre mes mains et tout ce dont j'ai besoin
encore. Nous en causerons quand j'aurai le plaisir de vous voir ,
moment que j'attends avec un véritable empressement. Mes res-
pects à madame dlvernois , et mes salutations à nos amis. Je
vous embrasse.
Je crois vous avoir marqué que j'avois ici la harangue de
M. Chouet.
495. — AM.DUPEYROU.
Le 17 septembre 1764.
Le temps qu'il fait ni mon état présent ne me permettent
pas , monsieur , de fixer le jour auquel il me sera possible d'aller
^ ANNÉE 4764. 327
à Gressier. Mais s'3 faisoit beau et que je fusse mieux , je tâche-»
rois , d'aujourd'hui ou de demain en huit , d'aller coucher à Neu-
chàtel; et de là, si votre carrosse étoit chez vous, je pourrois ,
puisque vous le permettez , le prendre pour aller à Gressier*
Mon désir d'aller passer quelques jours près de vous est certain ;
mais je suis si accoutumé à voir contrarier mes projets , que je
n'ose presque plus en faire ; toutefois voilà le mien quant à pré-
sent , eî s il arrive que j'y renonce , j'aurai sûrement regret de
n'avoir pu l'exécuter. Mille remerciments , monsieur, et saluta-
tions de tout mon cœur.
Je ne comprends pas bien , monsieur , pourquoi vous avez
affranchi votre lettre. Comme je n aime pas pointiller , je n'af-
franchis pas la mienne. Quand on s'écarte de l'usage, il faut
avoir des raisons ; j'en aurois une , et vous n'en aviez point que je
sache.
496. — A M. DANIEL ROGUIN.
Motiers, le sa septembre 1764
Je suis vivement touché , très cher papa , de la perte que nous
venons de faire ; car , outre que nul événement dans votre fa-
mille ne m'est étranger , j'ai pour ma part à regretter toutes les
bontés dont m'honoroit M. le banneret. La tranquillité de ses
derniers moments nous montre bien que l'horreur qu'on y trouve
est moins dans la chose que dans la manière de Tènvisager. Une
vie intègre est à tout événement un grand moyen de paix dans
ces moments-là , et la sérénité avec laquelle vous philosophez sur
cette matière vient autant de votre cœur que de votre raison.
Cher papa, nous n'abrégerons pas , comme le défunt, notre
carrière à force de vouloir la prolonger ; nous laisserons dispo-
ser de nous à la nature et à son auteur , sans troubler notre vie
par l'effroi de la perdre. Quand les maux ou les ans auront mûri
ce fruit éphémère, nous le laisserons tomber sans murmure; et
tout ce qu'il peut arriver de pis en toute supposition est que nous
cesserons alors, moi d'aimer le bien , vous d'en faire.
328 CORRESPONDANCE, a ^
2Su
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497. — A M. CHAMFORT.
A Motiers, le G octobre 1764*
* Je vous remercie , monsieur , de votre dernière pièce * et du
plaisir que m'a fait sa lecture. Elle décide le talent qu'annonçoit
la première , et déjà Tauteur m'inspire assez d*estime pour oser
lui dire du mal de son ouvrage. Je n'aime pas trop qu'à votre âge
vous fassiez le grand-père , que vous me donniez un intérêt si ten-
dre pour le petit^ls que vous n'avez point , et que , dans une
épitre où vous dites de si belles choses, je seule que ce n'est
pas vous qui parlez. Évitez cette métaphysique à la mode, qui
depuis quelque temps obscurcit tellement les vers françois , qu'on
ne peut les lire qu'avec contention d'esprit. Les vôtres ne sont
pas dans ce cas encore, mais ils y tomberoient si la différence
qu'on sent entre votre première pièce et la seconde alloit en
augmentant. Votre épitre abonde non-seulement en grands senti-
ments , mais en pensées philosophiques auxquelles Je reproche-
rois quelquefois de Tétre trop. Ps\r exemple , en louant dans les
jeunes gens la foi qu'ils ont et qu'on doit à la vertu , croyez-vous
que leur faire entendre que celte foi n'est qu'une erreur de leur
âge soit un bon moyen de la leur conserver ? U ne faut pas ,
monsieur , pour paroître au-dessus des préjugés , saper les fon-
dements de la morale. Quoiqu'il n'y ait aucune parfaite vertu sur
la terre , il n'y a peut-être aucun homme qui ne surmonte ses
penchants en quelque chose , et qui par conséquent n'ait quelque
vertu ; les uns en ont plus , les autres moins : mais si la mesure
est indéterminée , est-ce à dire que la chose n'existe point? C'est
ce qu'assurément vous ne croyez point , et que pourtant vous
faites entendre. Je vous condamne, pour réparer cette faute, à
faire une pièce où vous prouverez que, malgré les vices des
hommes , il y a parmi eux des vertus , et même de la vertu , et
qu'il y en aura toujours. Voilà , monsieur , de quoi s'élever à la
plus haute philosophie. Il y en a davantage à combattre les pré-
^ Epiirc d^uji père à sonjils sur la tiaissiuice d'un pel'd-Jîls.
^ V ANNÉE ^764. 329
jugés pbflosophiques qui sont nuisibles qu*â combaltre les pré-
jugés populaires qui sont utiles. Entreprenez hardiment cet ou-
vrage; et si vous le traitez comme vous le pouvez faire , un prix
ne sauroit vous manquer ' . ,
En vous parlant des gens qui m'accablent dans mes malheurs
et qui me portent leurs coups en secret , j'étois bien éloigné,
monsieur, de songer à rien qui eût le moindre rapport au par-
lement de Paris. J*ai pour cet illustre corps les mêmes senti-
ments qu'avant ma disgrâce, et je rends toujours la même justice
à ses membres, quoiqu'ils me l'aient si mal rendue. Je veux
même penser qu'ils ont cru faire envers moi leur devoir d'hom-
mes publics; mais c'en étoit un pour eux de mieux l'apprendre.
On trouveroit difficilement un fait ou le droit des gens fût violé
de tant de manières : mais quoique les suites de cette affaire
m'aient plongé dans un gouffre de malheurs d'où je ne sortirai
de ma vie, je n'en sais nul mauvais gré à ces messieurs. Je sais
que leur but n'étoit point de me nuire, mais seulement d'aller
à leurs fins. Je sais qu'ils n'ont pour moi ni amitié ni haine, que
mon être et mon sort est la chose du monde qui les intéresse le
moins. Je me suis trouvé sur leur passage comme un caillou
qu'on pousse avec le pied sans y regarder. Je connois à-peu-
près leur portée et leurs principes. Ils ne doivent pas dire qu'ils
ont fait leur devoir, mais qu'ils ont fait leur métier.
Lorsque vous voudrez m'honorer de quelque témoignage de
souvenir et me faire quelque part de vos travaux littéraires , je
les recevrai toujours avec intérêt et reconnoissance. Je vous sa-
lue, monsieur , de tout mon cœur.
498. — A M. DU PEYROU.
Le lo octobre 1764*
Traité historique des plantes qui croissent dans la
Lorraine et les trois Éuéchés; par M. P. /. BuchoZj
' Cliamfort avoit envoyé son épîlre au rouconnï pour le prix de poésie proposé
par TAcadémie françoise.
330 CORRESPONDANCE.
avocat au parlement de Metz, docteur en médecine, etc.
Cet ouvrage dont deux volumes ont déjà paru, en aura vingt
in-8' , avec des planches gravées.
r J'en élois ici , monsieur, quand j'ai reçu votre docte lettre ; je
suis charmé de vos progi'ès; je vous exhorte à continuer; vous
serez notre maitre , et vous aurez tout l'honneur de notre futur
savoir.' Je vous conseille pourtant de consulter M. Marais sur les
noms des plantes, plus que sur leur étymologie; car aspho--
delos, et non pas asphodeilos, n'a pour racine aucun mot qui
signifie ni mort ni herbe , mais tout au plus un verbe , qui
signifie /e tue, parcequeles pétales de l'asphodèle ont quelque
ressemblance à des fers de pique. Au reste, j'ai connu des
asphodèles qui avoient de longues tiges , et des feuilles sembla-
bles à celles des lis. Peut-être faut-il dire correctement : du
genre des asphodèles. La plante aquatique est bien nénuphar,
autrement nymphœa , comme je disois. Il faut redresser ma
faute sur le calament, qui ne s'appelle pas en latin calamen-
fum^ mais calamentha, comme qui diroit belle menthe.
Le temps ni mon état présent ne m'en laissent pas dire davan-
tage. Puisque mon silence doit parler pour moi, vous savez,
monsieur , combien j'ai à me taire.
499. — A M. MARTEAU.
Mo tiers, le 14 octobre 1764.
J'ai reçu, monsieur, au retour d'une tournée que j'ai faite
dans nos montagnes , votre lettre du 4 août , et l'ouvrage que
vous y avez joint. J'y ai trouvé des sentiments , de l'honnêteté ,
du goût ; et il m'a rappelé avec plaisir notre ancienne connois-
sance. Je ne voudrois pourtant pas qu'avec le talent que vous
paroissez avoir , vous en bornassiez l'emploi à de pareilles ba-
gatelles.
Ne songez pas , monsieur, à venir ici avec une femme et douze
cents livres de rente viagère pour toute fortune. La liberté met
ici tout le monde à son aise ; le commerce qu'on ne gêne point y
ANNÉE 1764. 33f
fleurit; on y a beaucoup d'argent et peu de denrées : ce n'est
pas le moyen d'y vivre à bon marché. Je vous conseille aussi de
bien songer, avant de vous marier, à ce que vous allez faire. Une
rente viagère n'est pas une grande ressource pour une famille.
Je remarque d'ailleurs que tous les jeunes gens à marier trouvent
des Sophies; mais je n'entends plus parler de Sophies aussitôt
qu'ils sont mariés.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
500. — A M. LALIAUD.
Motiers, le 14 octobre 1764.
Voici , monsieur, celle des trois estampes que vous m'avez
envoyées qui, dans le nombre des gens que j'ai consultés, a
eu la pluralité des voix. Plusieurs cependant préfèrent celle
qui est en habit françois , et l'on peut balancer avec raison ,
puisque l'une et l'autre ont été gravées sur le même portrait ,
peint par M. de La Tour. Quant à l'estampe où le visage est
de profil, elle n'a pas la moindre ressemblance : il paroit que
celui qui l'a faite ne m'avoit jamais vu, et il s'est même trompé
sur mon âge.
Je voudrois, monsieur, être digne de l'honneur que vous me
faites. Mon portrait figure mal parmi ceux des grands philoso-
phes dont vous me parlez ; mais j'ose croire qu'il n'est pas dé-
placé parmi ceux des amis de la justice et de la vérité. Je vous
salue, monsieur, de tout mon cœur.
50i.— A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers , le 14 octobre 1 764*
C'est à regret, prince» que je me prévaux quelquefois des
conditions que mon état et la nécessité , plus que ma paresse ,
m'ont forcé de faire avec vous. Je vous écris rarement; mais j'ai
toujours le cœur plein de vous et de tout ce qui vous est cher.
Votre constance à suivre le genre de vie si sage et si simple que
332 CORRESPONDANCE.
vous avez choisi , me feit voir que vous avez tout ce qu'il faut
pour l'aimer toujours ; et cela m'attache et m'intéresse à vous
comme si j'étois votre égal, ou plutôt comme si vous étiez le
mien ; car ce n* est que dans les conditions privées que Ton con-
nolt l'amitié.
Le sujet des deux épitaphes que vous m'avez envoyées est
bien moral : la pensée en est fort belle ; mais avouez que les
vers de l'une et de l'autre sont bien mauvais. Des vers plats sur
une plate pensée font du moins un tout assorti; au lieu qu'à mai
dire une belle chose on a le double tort de mal dire et de la
gâter.
Il me vient une idée en écrivant ceci : ne seriez-vous point
l'auteur d*une de ces deux pièces? Cela seroit plaisant, et Je le
voudrois un peu. Que n'avez-vous fait quatre mauvais vers, afio
que je pusse vous le dire, et que vous m'en aimassiez encore
plus !
502. — A M. DE LA. TOUR.
Motiers » le 14 octobre 1764.
Oui, monsieur, j'accepte encore mon second portrait. Vous
savez que j'ai fait du premier un usage aussi honorable à vous
qu'à moi et bien précieux à mon cœur. M. le maréchal de Luxem-
bourg daigna l'accepter : madame la maréchale a daigné le re-
cueillir. Ce monument de votre amitié, de votre générosité, de
vos rares talcntâ, occupe une place digne de la main dont il est
sorti. J'en destine au second une plus humble, mais dont le
même sentiment a fait choix. Il ne me quittera point, monsieur,
cet admirable portrait qui me rend en quelqve façon l'original
respectable; il sera sous mes yeux chaque jour de ma vie; il
parlera sans cesse à mon cœur ; il sera transmis après moi dans
ma famille : et ce qui me flatte le plus dans cette idée est qu'on
s'y souviendra toujours de notre amitié.
Je vous prie instamment de vouloir bien donner à M. Le
Nieps vos directions pour l'emballage. Je tremble que cet ou-
ANNÉE 1764. 333
vrage, que je me réjouis de faire admirer en Suisse, ne souffre
qnelqu'atteinte dans le transport.
503. — A M. LE INIEPS.
Motiers, le 14 octobre l'jô^.
Puisque, malgré ce que je vous avois marqué ci<-devant,
mon bon ami, vous avez jugé à propos de recevoir pour moi
mon second portrait de M. de La Tour, je ne vous eu dédirai
pas. L'honneur qu'il m'a fait, l'estime et l'amitié réciproque, la
consolation que je reçofs de son souvenir dans mes malheurs, ne
me laissent pas écouter dans cette occasion une délicatesse qui,
vis-à-vis de lui, seroit une espèce d'ingratitude. J'accepte ce se-
cond présent, et il ne m'est point pénible de joindre pour lui la
rcconnoissance à l'attachement « Faites-moi le plaisir, citer ami,
de lui remettre l'incluse, et priez-le, comme je fais, de vous
donner ses avis sur la manière d'emballer et voilurer ce bel ou-
vrage, afin qu'il ne s'endommage pas dans le transport. Em-
ployez quelqu'un d'entendu pour cet emballage, et prenez la
peine aussi de prier MM. Bougemont de vous indiquer des voi-
turiers de confiance à qui l'on puisse remettre la caisse pour
qu'elle me parvienne sûrement, et que ce qu'elle contiendra ne
soit point tourmenté. Comme il ne vient pas de voituriers de
Paris jusqu'ici, il faut l'adresser, par lettre de voilure, à M. Ju-
net, directeur des postes h Pontarlier, avec prière de me là faire
parvenir. Vous ferez, s'il vous plaît, une note exacte de vos dé-
boursés, et je vous les ferai rembourser aussitôt. Je suis impa-
tient de m'honorer en ce pays du travail d'un aussi illustre ar-
tiste, et des dons d'un homme aussi vertueux.
Le mauvais temps ne me permit pas de suivre cet été ma route
jusqu'à Aix, pouij une misérable sciatique dont les premières
atteintes, jointes à mes autres maux , m'ont fort effrayé. Je vis
à Thonon quelques Genevois , et entre autres celui dont vous
parlez; et eu ce point vous avez été très bien informé , maïs non
sur le reste , puisque nous nous séparâmes tous fort contents les
334 CORREigPONDANCË.
tins des antres. M. D. a des défauts qui sont assez désagréables;
mais c est un honnête homme, bon citoyen, qui, sans cagoterie,
a de la religion, et des mœurs sans âpreté. Je vous dirai qu'à
mon voyage de Genève, en 1754» il me parut désirer de se
raccommoder avec vous ; mais je n*osai vous en parler, voyant
l'éloignement que vous aviez pour lui : cependant il me seroit
fort doux de voir tous ceux que j'aime s'aimer entre eux.
Après avoir clierché dans tout le pays une habitation qui me
convint mieux que celle-ci , j*ai partout trouvé des inconvénients
qui m'ont retenu , et sur lesquels je me suis enfin déterminé à
revenir passer l'hiver ici. Bien sûr que je ne trouverai la santé
nulle part, j'aime autant trouver ici qu'ailleurs la fin de mes
misères. Les maux, les ennuis, les années qui s'accumulent, me
rendent moins ardent dans mes désirs , et moins actif à les satis-
faire ; puisque le bonheur n'est pas dans cette vie 9 n'y multi-*
plions pas du moins les tracas.
Nous avons perdu le banneret Roguin , homme de grand
mérite , proche parent de notre ami , et très r^etté de sa fe-^
mille, de sa ville et de tous les gens de bien. C'est encore, en
mon particulier, un ami de moins ; hélas ! ils s'en vont tous, et
moi je reste pour survivre à tant de pertes et pour les sentir. II
ne m'en demeure plus guère à faire , mais elles me seroient bien
cruelles. Cher ami, conservez-vous.
504. — A M. MOULTOU.
Motiers, le i5 octobre 1764*
Voici la lettre que vous m'avez envoyée. Je suis peu surpris
de ce qu'elle contient, mais vous paroissez avoir une si grande
opinion de celui à qui vous vous adressiez, qu'il peut vous être
bon d'avoir vu ce qu'il en étoit.
Vous songez à changer de pays; c'est fort bien fait, à mon
avis; mais il eût été mieux encore de commencer par changer
lie robe, puisque celle que vous portez ne peut plus que vous
déshonorer. Je vous aimerai toujours , et je n'ai point cessé de
.*
..ANNÉE 1764. 335
vous estimer ; mais je veux que mes amis sentent ce qu'ils se
doivent, et qu'ils fassent leur devoir pour eux-mêmes aussi bien
qu'ils le font pour moi. Adieu , cher Moultou; je vous embrasse
de tout mon cœur.
*^/\/'Sf^/'%y%r\/%/^ %^^/\f%/\y%f^,^/%
«05. — A M. DELEYRE.
Motiers, 17 octobre 1764.
JTaj le cœur surchargé de mes torts, cher Deleyre; je com**
prends par votre lettre qu'il m'est échappé dans un moment d'hu-
meur des expressions désobligeantes , dont vous auriez raison
d'être offensé, s*il ne falloit pardonner beaucoup à mon tempéra-
ment et à ma situation. Je sens que je me suis mis en colère sans
sujet et dans une occasion où vous méritiez d'être désabusé et non
querellé. Si j'ai plus fait et que je vous aie outragé, comme il
semble par vos reproches, j'ai fait dans un emportement ridicule
ce que dans nul autre temps je n'aurois fait avec personne , et
bien moins encore avec vous. Je suis inexcusable, je l'avoue,
mais je vous ai offensé sans le vouloir. Voyez moins l'action que
rintenlion, je vous en supplie. U est permis aux autres hommes
de n'être que justes , mais les amis doivent être cléments.
Je reviens de longues courses que j'ai faites dans nos monta-
gnes y et même jusqu'en Savoie, où je comptois aller prendre à
Aix les bains pour une sciatique naissante qui , par son progrès ,-
m'ôtoit le seul plaisir qui me reste dans la vie, savoir, la prome-
nade. Il a fallu revenir sans avoir été jusque-là. Je trouve, en
rentrant chez moi des tas de paquets et de lettres à faire tourner
la tête. U faut absolument répondre au tiers de tout cela pour le
moins. Quelle tâche ! Pour surcroît , je commence à sentir cruel-
lement les approches de l'hiver, souffrant, occupé, surtout en-
nuyé : jugez de ma situation ! N'attendez donc de moi jusqu'à
ce qu'elle change, ni de fréquentes ni de. longues lettres ; mais
soyez bien convaincu que je vous aime, que je suis fâché de vous
avoir offensé, et que je ne puis être bien avec moi-même jusqu'à
ce que j'aie fait ma paix avec vous.
336 CORRESPONDANCE.
.4
506. — A M. FOULQDIER,
Au SUJET DU MÉMOIRI DE M. DE J ,8UR UIS MARIAGES DES PROTKSTANTS.
Motierst le i8 octobre 1764.
Voici , monsieur , le mémoire que vous avez eu la bonté de
m' envoyer. Il m'a paru fort bien fait; il dit assez , et ne dit rien
de trop. Il y auroit seulement quelques petites fautes de langue
à corriger, si Ton vouloit le donner au public : mais ce n'est rien ;
l'ouvrage est bon , et ne sent point trop son théologien.
Il me paroit que depuis quelque temps le gouvernement de
France y éclairé par quelques bons écrits, se rapproche assez
d'une tolérance tacite en faveur des protestants. Mais je pense
aussi que le moment de l'expulsion des Jésuites le force à plus
de circonspection que dans un autre temps, de peur que ces
pères et leurs amis ne se prévalent de cette indulgence pour
confondre leur cause avec celle de la religion. Cela étant, ce mo-
ment ne seroit pas le plus favorable pour agir à la cour; mais,
en attendant qu'il vint, on pourroit continuer d'instruire et d'in-
téresser le public par des écrits sages et modérés , forts de rai-
sons d* état claires et précises, et dépouillées de toutes ces aigres
et puériles déclamations trop ordinaires aux gens d*église. Je
crois même qu'on doit éviter d'irriter trop le clergé catholique :
il faut dire les faits sans les charger de réflexions offensantes.
Concevez , au contraire , un mémoire adressé aux évêques de
France en termes décents et respectueux; et où, sur des principes
qu'ils n'oseroient désavouer, on interpelleroit leur équité, leur
charité, leur commisération, leur patriotisme, et même leur
christianisme. Ce mémoire, je le sais bien, ne changeroit pas
leur volonté ; mais il leur feroit honte de la montrer, et lesem-
pêcheroit peut-être de persécuter si ouvertement et si durement
nos malheureux frères. Je puis me tromper; voilà ce que je
pense. Pour moi , je n'écrirai point , cela ne m'est pas possible ,
mais partout où mes soins et mes conseils pourront être utiles
aux opprimés , ils trouveront toujours en moi , dans leur mal-
:-t «ANNÉE 1764. 337
heur, Tintera et le iMe que dans tes miens je n'ai trouvés diez
personne.
507. — A M. LE C^ CHARLES DE ZINZEiNDORF.
Motiers, le 20 octobre 1764.
J'avois résolu, noonsieur, de tous écrire. Je suis fâché que
vous m'ayez prévenu ; mais je n'ai pu trouver jusqu'ici le temps
de cherdber dans des tas de lettres la matière du mémoire dont
vous vouKez bien vous charger. Tout ce que je me rappelle à ce
sujet est que l'homme en question s'appelle M. de Sauttersheim,
fils d'uH bourgmestre de Bude , et qu'il a été employé durant
deux ans dans une des chambres dont sont composés à Vienne
les différents conseils de la reine. Cest un homme d'environ
trente ani, d'une bonne taille, ayaM atees <f embonpoint pour
son âge , brun , portant ses cheveux , d'un visage assez agréisP
bté, ne manquant pas d'esprit. Je ne sais de lui que des choses
honnêtes , et qui ne sont point d'un aventurier.
J'étois bien sûr, monsieur, que lorsque vous auriez vu M. le
[H«ce de Wirtemberg, vov» diangeriez de sentiment sur son
ooÉif>te; et je suis bien sûr maintenant que vous n'en changerez
plus. II y a longtemps qu'à force de m'inspirer du respect il m'a
feit oublier sa naissance ; on, si je m'en souviens quelquefois en-
core, c'est pour honorer tant plus sa vertu.
Les Corses, par leur valeur, ayant acquis Tindépendanee,
osent aspirer encore à la liberté. Pour l'établir^ fls s'adressent
au-seul ami quils lui ceunoissent. Puisse-t-il justifier l'honheur
de leur choix!
Je recevrai toujours, monsieur, aveé empressement, des té^
moiguages dé votre souvenir, et j'y répondrai de même. Hs ne
peuvent que me rappeler la journée agréable que j'ai passée
avec vous, et nourrfa* le deâr d'en avoir encens de pardllés.
Âgfëéz, monsieur, mes sahitations et mon réspect.
Je suis bien afee que vous connoissiez M. Deluc ; c'est un digne
citoyen. Il a été Futile défenseur de la libei'té de sa patrie; main-
CORRESPONDANCB. T. II. 23
338 CORRESPONDANCE.
tenant il voudroit courir encore après cette liberté qui n*est plus :
il perd son temps.
508. — A MADAME LATOUR.
A Motion, le ar octobre 1764.
La fin de votre dernière lettre, chère Marianne, m*a fait pen-
ser que je pourrois peut-être vous obliger, en vous mettant à
portée de me rendre un bon office. Voici de quoi il s*agit : mon
portrait, peint en pastel par M. de La Tour, qui m'en a foit pré-
sent, a été remis par lui à M. Le Nieps, rue de Savoie, pour
me le faire parvenir. Conune je ne voudrois pas exposer ce bel
ouvrage à être gâté dans la route par des rouliers, j*ai pensé que
si votre bon papa étoit encore à Paris, et qu'il pût, sans inoom-
modité mettre la caisse sur sa voiture, il voudroit bien peut-être,
en votre faveur, se charger de cet embarras. Cependant, comme
il se présentera dans peu quelque autre occasion non moins 6vo-
rable, je vous prie de ne faire usage de celle-ci qu'en toute dis-
crétion.
Je rends justice à vos sentiments, chère Marianne; je vous
prie de la rendre aux miens, malgré mes torts; le premier effet
des approches de l'hiver sur ma pauvre machine délabrée, un
surcroit d'occupations inopinément survenues, de nouveaux in-
connus qui m'écrivent, de nouveaux survenants qui m'arriveott
tout cela ne me permet pas d'espérer de mieux faire à l'avenip,
et cela même est mon excuse. Si le tout venoit de mon cœur, il
finiroit ; mais, venant de ma situation, il faut qu'il dure autant
qu'elle. Au reste, à quelque chose malheur est bon : vous écrire
plus souvent me seroit sans doute une occupation bien douce,
mais j'y perdrois aussi le plaisir de voir avec quelle prodigieuse
variété de tours élégants vous savez me reprocher la rareté de
mes lettres, sans que jamais les vôtres se ressemblent. Je n'en
lis pas une sans me voir coupable sous un nouveau point de vue.
En achevant de lire, je pense à vous, et je me trouve innocent.
* ANNÉE 1764. 339
iiHHr
509. — i MADAME P'
Motiers, 34 octobre x;64;
J'ai reçu vos deux lettres , madame ; c*est avouer tous mes
torts : ils sont grands, mais involontaires ; ils tiennent aux désa*-
^gréments de mon état. Tous les jours je voulois vous répondre »
et tous les jours des réponses plus indispensables venoient ren*-
voyer celle-là ; car enfin , avec la meilleure volonté du monde ,
on ne sauroit passer la vie à faire des réponses du matin jus-
qu'au soir. D'àîlîëurs je n'en cdnnois point de meilleure aux sen-
timents obligeants dont vous m'honorez, que de tâcher d'en être
digne, et de vous rendre ceux qui vous sont dus.. Quant aux opi-
nions sur lesquelles vous me marquez que nous ne sommes pas
d'accord >qu'aurois-je à dire» moi, qui ne dispute jamais àvee
persmine, qui trouve très bon que chacun ait ses idées , et qui
ne veux pas plus qu'on se soumette aux miennes <iue me sou-
m^tre à celles d'auirui ? Ce qui me semble utile et vrai , j'aî (ira
de mon devoir de le dire ; mais je n'eus jamais la tnanie de vour
loir. le faire adopter, et je .réclame pour moi la liberté que je
laisse à tout le monde. Nous sommes d'accord, madame, ^rle»
devoirs des gens de bœn , je n'en doute point. Gardons, an
reste,. vous vos sentiments, moi les miens, et vivons en paix.
Voila mon avis. Je vous salue, madame, avec respect et de tout
mon cœur. •
/%/^^>*/%A'%^W
iJiO. — A MADAME D^XUZE.
Motier^i ^, {^7. qctQbre 17^4?.'.
Yotis me faites , madame , vous et mademoiselle Bondely,
bien plus d'honneur que je n'en mérite. Il y a longtemps que
mes maux et ma barbe grise m'avertissent que je n'ai plus le
droit de braver la neige et les frimas pour aller voir les dames.
J'honore beaucoup mademoiselle Bondely, et je fais grand cas
de son éloquence , mais elle me persuadera difficilement que ,
340 CORRESPONDANCE.
parcequ'elle a toujours le printeoips ayecelle, Thiver et ses g^ces
ne sont pas autour de moi. Loin de pouvoir en ce moment faire
des visites, je ne suis pas même en état d'en recevoir. Me voilà
comme une marmotte, terré pour sept mois au moins. Si j'ar-
rive au bout de ce temps , j'irai volontiers » madame , au milieu
des fleurs et de la verdure, me réveiller auprès de vous; mais
maintenant je m'engourdis avec la nature t' jusqu'à ce qu'elle
renaisse 9 je ne vis plus.
514 . — A MILORD MARÉCHAL,
Holiers-TnifesB, le S19 ooto||v» 17S4.
Je voudrois, mibrd , pouvoir supposer que vous n'avez pcpt
reçu mes lettres , je serms beaucoup moins attristé ; mab, outre
qu'il n'est pas possible qu'^ ne vous en soit parvenu quelqu'une,
si le cas pouvoit être , les bontés dont vous m'honoriez vom an-
roient à vousHnéoM inspiré quelque inquiétude ; vous vous séria
infornié de moi ; vous m'auriez fiât dire au moins quelques bmIs
par quelqu'un : mais point; mille gens en ce pays ont de vos
nouvelles, et je suis le seul oublié. Cela m'apprend mon mal-
heur ; mais, qui m'en m'apprendra la cause? je cesse de la abet-
cher, n'en trouvant aucime qui soit dignie de vous.
Milord , les sentiments que je vous dois et que je vous ai
voués dureront toute ma vie; je ne penserai jamais à vous sans
attendrissement : je vous regarderai toujours comme mcm {Nto-
tecteur et mon père. Mai^ comme je ne crains rien tant que
d'être importun, et que je ne sais pas nourrir seul une correspon-
dance , je cesserai de vous écrire jusqu'à ce que vous m'ayez
permis de continuer.
Daignez , milord , je vous supplie , agréer mon profond
ANNÉE 4764. 344
5^â. — A III; THÉODORÉ ROUSSEAU.
M otiers , le 3 1 octobre 1764.
. Si j'avois » mon cher consia , dix mains ^ dix secrétaires , une
santé robuste et beaucoup de loisirs, je serois inexcusable envers
vous » OBTers M. Chirol et beaucoup d'autres; mais ne pouvant
suffire atout , je me borne aux choses indispensable^ , el quant
aux simples lettres de souvenir, je m'en dispense, bieâ sûr que
mes parents et mes amis n'ont pas besoin de ce témoignage da
mien. Si j'avoîs pu faire ce que soubaitoit M; Cbirol^ je Taurols
£ait tout de suite ; mais il m'a paru peu nécessaire de lui mar-
quer qae je ne le pouvois pas ;> je voudrois de tout mon cœur
pouvoir contribuer à ses avantages , tnak je ti'» rien à lui
fournir pour imprimer. Quant à vous, mon cher cousin, j'espère
que vous voudrez bien pardonner quelque inexactitude dans; mes
réponses , qui marque bien plus la confiance que j'ai dans votre
synôtié que l'altiédissemeilt de la mienne. Je salue avec respect
ma cousine votre mère ; et vous embrasse , mon cher èousin , de
toQl; mon cœur.
5i 3. — A MADEMOISELLE D. M.
Mottertf le 4 noveuibre 1764.
Si votre situation , mademoiselle , vous laisse à peine lé terapsi
de m'écrire , vous devez concevoir que la mieime m'en laisse
encore moins pour vous répondre. Vous n'êtes que dans la
dépendance de vos affaires et des gens à qui vous tenez; et moi
je suis dans celle de toutes lés affaires et dé tout le monde,
pareeque chacun , me jugeant libre , veut par droit de premier
occupant disposer de moi. D'ailleurs, toujours harceté, toujours
souffrant , accablé d* ennuis , et dans un état pire que le vôtre ,
j'emploie à respirer le peu de moments qu'on me laisse ; je suis
trop occupé pour n'être pas fmresseux . Depuis un mois je dierche
un moment poui* vous écrire à mon aise : ce momait ne vient
342 CORRESPOÏfDANCE.
point ; il faut donc vous écrire à la dérobée, car vous m'intéressez
trop pour vous laisser sans répon^e^ Je connois peu de gens
qui m*attachent davantage , et personne qui m'étonne autant
que voqs.
Si vous avez trouvé dans ma lettre beaucoup dé choses qui ne
cadroient pas à la vôtre, c est qu'elle étôit écrite pour une autre
que vous. II y a dans votre situation des rapports si frappants
avec celle d'une autre personne, qui précisément étoit à Neuehà-
tel quand je reçus votre lettre, que je ne doutai point que cette
lettre ne vint d'elle; et je pris le change dans Tidée qu'on cher-
choit à me le donner. Je vous parlai donc moins sur ce que vous
me disiez de votre caractère, que sur ce qui m'étoit connu du
^n. Je crus trouver dans sa manie de s'afficher, car c*est une
savante et un bel esprit en titre , la raison du malaise intérieur
dont vous me faisiez le détail : je commençai par attaquer cette
manie, comme si c'eût été Ja vôtre, et je ne doutai point (pi'en
vous ramenant à vousrméme je ne vous rapprochasse du rqpos,
dont rien n'est plus éloigné, selon fnoi, que l'état d'une femme
qui s'affiche.
Une lettre faite sur un pareil quiproquo doit contenir bien des
balourdises. Cependant il y avoit cela de bon dans mon erreur,
qu'elle me donnoit la clef de l'état moral de celle à qui je pensois
écrire; et, sur cet état supposé, je croyois entrevoir un projet
à suivre pour vous tirer des angoisses que vous me décriviez, sans
recourir aux distractions qui, selon vous, en sont le seul remède,
et qui, selon moi, ne sont pas même un palliatif. Yous m'appre-
nez que je me suis trompé, et que je n'ai rien vu de ce que je
croyois voir. Comment trouverois-je un remède à votre état,
puisque cet état m'est inconcevable? Vous m'êtes une énigme af-
fligeante et humiliante. Je croyois connoître le cœur humain, et
je ne connois rien au vôtre. Vous souffrez, et je ne puis vous sou-
lager.
Quoi ! par<;eque rien d'étranger à vous ne vous contente,
vous voulez vous fuir ; et , parceque vous avez à vous plaindre
des autres, parceque vous les méprisez, qu'ils vous en ont donné
ANNÉE ^764. 343
le droit, que vous sentez en vous une ame cligne d'estime ,
vous ne voulez pas vous consoler avec elle du mépris que vous
inspirent celles qui ne lui ressemblent pas? Non, je n'entends
rien à cette bizarrerie , elle me passe.
Cette sensibilité qui vous rend mécontente de tout ne devoit-
elle pas se replier sur elle-même? ne devoit-elle pas nourrir vo-
tre cœur d'un sentiment sublime et délicieux d'amour-propre?
n'a-t-on pas toujours en lui la ressource. contre l'injustice et le
dédommagement de Tinsensibilité? Il est si rare, dites-vous, de
rencontrer une ame. Dest vrai; mais comment peut-on en avoir
une et ne pas se complaire avec elle? Si Ton sent, à la sonde ,
les autres étroites et resserrées, on s'en rebute, on s'en détache;
mais après s'être si mal trouvé chez les autres , quel plaisir n'a-
t-on pas de rentrer dans sa maison ! Je sais combien le besoin
d'attadiement rend affligeante aux cœurs sensibles l'impossibi-
lité d*en former ; je sais combien ce^état est triste : mais je sais
qu'il a pourtant des douceurs ; il fait verser des ruisseaux de
larmes ; il donne une mélancolie qui nous rend témoignage de
nous-mêmes, et qu'on ne voudroit pas ne pas avoir; il fait re*
chercher la solitude comme le seul asile où l'on se trouve avec
tout ce qu'on a raison d'aimer. Je ne puis trop vous le redire , je
ne connois ni bonheur ni repos dans l'éloignement de soi-même :
et, au contraire , je sens mieux, de jour en jour , qu'on ne peut
être heureux sur la terre qu'à proportion qu'on s'éloigne des
choses et qu'on se rapproche de soi. S'il y a quelque sentiment
plus doux que l'estime de soi-même, s*il y a quelque occupa-
tion plus aimable que celle d'augmenter ce sentiment, je puis
avoir tort, mais voilà comme je pense : jugez sur cela s'il m'est
possible d'entrer dans vos vues, et même de concevoir votre
état.
Je ne puis m' empêcher d'espérer encore que vous vous trom-
pez sur le principe de votre malaise, et qu'au lieu de venir du
sentiment qui réfléchit sur vous-même , il vient au contraire de
celui qui vous lie encore à votre insu aux choses dont vous vous
croyez détachée, et dont peut-être vous désespérez seulement de
344 CORRESPONDANCE.
jouir. Je voudrois que cela fut » je vetTois une prise pour agir ;
mai& à vous accusez ptsie , je n'eu v(ms poiat. Si j'avois aauelle-
meut sous les yeux votre première lettre, et phis de loisir pour
y réfléchir, peut-être parviendrois-je à vouscompreudre, et je
n y épargnerois pas ma peine, car vous m'inquiétez véritable-
ment ; mais cette lettre est noyée dans des tas de papiers ; il me
feudroit pour la retrouver plus de temps qu'on ne m'en laisse;
je suis forcé de renvoyer cette recherche à d'autres moments.
Si l'inutilité de notre correspondance ne vous rebutoit pas de
m'écrire , ce seroit vraisemblablement un moyen de vous enten-
dre à la fin. IVIais je ne puis vous promettre plus d'exactitude
dans mes réponses que je ne suis en état d'y en mettre ; ce cp» je
vous promets et que je tiendrai bien^ c'est de m'occuper beau-
coup de vous et de ne vous oublier de ma vie. Votre dernière
lettre, pleine de traits de lumière et de sentiments profonds,
m'affecte encore plus que I9 précédente. Quoi que vous en puis-
siez dire, je croirai toujours qu'il ne tient qu'à celle qui l'^i écrite
de se plah*e avec elle-même, et de se dédommager par là des ri-
gueurs de son sort.
5U.— AM.D*".
Motiers, le 4 novembre 1764.
Bien des remercîments , monsieur, du Dictionnaire philo-
sophique . U est agréable à lire : il y règne une bonne morale :
il seroit à souhaiter qu'elle fût dans le cœur de l'auteur et de
tous les hommes. Mais ce même auteur est presque toujours de
mauvaise foi dans les extraits de TËcriture, il raisonne souvent
fort mal : et Tair de ridicule et de mépris quil jette sur des
sentiments respectés des hommes , rejaillissant sur les hommes
mêmes, me par oit un outrage fait à la société. Yoilà mon sen-
timent , et peut-être mon erreur , que je me crois permis de
dire, mais que je n'entends faire adopter à qui que ce soit.
Je suis fort touché de ce que vous me marquez de la part de
M. et de madame de Buffon, Je suis bien aise de vous avoir dit
ANNIe 4764. 345
ce que je pensois de cet homme illustre avant que son souvenir
réchaufFât mes sentiments pour lui, afin d'avoir tout l'honneur
de la justice que j*aime à lui rendre , sans que mon amour-pro-
pre s'en soit mêlé. Ses écrits m'instruiront et me plairont toute
ma vie. Je lui crois des égaux parmi ses contemporains, en qua-
lité de penseur et de philosophe; nuûs en qualité d'écrivain je ne
lui en connois point : c'est la plus belle plume de son siècle; je
ne doute point que ce ne sok là le jugement de la {Postérité. Uft
de mes regrets est de n'avoir pas été à portée de le voir davantage
et de profiter de ses obligeantes invitations; je sens combien ma
tète et mes écrits auroient gagné dans son commerce. Je quit-
tai Paris au moment de son mariage; ainsi je tt^ai point en le
bonheur de connoitre madame de Buffon; mais je sais qu'il a
trouvé dans sa personne et dans son mérite l'aimable et digne
récompense du sien. Que Dieu les bénisse l'un et l'autre de vou-
loir bien s'intéresser à ce pauvref^roslcrit ! Leurs bontés sont
une des consolations de ma vie : qu'ils sachent^ je vous en sup-
plie, que je les honore et les aime de tout mon cœur.
Je suis bien éloigné, monsieur, de renoncer aux pélerinaiges
projetés. Si la ferveur de la botanique vous dure encore, et que
vous ne rebutiez pas un élève à barbe grise , je compte plus
que jamais aller herboriser cet été sur vos pas. Mes pauvres
Corses ont bien maintenant d'autres affaires que d'aller établir
Tuiopieau milieu d'eux. Yous savez la marche des troupes fran«
çaises : il faut savoir ce qu'il en résultera. En attendant, il faut
gémir tout bas et aller herboriser.
Vous me repdez fier en me marquant que mademoiselle V"^*
n'ose me venir voir à cause desbienséancesdeson sexe, et qu'elle
a peur de moi comme d'un circoncis. Il y a plus de qinnze ans
que les jolies femmes me faisoient en France l'affront de me trai-
ter comme un bon homme sans consécpience, jusqu'à venir dîner
avec moi tête à tête dans la plus insultante familiarité, jusqu'à
m'embrasser dédaigneusement devant tout le monde , comme
le grand-père de leur nourrice. Grâces au ciel , me voilà bien
rétabli dans ma dignité , puisque les demoiselles me font l'hon-
neur de ne m'oser venir voir.
345 CORRESPOJrDANCE.
5<5.— A M. L'ABBÉ DE*".
Motien-TnTerèyle ii novembre 1764.
Vous voilà donc , monsieur, tout cTun coup devenu croyant.
Je vous félicite de ce miracle, car c'en ^est sans doute un de la
grâce , et la raison pour l'ordinaire n'opère pas si subitement.
Mais ne me faites pas honneur de votre conversion, je vous prie;
je sens que cet honneur ne m'appartient point. Un homme qui ne
croit guère aux miracles n'est pas fort propre à en faire. Un
homme qui ne dogmatise ni ne dispute n'est pas un fort bon con-
vertisseur. Je dis quelquefois mon avis quand on me le demande,
et que je crois que c'est à bonne intention ; mais je n'ai point
la folie d'en vouloir faire une loi pour d'autres , et quand ils
m'en veulent faire une du leur, je m'en défends du mieux que
je puis sans chercher à les oonvaincre. Je n'ai rien fait de pins
avec vous : ainsi, monsieur, vous avez seul tout le mérite de
votre résipiscence, et je ne songeois sûrement point à vous ca-
téchiser.
Mais voici maintenant les scrupules qui s'élèvent. Les vôtres
m'inspirent du respect pour vos sentiments sublimes , et je vous
avoue ingénument que , quant à moi , qui marche un peu plus
terre à terre, je serois beaucoup moins tourmenté. Je me dirois
d'abord que de confesser mes fautes est une chose utile pour m'en
corriger , parceque , me faisant une loi de dire tout et de dire vrai,
je serois souvent retenu d'en commettre parla honte de les révéler.
Il est vrai qu'il pourroit y avoir quelque embarras sur la foi
robuste qu'on exige dans votre Église, et que chacun n'est pas
maître d'avoir comme il lui plalt. Mais de quoi s* agit-il au fond
dans cette affaire? du sincère désir de croire, d'une soumission
du cœur plus que de la raison : car enfin la raison ne dépend pas
de nous , mais la volonté en dépend ; et c'est par la seule volonté
qu'on peut être soumis ou rebelle à l'Église. Je commencerois
donc par me choisir pour confesseur un bon prêtre , un homme
sage et sensé, tel qu'on en trouve partout quand on les cherche.
ANNÉE ^764. 347
Je lui dirois : Je vois Tocéan de difficultés où nage Tesprit humain
dans ces matières ; le mien ne cherche point à s'y noyer ; je cher-
che ce qui est vrai et bon ; je le cherche sincèrement ; je sens que
la docilité qu^exige l'Ëglisè est un état désirable pour être en paix
avec soi : j'aime cet état, j'y veux vivre; mon esprit murmure,
il est vrai , mais mon cœur lui impose silence , et mes sentiments
sont tous contre mes raisons. Je ne crois pas , mais je veux croire,
et je le veux de tout mon cœur. Soumis à la foi malgré mes lu-
mières, quel argument puis-je avoir à craindre? Je suis plus fi-
dèle que si j'étois convaincu.
Si mon confesseur n*est pas un sot, que voulez-vous qu'il me
dise? Youlez-vous qu'il exige bêtement de moi l'impossible? qu'il
m'ordonne de voir du rouge où je vois du bleu? Il me dira : Sou-
mettez-vous. Je répondrai : C'est ce que je fais. Il priera pour moi,
et me donnera l'absolution sans balancer ; car il la doit à celui qui
croit de toute sa force, et qui suit la loi de tout son cœur.
Mais supposons qu'un scrupule mal entendu le retienne, il se
contentera de m'exhorter en secret et de me plaindre ; il m'ai-'
mera même : je suis sûr que ma bonne foi lui gagnera le cœur.
Vous supposez qu'il m'îra dénoncer à l'official; et pourquoi? qu'a-
t-il à me reprocher? de quoi voulez-vous qu'il m'accuse? d'avoir
trop fidèlement rempli mon devoir? Vous supposez un extrava-
gant, un frénétique ; ce n'est pas l'homme que j'ai choisi. Vous
supposez de plus un scélérat abominable que je peux poursuivre ,
démentir , faire pendre peut-être , pour avoir sapé le sacrement
par sa base, pour avoir causé le plus dangereux scandale, pour
avoir violé sans nécessité, sans utilité, le plus saint de tous les
devoirs , quand j'étois si bien dans le mien , que je n'ai mérité
que des éloges. Cette supposition, je l'avoue, une fois admise,
paroit avoir ses difficultés.
Je trouve en général que vous les pressez en homme qui n'est
pas fâché d'en faire naître. Si tout se réunit contre vous, si les
prêtres vous poursuivent, si le peuple vous maudit, si la douleur
fait descendre vos parents au tombeau, voilà, je l'avoue, des in-
convénients bien terribles pour n'avoir pas voulu prendre en
348 CORRESPONDANCE.
oérémooie un merceatt de pain. Msà$ qiieiaire eofin ? me deman-
desfr*voii8. Là-dessus Yoieî^ Hionsieur^ ce que j'ai à vous <&e :
Tant qu'on peut être juste et vrai <kins la société des booMnes,
il est des devoirs difficiles sur lesquels utt ami désintéressé peut
être utilement consulté.
Mais quand une fois les institutions humaines sont à td point
en dépravation qu'il n'est plus possible d'y vivre et d'y prendre
un parti sans malfaire^ alors on ne doit plus consulter personne;
il faut n'écouter que son propre cœur, parcequ'il est injuste et
malhonnête de forcer un honnête homme à nous co&seiUer le
mal. Tel est mon avis.
Je vous salue y monsieur, de tout mon cœur.
5< 6. — A M. HIRZEL '.
XI novembre X7€4«
Je reçois, monsieur, avec reconnoissance, la seconde édition
du Socrate rustique j et les bontés dont m'honore son digne
historien. Quelque étonnant que soit le héros de votre livre, l'au-
teur ne l'est pas moins à mes yeux. II y a plus de paysans res-
pectables que de savants qui les respectent et qui l'osent dire.
Heureux le pays où des Klyioggs cultivent la terre, et où des
Hirzels cultivent les lettres ! l'abondance y règne et les vertus y
sont en honneur.
Recevez , monsieur , Je vous supplie , mes remerciments et
mes salutations.
51 7. — A M. DE MALESHERBES.
Motiers-Trarers, par Pontarlier, le ii novembre 1764»
J'use rarement, monsieur, de la permission que vous m*avez
donnée de vous écrire; mais les malheureux doivent être dis-
'' Jean-Gaspard Hirzel, médecin de Zurich, mort en 1803, auteur de Vou^
vrage qui a pour titre : Socrate rustique, ou Description de la conduite écono-
mique et morale d'un paysan philosophe; lÎTre qui a été traduit dans presque
toutes les langues de lEurope.
ANNÉE 1764. 349
crets. Mon cœur n^est pas (^bs chaogé qve moB sort ; et, plongé
dans un abime de maux dont je ne sortirai de ma vie, j'ai bem
sentir mes misères, je sens toujours vos bontés.
En apprenant votre retraite , monsieur , j'ai plaint les gens de
lettres , mais je vous ai félicité. £n cessant d'être à leur tète par
votre place, vous y serez toujours pso* vos talents; par eux, vous
embellissez votre ame et votre asile. Occupé des charmes de la
littérature , vous n'êtes plus forcé d'en voir tes calamités : vous
philosophez plus à votre aise , et votre cœur a moins à souffrir.
C'est un moyen d'émulation, selon moi,' bien plus sur, bien plus
digne d'accueillir et distinguer le mérite à Mide^erbes que de le
protéger 9 Paris.
Où est-jl , où est'-il , ce château de Malesherbes , que j'ai tant
dewé de voir? Les bois, les jardins, auroi^t maintenant un
attrait de plus pour moi dans un nouveau goût qui me gagne. Je
suis tenté d'essayer de la botanique , non comme vous , mon-
sieur, en grand et comme une branche de rtiistoire naturelle,
mais tout au plus en garçon apothicaire, pour savoir faire ma
tisane et mes bouillons. Cest le véritable amusement d'un soli-
taire qui se promène et qui ne veut penser à rien. Il ne me vient
jamais une idée vertueuse et utile que je ne voie à côté de mpi la
potence ou Téchafaud : avec un Linnaeus dans la podie et du foin
dans la tête, j'espère qu'on ne me pendra pas. Je m'attends à
fiaire les progrès d'un écolier à barbe grise : mais qu'importe f
Je ne veux pas saviodr , mais étudier ; et ce\te étude , si conforme
à ma vie ambulante , m^amnsera beaucoup et me sera salutaire :
on n'étudie pas toujoin^s si utilement que œ)a.
Je viens, à la prière de mes anciens concitoyens , de faire im-
primer en Hollande, une espèce de réfutation des Lettres de la
campagne, écrit que peùtrétre vous aurez vu. Le mien n'a trait
absolument qu'à ia procédure ftûte à GeuèvQ contre moi et à ves
suites : je n*y parle des François qu'avec éloge, de la médiation de
la France qu avec respect ; il n'y a pas un mot contre les catholi-
ques ni leur dergé ; les rieurs y sont toujours pour lui oontre
nos ministres. Enfin* cet eKvràge auroit pu s'imprimer à Paris
â60 CORRESPONDANCE,
avec privSége du roi » et le gouvernement auf oit dû en être bien
aise. M. de Sartine en a défendu fentrée. J*en suis fâché , par-
ceque cette défense me met hors d'élat de faire passer sous vos
yeux cet écrit dans sa nouveauté , n'osant, sans votre permis-
sion vous le faire envoyer par la poste.
Agréez , monsieur , je vous supplie, mon profond respect.
On dit que la raison pour laquelle M. de Sartine a défendu
l'entrée de mon ouvrage est que j'ose m'y justifier contre l'aoco-
sation d'avoir rejeté les miracles. Ce ik. de Sartine m'a bien l'air
d'un homme qui ne seroit pas Caché de me faire pendre, unique-
ment pour avoir prouvé, que je ne méritois pas d'être pendu.
France, France, vous dédaignez trop dans votre gloire les
hommes qui vous aiment et qui savent écrire ! Quelque mépri-
sables qu'ils vous paroissent, ce seroit toujours plus sagement
fait de ne pas les pousser à bout.
5<8. — A M- LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers, le i5 novembre 1764.
Il est certain que vos vers ne sont pas bons , et il est certain
de plus, que, si vous vous piquiez d'en faire de tels ou même de
vous y trop bien connoître , il faudroit vous dire comme un mu-
sicien disoit à Philippe de Macédoine ^ qui critiquoit ses airs de
flûte : A Dieu ne plaise, sire, que tu saches ces choses-là mieux
que moi ! Du reste , quand on ne croit pas faire de bons vers, il
est toujours permis d'eu faire , pourvu qu'on ne les estime que
ce qu'ils valent , et qu'on ne les montre qu'à ses amis.
Il y a bien du temps que je n'ai des nouvelles de nos petites
élèves , de leur digne précepteur, et de leur aimable gouver-
nante. De grâce, une petite relation de l'état présent des choses.
J'aime à suivre les progrès de ces cbers enfants dans tout leur
détail.
Il est vrai que les Corses m'ont fait proposer de travailler à
leur dresser un plan de gouvernement. Si ce travail est au-dessus
de mes forces, il n'est pas au*-dessus de mon zèle. Du reste,
■»
# ANNÉE 4764. 351
c est une entreprise à méditer longtemps , qui |]emande bien des
préliminaires; et avant d*y songer il faut Toir d'îd)<»rd ce que la
France veut faire de ces pauvres gens. En attendant, je crois que
le général Paoli mérite l'estime et le respect de toute la terre,
puisqu'étant le m2)|tre il n'a pas craint de s'adresser à quelqu'un
qui sait bien, la guerre exceptée, ne vouloir laisser personne au^
dessus des lois. Je suis prêt à consacrer ma vie à leur service ;
mais, pour ne pas m'exposar à perdre mon temps , j'ai débuté
par toucher l'endroit se&lible. Nous verrons ce que cela pro^
duira.
51 9. — A M. DIVERNOIS.
Motiers, Te ag tioyfeml>re 1764.
Je m'aperçoisà l'instant, monsieur, d'un quiproquo que je
viens défaire, en prenant dans votre lettre le .6 décembre pour
le 6 janvier. Cela me donne Tespoir de vous voir un mois plus
tôt que je n'avois cru , et je prends le parti de vous l'écrire , de
peur que vous n'imaginiez peut-être sûr ma lettre d'aujourd'hui
que je voudroîs renvoyer aux Rois votre visite, de quoi je seroîs
bien fâché. M. de Payraube sort d'ici, et m'a apporté votre let-
tre et vos nouveaux cadeaux. Nous avons pour le présent beau-
coup de comptés à faire , et d'autres arrangements à prendre
pour l'avenir . D'aujourd^htu en huit donc , j'attends , monsieur,
le plaisir de vous embrasser ; et en attendant je vous souhaite un
bon voyage et vous salue de tout mon cœur.
520. — A M. DU PEYROU.
Motien , le 99 novembre 1764*
Le temps et mes tracas ne me permettent pas , monsieur , de
répondre à présent à votre dernière lettre, dont plusieurs articles
m'ont ému et pénétré : je destine uniquement celle-ci à vous con-;
sulter sur un article qui m'intéresse , et sur lequel je vous épar-
gnerois cette importunité , si je connoissois quelqu'un qui me
parût plus digne que vous de toute ma confiance. , .
»
35i CORRESPONDANCE. •
YoQS savex qof je médite depuis longtemps de prendre le
dernier congé du pubHc par une édition générfde de mes écrits ,
pour passer dans la retraite et le repos le reste des jours qu'il
plaira à la ProVidénoe de me départir. Cette entreprise doit m'as-
surer du pain , sans lequel il n'y a ni repos gi liberté parmi les
hommes : le re^ieil sera d'ailleurs le montiment sur lequel je
camptt iAnem de la postérité le redressement des jugementf
iniques de mes contemporains. Jugey)ar là si je dois regarder
comme importante pour moi une entreprise sur laquelle mon
indépendance et ma réputation sont fondées. '
Le libraire Faudie, aidé d'un associé , jugeant que cette affaire
lui peut être avantageuse , désire de s'en charger ; et , pressen-
tant Tobstaçle que la pédanterie de vos ministraux peut mettre
à son exécution dans Neuchâtel, il projette, en supposaot Tagré-
ment du conseil d'état , dont pourtant je doute , d'étajtiUr son
imprimerie à Motiers, ce qui me seroit très commode; et il est
certain qu'à considérer la chose en homme d'état > tous le$ mem-
bres du gouverpçment doiveqt favoriser cette entreprise , qoi
versera peut-être cent mille écus dans le pays.
Cet agrément donc supposé (c'est son affaire) , il reste à savoir
si ce sera la mienne de consentir à cette proposition , et de me
lier par un traité en forme. Voilà, monsieur, sur quoi je vous
consulte. Premièrement , croyez-vous que ces gens-là puissent
être en état de consommer cette affaire avec honneur, ^oit du côté
de la dépense, soit du côté de l'exécution? car l'édition que je
propose de faire, étant destinée aux grandes bibliothèques,
doit être un chef-d'œuvre de typographie , et je n'épargnerai
point ma peine pour que c'en soit un de correction. En second
lieu , croyez-vous que les engagements qu'ils prendront avec
moi soient assez sûrs pour que je puisse y compter , et n'avoir
plus de souci là-dessus le reste de ma vie ? En supposant que
oui , voudrez-vous bien m'aider de vos soins et de vos conseils
pour établir mes sûretés sur un fondement solide? Yoiis sentez
qne mes infirmités croissant , et la viciitesse avançant par-dessus
le marché , il ne faut pas que , hors d'clat de gagner mon pain ,
.■"■-
« ANNÉE ^764. 353
je in*expose an danger d'en manquer. Voilà l'examen qiie je sou-
mets à vos lumières , et je vous prie de vous en occuper par ami-
tié pour moi. Votre réponse , monsieur; r^era la mienne. J'ai
promis de la donner dans quinze jours; Marquez-moi, je vous
prie , avant ca temps-là , votre sentiment sur cette affaire y afin
que je puisse me déterminer.
53<.-.AM.DUCLOS.
Motiers, le a décembre 1764.
Je crbisy mon. cher ami , qu'au point où nous en sommes, la
rareté des lettres est plus une marque de confiance que de né-^
gligence : votre silence peut m'inquiéter sur votre santé, mais
non sur votre amitié , et j'ai lieu d'attendre de vous la même
sécurité i^ur la mienne. Je suis errant tout Tété , malade tout
rtiiver , et en tout temps si surchargé de désœuvrés , qu'à peine
ai-je un moment de relâche pour écrire à mes amis.
Le recueil faSt par Duchesne est en effet incomplet, et, qui
pis est , très fautif ;.mais il n'y manque rien que vous ne connois-
siez, excepté ma réponse aux Lettres écrites de la campagne,
qui n'est pas encore publique. J'espérois vous la faire remettre
aussitôt qu'elle seroit à Paris; mais on m'apprend que M. de Sar-
tine en a*défendu l'entrée , quoique assurément il n'y ait pas un
mot dans cet ouvrage qui puisse déplaire à la France ni aux
François, et que le clergé catholique y ait à son tour les rieurs
aux dépens du nôtre. Malheur aux opprimés ! surtbutquand ils
le sont injustement , car alors ils n'ont pas même le droit de se
plaindre; et je ne serois pas étonné qu'on me fit pendre unique-
ment pour avoir dit et prouvé que je ne méritois pas d'être dé-
crété. Je pressens le contre-coup de cette diéfense en ce pays.
Je vois d'avance le parti qu'en vont tirer mes implacables enne-
mis, et surtout ipse doli fabricator Epeus:.
J'ai toujours le projet de faire enfin moi-mêine un recueil de
mes écrits, dans lequel je pourrai faire entrer quelques dbiffons
coAR£sroirpAircE. t. ii, }3
354 CORRESPONDANCE. «
qiU sont encore en manuscrits, et entre autres le petit conte'
dont vous parlez, puisque vous jugez qu^il en vaut la peine. Mais
outre que cette entreprise m'effraie, surtout dans Tétat où je
suis, je ne sais pas trop où la faire* En France il n'y faut pas
songer. La Hollande est trop loin de moi. Les libraires de ce pays
n'ont pas d'assez vastes débouchés pour «ette entreprise; les
profits en seroient peu dç chose, et je vous avoue que je n'y
songe que pour me procurer du pain durant le reste de mes mal-
heureux jours, ne me sentant plu^%n état d'en gagner. Quant
aux mémoires de ma vie, dont vous parlez^ ils sont trop difficiles
à faire sans compromettre personne ; pour y songer, il £aut plus
de tranquillité qu'on ne m'en laisse, et quci je n'en aursû proba-
blement jamais : si je vis toutefois , je n'y renonce- pas. Vous
avez toute ma confiance, mais vous sentez qu'il y a des choses
qui ne se disent pas de si loin.
Mes courses dans nos montagnes, si riches en plantes, m'ont
donné du goût pour la botanique : cette occupation convient fort
à une machine ambulante à laquelle il est interdit de pens^. Ne
pouvant laisser ma tête vide , je la. veux empailler ; c'est de foin
qu'il faut l'avoir pleine pour être libre et vrai , sans crainte d'ê-
tre décrété. J'ai l'avantage de ne connoitre encore que dix
plantes, en comptant l'hysope; j'aurai longtemps du plaisir à
prendre avant d'en être aux arbres de nos forêts.
J'attends avec impatience votre nouvelle édition des Consi-
dérations sur les mœurs. Puisque vous avez des facilités pour
tout le royaume , adressez le paquet à Pontarlier » à moi directe-
ment, ce qui suffit; où à M. Junet , directeur des postes ; il me
le fera parvenir. Vous pouvez aussi le remettre à Duchesne , qui
me le fera passer avec d'autres envois. Je vous- demanderai
même , sans façon, de faire relier l'exemplaire, ce que je ne puis
faire ici sans le gâter ; je le prendrai secrètement dans ma poche
en allant herboriser ; et , quand je ne verrai point d'archers au-
tour de moi, j'y jetterai les yeux à la dérobée. Mon cher àmi,
comment faites-'vous pour penser, être honnête homme, et ne
^ La Reine fantasque ,
AN Née V564. 355
vous pàsfaii'e pendre? Gela me paroît difficile, en véHté. Je
•vous embrasse de tout mon cœur.
522. — A MILORD MARÉCHAL.
8 décembre 1764.
Sur b dernière lettre, oiilord, que vous avez dû recevoir de
moi , vous aurez pu juger du plaisir que m'a causé celle dont
vous m'aVeÈ honoré le 24 octobre. Vous m'avez fait sentir «n
peu cruellement à quel point je vous suis attaché, et trois mois
de silence de votre part m'ont plus affecté et navré que ne fit le
décret du Conseil de Genève. Tant de malheurs ont rendu mon
cœur inquiet, et je crains toujours de perdre ce que je désire si
ardemment de conserver. Vous êtes mon seul protecteur, le
seul homme à qui j'aie de véritables obligations, le seul ami sur
lequel je compte , le dernier auquel je me sois attaché, et au-
quel il n'en succédera jamais d'autres. Jugez sur cela si vos bon-
tés me sont chères, et si votre oubli m'est facile k supporter.
Je suis fâché que vous ne puissiez habiter votre maison que
dans un an. Tant qu'on en est encore aux châteaux en Espagne,
toute habitation nous est bonne en attendant; mais quand enfin
l'expérience et la raison nous ont appris qu'il n'y a de vérita-
ble jouissance que celle de soi-même , un logement commode et
un corps sain deviennent les seuls biçns de la vie, et dont le prix
se fait isentir de jour en jour, à mesure qu'on est détaché du
reste. Comme il n'a pas fallu si longtemps pour faire votre jar-
din , j'espèi*e que dès à présent il vous amuse , et que vous en ti-
rez déjà de quoi fournir ces oille:i si savoureuses, que, sans être
fort gourmand, je regrette tous les jours.
Que ne puis-je m'instruire auprès de vous dans une culture
plus utile , quoique pins' ingrate ! Que mes bons et infortunés
Corses ne peuvent-ils, par mon entre/hlse , profiter de vos lon-
gues iBt profondes observations sur les hommes et les gouverne-
ments ! Mais je suis loin de vous. N'importe; sans songer à l'im-
possibilité du succès, je m'occuperai de ces pauvres gens comme
si mes rêveries leur pouvoient être utiles. Puisque je suis dévoué
356 CORRESPONDANCE.
aux chimères » je veux du moins m'en forger d'agréables. £d
songeant à ce que les hommes pourroient être, je tâcherai d'ou-
blier ce qu'ils sont. Les Corses sont, comme vous le dites fort
bien, plus près de cet état désirable qu'aucun autre peuple. Par
exemple, je ne cirois pas que ta diséolubilité des mariages, très
utile dans le Brandebourg, lé fût de longtemps en Corse où la
simplicité des mœurs et la pauvreté générale rendent encore les
grandes passions ioactives et les mariages paisibles et heureux.
Les femmes sont laborieuses et chastes ; les hommes n'ont de
plaisirs que dans leur maison : dans cet état , il n'est pas bon de
leur faire envisager comme possible une séparation qu'ils n'oat
nulle occasion de désirer.
Je n'ai point encore reçu la lettre avec la traduction de Flet-
cher que vous m'annoncez . Je Tattendois pour vous écinre; mais,
voyant que le paquet ne vient point , je ne puis différer plus
longtemps. Milord, j'ai le cœur plein de vous sans cesse. Son-
gez quelquefois à votre fils le cadet.
%/%/\'\/%/%^
523. — A M. DU PEYROU.
8 décembre 1764.
Quoique les affaires et les visites dont je suis accablé ne me
laissent presque aucun moment à moi, et que d'ailleurs celle
qui m'occupe en ce moment me rende nécessaire d'en délibérer
avec vous, monsieur, puisque vous y consentez, ne pouvant me
ménager du temps pour suffire à tout , je donne la préférence
au soin de vous tranquilliser sur ce terrible B qui vous inquiète,
et qui vous a paru suffisant pour effacer, ou balancer le témoi-
gnage de tous mes écrits et de ma vie entière sur les sentiments
que j'ai constamment professés et que je professerai jusqu à
mon dernier soupir. Puisqu*une seule lettre de l'alphabet ataot
de puissance , il faut croire désormais aux vertus des talismans.
Ce B signifie Bon, cela est certain ; mais comme vous m'en de-
mandez l'explication , sans me transcrire les passages auxquels il
se rapporte, et dont je n'ai pas le moiodrc souvenir , je ne puis
ANNÉE ^764. 357
vous satisfaire que préalablement vous n*ayez eu la bonté de
m'envoyer ces passages, en y ajoutant le sens que vous donnez
au B qui vous inquiète ; car il est à présumer que ce sens n*est
pas le mien. Peut-être alors, en vous développant ma pensée,
viendraî-je à bout de vous édifier sur ce point. Tout ce que je
puis vous dire d'avance est que non seulement je ne suis pas
matérialiste, mais que je ne me souviens pas même d'avoir été
un seul moment de ma vie tenté de le devenir. Bien est-il vrai
que sur un grand nombre de propositions , je suis d'accord avec
les matérialistes, et celles où vous avez vu des B sont apparem-
ment de ce nombre^ mais il ne s'ensuit nullement que ma mé-
thode de déduction et la leur sqieQt la mêmç et me conduise aux
mêmes conclusions. Je ne puis, quant à présent, vous en dire
davantage , et il faut savoir sur quoi roulent vos difficultés avant
de spnger à les résoudre. En attendant , j'ai des excusçs à vous
feire du souci que vous a causé mon indiscrétion, et je vous pro-
mets que si jamais je suis tenté de barbouiller des marges de li-
vres, je me souviendrai de cette leçon.
524. — AM.LALUUD.
Motiers , le 9 décembre 1 764»
Je voudrois , monsieur , pour contenter votre obligeante fan-
taisie, pouvoir vous envoyer le profil que vous me demandez ;
mais je ne suis pas en lieu à trouver aisément quelqu'un qui le
sache tracer. J'espéroisme prévaloir pour cela de la visite qu'un
graveur hollandois , qui va s'établir à Morat , avoit dessein de
me faire ; mais il vient de me marquer que des affaires indis-
pensables ne lui en laissoient pas le temps. Si M. Liotard fait un
tour jusqu'ici, comme il paroH le désirer, c'est une autre oc-
casion dont je profiterai pour vous complaire, pour peu que l'é-
tat cruel où je stiis m'en laisse le pouvoir. Si cette seconde occa-
sion me manque , je n'en vois pas de prochaine qui puisse y
suppléer. Au reste, je prends peu d'intérêt à ma figure , j'en
prends peu même à mes livres; mais j'en prends beaucoup à l'es-
358 CORRESPONDANCE.
time des honnêtes gens, dantles cœurs ont lu dans le mien.
C'est dans le vif amour du juste et du vrai , c'est dans des pen-
chants bons et honnêtes, qui sans doute m'attacheroient à vous
que je Youdrois vous faire aimer ce qui est véritablement moi,
et vous laisser de mon effigie intérieure un souvenir qui vous fût
intéressant. Je vous salue, monsieur,' de tout mon coeur.
525. — A M. ABAUZIT,
£q lui envc^ant les Lbttrss de la MonTAGifs.
Motiers, le g décembre 1764.
Daignez , vénérable Abauzit , écouter mes justes plain-
tes. Combien j'ai gémi .que le conseil et les ministres de Ge-
nève m'aient mis en droit de leur dire des vérités si dures !
Mais puisque enfin je leur dois ces vérités , je veux; payer ma
dette. Us ont rebuté mon respect, ils auront désormais tpute
ma franchise. Pesez mes raisons et prononcez. Ces dieux de
chair ont pu me punir si j'étois coupable; mais si Caton m'ab-
sout, ils n'ont pu que m'opprimçr.
526. — A M. DE MONTPEROUX,
RÉSIDENT DE FRANCE A GENEVE.
Motiers, le 9 décembre 1764.
L'ÉCRIT, monsieur, qui vous est présenté de ma part-, con-
tient mon apologie et celle de nombre d'honnêtes gens offensés
dans leurs droits par l'infraction des miens. La place que vous
remplissez, monsieur , et vos anciennes bontés pour moi, m'en-
gagent également à mettre sous vos yeux cet écrit. Il peut de-
venir une des pièces du procès au jugement duquel vous pré-
siderez peut-être. D'ailleurs, aussi zélé sujet que bon patriote,
vous aimerez me voir célébrer dans ces lettres ' le plus beau mo^
nument du règne de Louis XV, et rendre aux Français, malgré
mes malheurs, toute la justice qui leur est due.
Je vous supplie, monsieur, d'agréer mon respect.
Les Lettres de fa Montagne.
ANNÉE 4764. ;J59
527. — À M. DU PEYROU.
Motion, le i3 décembre 1764.
Je vous parlerai maintenant, monsieur, de mon affaire, puis*
que vous voulez bien vous charger de mes intérêts. J'ai revu
mes gens : leur société est augmentée d'un libraire de France,
homme entendu, qui aura l'inspection de la partie typographi-
que. Ils sont en état de faire les fonds nécessaires sans avoir be-
soin de souscription, et cest d'ailleurs une voie à laquelle je ne
consentirai jamais par de très bonnes raisons, trop longues à dé-
tailler dans une lettre,
En combinant toutes les parties de Tentreprise, et supposant
un plein succès, j'estime qu'elle doit donner un profit net de
cent mille francs. Pour aller d'abord au rabais, r^duisons-le à
cinquante. Je crois que, sans être déraisonnable, je puis porter
mes prétentions au quart de cette somme ; d'autant plus que
cette entreprise demande de ma part un travail assidu de trois
ou quatre ans, qui sans doute achèvera de m'épuiser, et me coû-
tera plus de peine à préparer et revoir mes feuilles que je n'en
eus à les composer.
Sur cette considération, et laissant à part celle du profit, pour
ne songer qu'à mes besoins, je vois que ma dépense ordinaire
depuis vingt ans a été, l'un dans Fautre, de soixante louis par
an. Cette dépense deviendra moindre (orsqu'absolument sé-
questré du public je ne serai plus accablé de ports de lettres et
de visites, qui, par la loi de l'hospitalité, me forcent d'avoir une
table pour les survenants.
Je pars de ce petit calcul pour fixer ce qui m'est nécessaire
pour vivre en paix le reste de mes jours, sans manger le pain de
personne; résolution formée depuis longtemps, et dçnt, quoi
qu'il arrive, je ne me départirai jamais.
Je compte pour ma part sur un fonds de dix à douze mille
livres , et j'aime mieux ne pas faire l'enti^eprise s'il faut me ré*
duire à moins, parcequ'il n'y a que le repos du reste de
360 CORRESPONDANCE. ^
mes jours que je veuille acheter par quatre ans d*esclavage.
Si ces messieurs peuvent me faire cette somme» mon dessein
est de la placer en rentes viagères; et, puisque vous voulez bien
vous charger de cet emploi, elle vous sera comptée, et tout est
dit. Il convient seulement, pour la sûreté de la chose, que t^t '^
soit paye av:mt que Ton commence Timpression du dernier vo-
lume, parceque je n'ai pas le temps d'attendre le débit de Védi-
. tion pour assurer mon état.
Mais comme une telle somme en argent comptant poorroit
gêner les entrepreneurs, vu les grandes avances qui leur scwt
nécessaires, ils aimeront mieux me faire une rente viagère; ce
qui, vu mon âge et Tétat de ma santé, leur doit probablement
tourner plus à compte. Ainsi, moyennant des sûretés dont vous
soyez content, j'accepterai la rente viagère, sauf une somtne en
argent comptant lorsqu*on commencera l'édition ; et, poui*vu que
cette somme ne soit pas moindre que cinquante louis, je m'en
contente, en déduction du capital dont on me fera la rente.
Voilà, monsieur, les divers arrangements dont je leur laisse^
rois le choix si je traitois directement avec eux : mais comme il
se peut que je me trompe, ou que j'exige trop, ou qullyait
quelque meilleur parti à prendre pour eux ou pour .moi, je
n'entends point vous donner en cela des règles auxquelles vous
deviez vous tenir dans cette négociation. Agissez pour moi com-^
me un bon tuteur pour soA pupille; mais ne chargez pas ces
messieurs d'un traité qui leur soit onéreux. Cette entreprise n'a
de leur part qu'un objet de profit, il faut qu'ils gagnent; de ma
part elle a un autre objet, il suffit que je vive; et, toute ré-
flexion faite, je puis bien vivre à moins de ce que je vous ai mar-
qué. Ainsi n'abusons pas de la résolution où ils paroissent être
d'entreprendre cette affaire à quelque prix que ce soit : comme
tout le risque demeure de leur côté , il doit être compensé par
les avantages. Faites l'accord dans cet esprit, et soyez sûr que
de ma part il sera ratifié.
Je vous vois avec plaisir prendre cette peine : voilà , mon-
sieur, le seul compliment que je vous ferai jamais.
ANNÉE 1764. a^
528. — A MADAME LATOUR.
A MotierSf le z6 décembre 1764.
Je n'ai pas eu, dière Marianne, en recevant mon portrait,,
que M. Breguet a eu la bonté de m'envoyer, le plaisir que vous
m'annonciez de le recevoir lui-même. La fatigue , le mauvais
temps qu'il a eu durant son voyage, l'ont retenu malade dans
sa maison ; et moi , depuis deux mois enfermé dans la mienne,
je suis hors d'état d'aller le remercier , et lui demander un peu
en détail de vos nouvelles, comme je me i'étois proposé. Donnez^
m'en donc vous-même, chère Marianne, en attendant que je
puisse voir votre bon papa, si digne de l'éloge que vous en
faites et de l'attachement que vous avez pour lui. Quant à moi ,
je ne suis qu'un ami peu démonstratif, quoique vrai; réputé né-
gligent, parceque ma situation me force à le paroitre, et trop
heureux de recevoir de vous, à titre de grâce, des sentiments,
que vous me devrez quand les miens vous seront mieux connus.
En attendant , il vaut mieux que vous m'aimiez et que vous mo
grondiez, que si vous paroissiez contente sans l'être. Tant que
vous exercerez sur moi l'autorité de l'amitié, je croirai qu'au
fond vous rendez justice à ta mienne, et que c'est pour me laisser,
moins voir ma misère , que vous vous en prenez à ma volontés
Voilà du moins le seul sens ijue devroient avoir vos reproches 5
si je pouvois vous écrire et vous complaire autant que je le der
sire, et que vous fussiez équitable, le papa lui-même ne vous
seroit pas plus cher que moi.
J'apprends avec grand plaisir qu'il est beaucoup mieux.
529. — A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le 17 décembre 1764'
Il est bon , n^onsieur , que vous sachiez que , depuis votre
départ d*ici , j^ n'ai reçu aucune de vos lettres , ni nouvelles
d'aucune espèce par le canal de personne , quoique vous m'eus-
362 CORRESPONDANCE.
siez promis de m'^QDoncer votre heareuse arrivée à Genève, et
4e in*écrire même auparavant. Vous pouvez concevoir mon in-
quiétude. Je sais bien que cest l'ordinaire qu'on m'accable de
lettres inutiles, et que tout se taise dans les moments essentiels;
je m'étois flatté cependant qu'il y auroit dans celui-ci quelque
exception en ma faveur : je me suh trompé. Il faut prendre pa-r
tience, et se résoudre à attendre qu'il vous plaise de me donner
des nouvelles de votre santé , que je souhaite être bonne de
,tout mon cœur.
Mes respects à madame, je vous supplie.
530. — A M. P ANCKOUCKE.
Motiers, le 2S décembre 1764.
Je suis sensible aux bontés de M. de Buffon, à proportion du
respect et de l'estime que j'ai pour lui ; sentiments que j'ai tou-
jours hautement professés , et dont vous avez été témoin vous-
même, n.y a des amis dont la bienveillance mutuelle n'a pas be-
isoin d'une correspondance expresse pour se nourrir, et j'ai osé
me placer avec lui dans cette classe-là. Si c'est une illusion de ma
part, elle est bien pardonnable à la cause qui la produit. Je ne le
mets point dans une distribution d'exemplaires, sachant bien
qu'il me mettroit dans celle des siens; et que, comme il n'y a
point de proportion dans ces choses-là , je n'aime point donner
un œuf pour avoir un bœuf.
Le quidam qui s'irrite si fort que j'aie mis une devise à mon
livre doit s'irriter bien jflus que je l'aie entourée d'une couronne
civique; et bien plus encore que j'aie, dans ce même livre , jus-
tifié la devise et mérité la couronne.
531 . — A M. DE MONTMOLLIN,
Éii lui envoyant les Lettres écrites de la montagne.
Le 23 décembre 1764.
Plaignez-moi, monsieur, d'aimer tant la paix, et d'avoir ton-
jours la guerre. Je n'ai pu refuser à mes anciens compatriotes
ANNÉE <764... aG'S
de prendre leur défense comme ils avoient pris la mienne. Cesi
ce que je ne pouvois faire sans repousser les outrages dont , par
Ja plus noire ingratitude , les ministres de Genàire ont eu la bas-
sesse de m'accabler dans mes malheurs , et qu'ils ont osé porter
jusque dans la chaire sacrée. Puisqu'ils aiment si fort la guerre»
ils Tauront; et, après mille agres»<His de leur part, voici mon
premier acte d'hostilité, dans lequel toutefois je défends une de
leurs plus grandes prérogatives, qu'ils se laissent lâchement en-
lever ; car, pour insulter à leur aise aux malheureux, ils ram-
•
peut volontiers sous la tyrannie. La querelle, au reste, est tout-
à-f^it personnelle entre eux et moi; où, si j'y fais entrer la religion
protestante pour quelque chose, c'est comme soa défenseur con-
tre ceux qui veulent la ipen verser . Voyez mes raisons , monsieur,
et soyez persuadé que, plus on me mettra dans la. nécessité
d'expliquer mes sentiments, plus* il en résultera d'honneur pour
votre conduite envers moi, et pour la justice que vous m'avez
rendue.
Recevez, monsieur, je vous prie, mes salutations et mon
respect.
632. — A M. D'IVERNOIS.
Motiers , le 39 décembre 1764.
J'ai reçu, monsieur, toutes les lettres que vous m'avez fait
l'amitié de m'écrire, jusqu'à celle du ^5 inclusivement. J'ai aussi
reçu les estampes que vous s^vez eu la bonté de m'envoyer ; mais
le messager de Genève n'étant point encore de retour , je n'ai
pas reçu, par conséquent, les deux paquets que vous lui avez
remis , et je n'ai pas non plus entendu parler encore du paquet
que vous m- avez envoyé par le voiturier. Je prierai M. le tréso-.
rier de s'en faire informer à Neuchàtel , puisqu'il y doit être dje^.
retour depuis plusieurs jours .
Les vacherins que vous m'envoyez seront distribués en votre
nom dans votre famille. La caisse de. vin de Lavaux que vous
m'annoncez ne sera reçue qu'en payant le prix , sans quoi elle
364 CORRESPONDANCE.
restera chez M. d'Ivernoîs. Je croyois que vous ferîei quelque
attention à ce dont tfous étions convenus ici : puisque vous n'^y
voulez pas avoir regard, ce sera désormais mon affaire; et je vom
avoue que je commence à craindre que le train que vous avez^pris
ne produise entre nous uoe rupture qui m'affligeroit beaucoup.
Ce qu'il y ade parfaitement sûr, c'est que personne au monde ne
sera bien reçu à vouloir me faire des présents par force ; les vô-
tres, monsieur, sont si fréquents et j'ose dire si obstinés, que de
la part de tout autre homme, en qui je reconnoitrois moins de
franchise, je croirois qu'il cache quelque vue secrète qui ne se
découvriroit qu'en temps et lieu.
Mon cher monsieur , vivons bons amis , je vous en suppKé.
Les soins que vous vous donnez pour mes petites commissions
me sont très précieux. Si vous voulez que je croie qu'ils ne vous
sont pas importuns, faites-moi des comptes si exacts, qnllsn'y
soit pas même oublié le papier pour, les paquets, on la ficelle
des emballages ; à cette condition j'accepte vos soins obligeants,
et toute mon affection ne vous est pas moins acquise que ma re-
connoissance vous est due. Mais de grâce, ne rendez pas là-des-
sus une troisième explication nécessaire , car elle seroit la der-
nière bien sûrement.
Je suis et serai même plusieurs années hors d'état de m'occii-
per des objets relatifs à rimprimé qu'une personne vous a remis
pour me le prêter ; ainsi, s'il faut s'en servir promptement, je
serai contraint de le renvoyer sans en faire usage. Mon inten-
tion étoit de rassembler des matériaux pour le temps éloigné de
mes loisirs , si jamais il vient , de quoi je doute : ainsi ne m'en-
voyez rien là-dessus qui ne puisse rester entre mes mains, sans
autre condition que de l'y retrouver quand ou voudra.
Vous trouverez ci-jointe la copie de la lettre de remercîment
que M. G r m'a écrite. Comment se peut-il qu'avec un cœur
si aimant et si tendre je ne trouve partout que haine et que mal-
veillants? je ne puis là-dessus me vaincre : l'idée d'un seul enne-
mi, quoique injuste, me fait sécher de douleur. Genevois, Ge-
nevois, il faut que mon amitié pour vous me coûte à la fin la vie.
ANNÉE ^764. 365
Obligez-moi, mon dier monsieur > en m'envoyant la note de
Targent que vous avez déboursé pour toutes mes commissions ,
ou d'en tirer sur moi le montant par lettre de change > ou de me
marquer par qui je dois vous le faire tenir. N'omettez pasce qua
fourni M. Deluc. Je vous embrasse de tout mon cœur.
533. — A M, DU PEYROtJ.
3£ décembre 1764.
Votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes. Je voisque je ne me
suis pas trompé, et que vous avez une ame honnête. Vous serez
un homme précieux, à mon cœur. Lisez l'imprimé ci-joint\ Voi-
là , monsieur , à quels ennemis j'ai affaire ; voilà les armes dont
ils m'attaquent. Renvoyez-moi cette pièce quand vous l'aurez
lue; elle entrera dans les monuments de l'histoire de ma vie.
Oh ! quand un jour le voile sera déchiré , que la postérité m'ai-
mera ! qu'elle bénira ma mémoire! Vous, aimez-moi maintenant,
et croyez que je n'en shîs pas indigne. Je vous embrasse.
534. — A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le 3i déceinbre 1764*
Je reçois, mon cher monsieur, votre lettre du 28 et les feuilles
de la réponse; vous recevrez aussi bientôt la musique que vous
demandez. Xai reçu par ce même courrier un imprimé intitulé
Sentiment des mtojens. J'aî d'abord reconnu le style pastoral
de M. Vernes, défenseur de la foi, de la vérité, de la vertu, et
de la charité, chrétienne. Les citoyens ne pouvoient choisir un
plus digne organe pour déclarer au public leurs sentiments. Il
est très à souhaiter que cette pièce se répande en Europe; elle
achèvera ce que le décret a commencé.
Tout ce qu'on me marque de monsieur le premier syndic est
d'un magistrat bien sage. Si les autres l'étoient autant, tout se-
roit bientôt pacifié, et les choses rentreroient dans l'état douteux
* Le libelle intitulé Sentiment des citoye/u.
M6 CORRESPONDANCE.
où peut-être il seroit à désirer qu'elles fussent encore» Mais fiez-
vous aux sottises que l'animosité leur fera foire : ils vont désor-
mais travailler* pour vous.
Les deux exemplaires que demande M**"^ sont sans doute
pour travailler dessus :inais n'importe; je les lui enverrois avec
grand plaisir si j'en avois l'occasion, surtout s'il vouloit prendre
le ton de M. Vernes. Si par hasard c'étoit en effet par goût pour
Touvrage, M'** seroit un théologien bien étonnant : mais laissez-
les faire. La colère les transporte : comme ils vont prêter le
flanc! Oh! monsieur, si tous ces gens-là» moins brutaux, moins
rognes, s'étoient avisés de me prendre par des caresses, j'étois
perdu; je sens que jamais je n'aurois pu résister; mais, par le
côté qu'ils m*ont pris, je suis à Fépreuve. Os feront tant qu'ils
me rendront illustre et grand, au lieu que j'étois fait pour n'être
jamais qu'un petit garçon. Je vous embrasse de tout mon cœur.
'^^'»''*f*>'*^%/^/\/\rt/^^%/^/%/%r»y^/-%f%r%/%^%/%/%f^i-%i%
535. — A M. DUCHESNE,
LIBRAIRE, A PARIS.
Motiers , le 6 janvier 1765.
Je vous envoie, monsieur, une pièce imprimée et publiée à
Genève ' , et que je vous prie d'imprimer et publier à Paris, pour
mettre le public en état d'entendre les deux parties, en atten-
dant les autres réponses plus foudroyantes qu'on prépare à Ge-
nève contre moi. Celle-ci est de M. Vernes, si toutefois je ne me
trompe; il ne faut qu'attendre pour s'en éclaircir : car, s'il en
est l'auteur, il ne manquera pas de la reconnoître hautement,
selon le devoir d'un homme d'honneur et d'un bon chrétien; s'il
ne l'est pas, il la désavouera de même, et le public saura bientôt
à. quoi s*en tenir:
Je vous connois trop, monsieur, pour croire que vous vou-
lussiez imprimer une pièce pareille, si elle vous venoit d'une au-
tre main ; mais {juisque c'est moi qui vous en prie, vous ne de-
vez vous eu faire aucun scrupule,
' Le libelle intitulé Sentiment des citoyens. Voyez les Confessions, liv. xii.
if
ANNÉE 1765. 'ii6l
N, B. En faisant lui-même réimprimer ce libelle à Paris, Rous-
seau y a joint quelques notes que nous allons reproduire ^ en les
faisant précéder des passages du libelle auxquels chacune d'elles
se rapporte.
c Lorsqu'il mêla Tirréligion à ses romand, nos fqagistrats fu-
c rent indispensablement obligés d'imiter ceux de l^aris et de
« Berne" , dont les uns le décrétèrent et les autres le clîassèrent. »
^ Je ne fus chassé du canton de Berne qu*tin mm après le décret de Genève*
f Figurùns'-no\iSy ajoute-t^il, ufie atne infernale analy^
€ sant ainsi VÈuangile. Eh ! ()uî Fa jamais ainsi analysé? oii
est cette ame infernale ' ?
' Il paroit que l'auteur de cette pièce pourroit mieux répondre que personne
à sa question. Je- prie le lecteur de ne pas manquer de consulter, dans Tendroit
qu*il éite, ce qui précède et ce qui suit.
c Considérons qui les traite ainsi (nos pasteurs) : est-ce un
f savant est-ce un homme de bien....? Nous avouons avec
c douleur et en rougissant que c*est un homme qui porte encore
c les marques funestes de ses débauches, et qui, déguisé en sal-
€ timbanque, traîne avec liii, de village en village, lamalheu-
< reuse dont il fit mourir la mère^ et dont il a exposé les enfants
« à la porte d'un hôpital, en rejetant les soins qu'une personne
« charitable vouloit avoir d'eux, et en abjurant tous les sénti-
c ments de la natiu*e , comme il dépouille ceiix de l'honneur et
€ delà religion.' > '
' Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exiger de moi cet
article. Jamais aucune maladie, de celles dont parle ici l'auteur, ni petite ni
grande, n'a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé u*y a pas le moindre
rapport; elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes
qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de MM. Malouin,
Morand, Thiéry, Daran, et du frère Côme..S*iI s*y trouve la moindre marque de
débauche, je les prie de me confondre et de me faire honte de ma devise. La
personne sage et généralement estimée qui me soigne dans mes maux et me cou-
sole dans mes afflictions n'est malheureuse que parcequ'elle partage le sort d*ua
homme fort malheureux ; sa mère est actuellement pleine de vie et en bonne
santé, malgré sa vieillesse. Je n'ai jamais exposé ni fait déposer aubun enfant
à la porte d'aucun hôpital ni ailleurs. Une personne qui auroit eu la charité
dont on parle auroit eu celle d'en garder le secret; et chacun sent que ce n'csl
^i8 CORRESPONDANCE.
pas de Genève, où je n'ai point ?éca, et d*où tant d*aninionté se répand éonirc
moi, qu*on doit attendre des infonnations fidèles sur ma conduite. Je n'ajoute-
rai rien sur ce passage , sinon qu'au meurtre près , j'aimerois mieux avoir ùàt
ce dont son auteur m'accuse, que d'en avoir écrit un pareil.
«
c C'est donc là celui qui parle des devoii's de la société ! Certes
c il ne remplit pas ses devoirs quand, dans le même libelle, tra-
f hissant la confiance d'un ami\ il fait imprimer une de ses let-
c très , pour brouiller ensemble trois pasteurs. C'est ici qu'on
t peut dire.... de ce même écrivain, auteur d'iïn roman d'édu-
c cation, que, pour élever un jeune homme, il faut commencer
c par avoir été bien élevé. * >
■ ' Je crob devoir avertir le public que le théologien qui a écrit là lettre dont
j*ai donné un extrait n'est ni ne fut jamais mon ami, que je ne l'ai vu qu*une ibis
en ma vie, et qu'il u*a pas la inôiDdre chose à démêler, ni en bien ni en mal, avec
les ministres de Genève. Cet avertissement m'a paru nécessaire pour prévenir
les téméraires applications.
' Tout le monde accordera , je pense, à Fauteur de cette pièce, que lui et root
n*avons pas plus eu la même éducation que nous n'avons la niéme religion.
c Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles? Veut-il que
c nous nous égorgions' parcequ'on a brûlé un mauvais livre à
€ Paris et à Genève ? >
' On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices que j'ai faits pour
ne pas troubler la paix de ma patrie, et , dans mon ouvrage, avec quelle force
j'exhorte les citoyens à ne la troubler jamais , à quelque exrtémiié qu'on les ré-
duise.
554. — A M.
*••
Au sujet d'uu Mémoi)R£ en faveur des protest ans, que l'oji dévoit adresser
aux évéques de France.
La lettre, monsieur, et le mémoire de M***, que vous m'avez
envoyés, confirment bien Teslime et le respect que j'avais pour
leur auteur. Il y a dans ce mémoire des choses qui sont tout-à-
fait bien ; cependant il me paraît que le plan et l'exécution de-
manderoient une refonte conforme aux excellentes observations
contenues dans votre lettre. L'idée d'adresser un mémoire aux
♦ *
ANNÉE 1765. 369
évéques n a pas tant pour but de les persuader eut^mémes que
de persuader indirectement la cour et le clergé catholique, qui
seront plus portés à donner au corps épiscopal le tort dont on
ne les chargera pas eux-mêmes. D'où il doit arriver que les évé-
ques auront honte d'élever des oppositions à la tolérance des
protestants , ou que , s'ils font ces oppositions, ils attireront
èontre eux la clameur publique et peut-être les rebuffades de la
cour.
Sur cette idée, il paroît qu'il ne s'agit pas tant comme vous le
dites , très bien d'explications sur la doctrine , qui sont assez
connues et ont été données mille fois, que d'une exposition po-
litique et adroite de l'utilité dont les protestants sont à la France;
à quoi l'on peut ajouter la bonne remai'que de M**% sur l'impos-
sibilité reconnue de les réunir à l'Église , et par conséquent sur
l'inutilité de les opprimer , oppression qui , ne pouvant les dé-
truire ne peut servir qu'à les aliéner.
En prenant les évêques, qui, pour la plupart, sont des plus
grandes maisons du royaume , du côté des avantages de leur
naissance et de leurs places , on peut leur montrer avec force
combien ib doivent être attachés au bien de l'état à proportion
du bien dont il les comble, et des privilèges qu'il leur accorde ;
combien il seroit horrible à eux de préférer leur intérêt et leur
ambition particulière au bien général d'une société dont ils sont
les principaux membres ; on peut leur prouver que leurs devoirs
de citoyens, loin d'être opposés à ceux de leur ministère, en
reçoivent de nouvelles forces; que Thumanité, la religion, la pa-
trie, leur prescrivent la même conduite et la même obligation
de protéger leurs malheureux frères opprimés, plutôt que de les
poursuivre. Il y a mille choses vives et saillantes à dire là-dessus
en leur faisant honte d'un côté de leurs maximes barbares^ sans
pourtant les leur reprocher; et de l'autre, en excitant contre
eux l'indignation du ministère et des autres ordres du royaume,
sans pourtant paroître y tâcher.
Je suis , monsieur , si pressé, si accablé , si surchargé de lel-
ires que je ne puis vous jeter ici quelques idées qu'avec la plus
CORRESPONDANCE T. II. ' 24
370 CORRESPONDANCE,
grande rapidité. Je vondrois pouvoir entreprendre ce mémoire^
mais cela m'est absolament impossible, et j'en ai bien dû regret;
car, outre le plaisir de bien faire, j'y trouverois un des plus
beaux sujets qui puissent honorer la plume d'un anteur. Cet
ouvrage peut être un chef-d'œuvre de politique et d'éloquence ,
pourvu qu'on y mette le temps; mais je ne crois pas qu'il puisse
être bien traité par un théologien* Je vous salue , monsietur» de
tout mon cœur.
837. — A M. SÉGUIER DE SAINT-BRISSON.
Motien, janvier fjôS.
J'aï reçu , monsieur, votre lettre du 27 décembre ; j'ai aussi
lu Ariste et Philopenès, Malgré le plaisir que m'ont fait l'on
et l'autre , je ne me repens point du mal que je vous ai dit du
premier ; et ne doutez pas que je ne vous en eusse dit du second,
si vous m'eussiez consulté. Mon cher Saint-Brisson , je ne vous
dirai jamais assez avec quelle douleur je vous vois entrer dans
une carrière couverte de fleurs et semée d*abimes , où l'on ne
peut éviter de se corrompre ou de se perdre , où Ton devient
malheureux ou méchant à mesure qu'on avance, et très souvent
l'un et l'autre avant. d'arriver. Le métier d'auteur n'est bon que
pour qui veut servir les passions des gens qui mènent les autres;
mais qui veut sincèrement le bien de l'humanité, c'est un mé-
tier funeste. Aurez-vous plus de zèle que moi pour la justice,
pour la vérité, pour tout ce qui est honnête et bon? aurez-vous
des sentiments plus désintéressés, une religion plus douce, plus
tolérante , plus pure , plus sensée ? aspirez-vous à moins de
choses? suivez-vous une route plus solitaire? irez-vous sur le
chemin de moins de gens ? choquerez-vous moins de rivaux et de
concurrents? éviterez-vous avec plus de soin décroiser les inté-
rêts de personne? et toutefois vous voyez ; je ne sais comment il
existe dans le monde un seul honnête homme à qui mon exem-
ple ne fasse pas tomber la plume des mains. Faites du bien, mon
cher Saint-Brisson , mais non pas des livres ; loin de corriger les
/•
ANNEE 1765. 371
hiéchants, ils ne font qiie les aigrir. Le mèiOeur livre £siit très
peu de bien aux hommes et beaucoup de mal à son auteur. Je
vous ai déjà vu aux champs pour une brochure qui n'étoit pas
même fort malhonnête^ à quoi deVez-vous vous attendre si ces
choses vous blessent déjà !
Comment pouvez-vous croire que je veuille passée en Corse ,
sachant que les troupes françoises y sont? Jugez-vous que je n'aie
pas assez de mes malheurs , sans en aller chercher d'autres ?
Non , monsieur, dans Taccablement où je suis , j'ai besoin de
reprendre haleine; j'ai besoin d'aller plus loin de Genève cher-
cher quelques moments de repos ; car on ne nii^en laissera nulle
^piai*t ùB long sur la terre, je ne puis plus l'espérer que dans
son sein. J'ignore encore de quel côté j'irai : il ne m'en reste
plus guère à choisir. Je voudrois, chemin faisant, me chercher
quelque retraite fixe , pour m'y transplanter tout-à-fait , où l'on
eût l'humanité de me recevoir, et de me laisser mourir en paix.
Mais où la trouver parmi les chrétiens? La Turquie est trop
loin d'ici.
Ne doutez pas , cher Saint-Brisson , qu'il ne me fût fort doux
de vous avoir pour compagnon de voyage, pour consolateur ,
et pour garde-malade; mais j'ai contre ce même voyage de
grandes objections par rapport à voius. Premièrement , ôtez-
vous de Tésprit de me consulter sur rien , et de trouver dans
mon entretien la moindre ressource contre l'ennui. L'étourdis*
sèment où me jettent des agitations sans relâche m'a rendu stu-
pide; ma tête est en léthargie , nH)n cœur même est mort ; je ne
sens ni ne pense plus. Il me reste un seul plaisir dans la vie ;
j'aime encore à marcher, mais en marchant je ne rêve pas même;
j'ai les sensations /les objets qui me frappent, et rien de plus :
je voulois essayer d'un peu de botanique pour m'assurer du
moins à reconnoître en chemin quelques plantes ; mais ma mé-
moire est absolument éteinte ; elle ne peut, pas même aller jus*
que-là. Imaginez le plaisir de voyager avec un pareil automate.
Ce n'est pas tout. Je sens le mauvais effet que votre voyage
ici fera pour vous-même. Vous n'êtes déjà pas trop bien auprès
372 CORRESPONDANCE.
des dévots ; Youlez-vous achever de vous perdre. Vos compa-
triotes mêmes, en général, ne vous pardonnent pas de me con-
noitre , comment vous pardonneroient-ils de m'aimer ? Je suis
très fâché que vous m'ayez nommé à la tête de votre Ariste :
ne faîtes plus pareille sottise , ou je me brouille avec vous tout
de bon. Dites-moi surtout de quel œil vous croyez que votre fo-
mîUe verra ce voyage : madame votre mère en frémira; je fré-
mis moi-même à penser aux funestes effets qu'il peut produire
auprès de vos proches. Et vous voulez que je vous laisse faire !
C'est vouloir que je sois le dernier des hommes. Non, monsieur,
obtenez Tagrément de madame votre mère, et venez. Je vous
embrasse avec la plus grande joie ; mais sans cela n'en parlons
plus.
538. — A M. MOULTOU.
Motiers, le 7Jaiirier 1765.
Il étoit bien cruel, monsieur, que chacun de nous désirant sî
fort conserver l'amitié de l'autre crût également l'avoir perdue.
Je me souviens très bien , moi qui suis si peu exact à écrire, de
vous avoir écrit le dernier. Votre silence obstiné me navra l'ame,
et me fit croire que ceux qui vouloient vous détacher de moi
avoient réussi ; cependant , même dans cette supposition , je
plaignois votre foiblesse sans accuser votre cœur ; et mes plain-
tes , peut-être indiscrètes, prouvoient, mieux que n'eût fait mon
silence , l'amertume de ma douleur. Que pouvoît faire de plus
un homme qui ne s'est jamais départi de ces deux maximes ,
et ne s'en veut jamais départir, l'une de ne jamais rechercher
personne, l'autre de ne point courir après ceux qui s'en vont?
Votre retraite m'a déchiré : si vous revenez sincèrement , votre
retour me rendra la vie. Malheureusement je trouve dans votre
lettre plus d'éloges que de sentiments. Je n'ai que faire de vos
louanges , et je donnerois mon sang pour votre amitié.
Quant à mon dernier écrit , loin de l'avoir fait par animo-
sîté , je ne l'ai fait qu'avec la plus grande répugnance , et vive-
ANNÉE -1765. 373
ment sollicité : e est un devoir que j'ai rempli sans ra*y coo^^
plaire : mais je n'ai qu'un ton ; tant pis pour cieux qui me
forcent de le prendre , car je n'en changerai sûrement pas pour
eux. Du reste, ne craignez rien de Teffet de mon livre , il n«
fera du mal qu'à moi. Je connois mieux que vous la bourgeoi-
sie de Genève ; elle n'ira pas plus loin qu'il ne faut , je vous en
réponds.
« Ui molus aDimorum alque hsec cerlamina tanla
« Pulveris exigui jactu compressa quiescent. »
Moultou , je n'aime à vous voir ni ministre ni citoyen de Ge-
nève. Dans Tétat où sont les mœurs , les goûts , les esprits dans
cette ville , vous n'êtes pas fait pour l'habiter. Si cette déclara-
tion vous fâche encore, ne nous raccommodons pas, car je ne ces-
serai pas de vous la faire. Le plus mauvais parti qu'un homme
de votre portée puisse prendre est celui de se partager. Il faut
être tout-à-fait comme les autres , ou tout-à-fait comme soi.
Pensez-y. Je vous embrasse.
Saluez de ma part votre vénérable père,
539. — A M. DIVERNOIS.
Motiers, le 7 janvier i;G5.
J'ai reçu , monsieur , avec vos dernières lettres , comprise
celle du 5, la réponse aux Lettres écrites de la campagne.
Cet ouvrage est excellent, et doit être en tout temps le manuel
des citoyens. Yoilà, monsieur, le ton respectueux, mais ferme
et noble, qu'il faut toujours prendre, au lieu du ton craintif et
rampant dont on n'osoit sortir autrefois, mais il ne faut jamais
passer au-delà. Vos magistrats n'étant plus mes supérieurs, je
puis, vis-à-vis d'eux, prendre un ton qu'il ne vous conviendroit
pas d'imiter.
Je vous remercie derechef des soins sans nombre que vous
avez bien voulu prendre pour mes petites commissions, mais qui
sont grandes pur la peine coiutinuelle qu'elles vous donnent; car
374 CORRESPONDANCE.
il semble , à votre activité , que vous ne pouvea^ être CKxmpë que
de moi. Yos soins obligeants, monsiear» peuvent m^étre aussi
utiles que votre amitié me sera précieuse; et , lorsque vous vou-
drez bien observer nos conditions, une fois à mon aise de ce côté,
bien sur de vos bontés, je n'épargnerai point vos peines.
Je n*ai point encore donné le louis de votre part à ma pau-
vre voisine : premièi-ement , parceque , sa santé étant passable à
présent , elle n'est pas absolument sous la condition que vous y
avez mise; et, en second lieu, parceque vous exigez de n'être pas
nommé , condition que je ne puis admettre , parceque ce seroit
faire présumer à ces bonnes gens que cette libéralité vient de
moi, et que je me cache par modestie, idée à laquelle il ne me
convient pas de donner lieu.
Bien des remerciments à M. Deluc fils de sa bonne volonté.
Je ne vous cacherai pas que Toptique me seroit fort agréable ;
mais, premièrement , je ne consentirai point que M. Deluc , déjà
si chargé d'autres occupations, s'en donne la peine lui-même,
et je crains que cette fantaisie ne conte plus d'argent que je n'y
en puis mettre pour le présent. Mais il m'a promis de nie pour-
voir d'un microscope ; peut-être même en faudroit-il deux. Il en
sait l'usage , îi décidera. Je serois bien aise aussi d'avoir, en
couleurs bien pures, un peu d'outremer et de carmin, du vert
de vessie , et de la gomme arabique.
Il est très à désirer que la fermentation causée par les der-
niers écrits n'ait rien de tumultueux. Si les Genevois sont sages,
ils se réuniront , mais paisiblement ; ils ne se livreront à aucune
impétuosité , et ne feront aucune démarche brusque. Il est vrai
que la longueur du temps est contre eux; car on travaillera for-
tement à les désunir, et tôt ou tard on réussira. La combinaison
des droits, des préjugés, des circonstances, exige dans les dé-
marches autant de sagesse que de fermeté. Il est des moments
qui ne reviennent plus quand on les néglige ; mais il faut autant
de pénétration pour les connoiire que d'adresse à les saisir. N*y
auroit-il pas moyen de réveiller nn peu le Deux-cents? S'il ne
voit pas ici son intérêt , ses membres ne sont que des cruches.
ANNÉE +765. 375
Mais tenez-vous sûrs qu'on vous tendra des pièges, et craignez^
les faux frères. Profitez du zèle apparent de M. Gh., mais na
vous y fiez pas, je vous le répète. Ne comptez point non plus sur-
Thomme dont vous m'avez envoyé une réponse. S'il faut agir ,
que ce soit plus loin. Du reste, je commence à penser que si
Ton se conduit bien , cette ressource hasardeuse ne sera pas 1167
cessaire.
Vous voulez une inscription sur votra exemplaire. Mes bons
Saint-Gervaisiens en ont mis une qui se rapporte à l'ouvrage :
en voici une autre qui se rapporte à l'auteur : Alto (juœswit
cœlo lucerrij ingemuitque repertd.
Je suis fâché de vous donner du latin ; mais te françois ne vaut
rien pour ce genre ; il est mou , il est mort , il n'a pas plus de
nerf que de vie.
Mille remerciments , je vous prie, à madame d'Ivernois, pour
la bonté qu'elle a eue de présider à l'achat pour mademoiselle Le
Vasseur. Son goût se montre dans ses emplettes comme son es-»
prit dans ses lettres. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Voici une lettre pour M. Moultou : la sienne m'a fait le plus,
grand plaisir, et mon cœur en avoit besoin.
Je m'aperçois que l'inscription ci-dessus est beaucoup trop
longue pour l'usage que vous en voulez faire. En voici une da
l'invention de M. Moultou, qui dit à^pou-près la même chose en
moins de mots : Luget et monet.
J'oubliois de vous dire que , le premier de ce mois, MM. de
Couvet me firent prier, par une députation , de vouloir bien
agréer la bourgeoisie de leur communauté; ce que je fis avec re^
connoissance ; et, le lende nain, un des gouverneurs avec le se-
crétaire m'apportèrent des lettres conçues en termes très obli-
geants et très honorables , et dans le cartouche desquelles ,
dessiné en miniature , ils avoient eu l'attention de mettre ma
devise. Je leur dis, car je ne veux rien vous taire , que je me
tenois plus libre, sujet d'un roi juste, et plus honoré d'être
membre d'une communauté où régnoit l'égalité et la concorde ,
que citoyen d'une république où les lois n'étoient qu'un mot , et
h-
376 CORRESPONDANCE.
la liberté qu im leurre. Il est dit , dans les lettres , que la délibé-
ration a été unanime aux suffrages de cent vingt-cinq voix.
Hier, Tabbaye de l'arquebuse de Couvet me fit offrir le même
honneur, et je l'acceptai de même. Yous savez que je s«iis déjà de
celle de Motiers. Je vous avoue que je suis plus flatté de ces mar-
ques de bienveillance, après un assez long séjour dans le pays
pour que ma condiiitft.et mes mœurs y fussent connues , que si
elles m'eussent été prodiguées d*abord en y arrivant.
540. — A M. DE GAUFFECOURT.
Motiers-Travers, le 12 janvier 1765.
Je suis bien aise, mon cher papa, que vous puissiez envisager,
dans la sérénité de votre paisible apathie , les agitations et les
traverses de ma vie , et que vous ne laissiez pas de prendre aux
soupirs qu elles m'arrachent un intérêt digne de notre ancienne
amitié.
Je voudrois encore plus que vous que le moi parût moins dans
les Lettres écrites de la montagne ; mais sans le moi ces
lettres n'auroient point existé. Quand on fit expirer le mal-
heureux Calas sur la roue, il lui étoit difficile d'oublier quil
étoit là.
Vous doutez qu'on permette une réponse. Vous vous trompez ;
ils répondront par des libelles diffamatoires : c'est ce que j'at-
tends pour achever de les écraser. Que je suis heureux qu'on ne
se soit pas avisé de me prendre par des caresses ! j'étois perdu ,
je sens que je n'aurois jamais résisté. Grâce au ciel , on ne m'a
pas gâté de ce côté-là , et je me sens inébranlable par celui
qu'on a. choisi. Ces gens-là feront tant qu'ils me rendront grand
et illustre , au lieu que naturellement je ne devois être qu'un
petit garçon. Tout ceci n'est pas fini : vous verrez la suite , et
vous sentirez, je l'espère, que les outrages et les libelles n'auront
pas avili votre ami. Mes salutations , je vous prie, à M. de Quin-
sonas : les deux lignes qu'il a jointes à votre lettre me sont pré-
ANNÉE 4765. 377
cieuses; son amitiç me parait désirable ; et il seroit bien doux de
la former par un médiateur teï que vous.
Je vous prie de faire ^re à M. Bourgeois que je n'oublie
point sa lettre, mais que j*a(R;ends pour y répondre d'avoir quel-
que chose de positif à lui marquer. Je suis fôché de ne pas savoir
son adresse.
Bonjour, bon papa ; parlez>-moi de tenij^^èlf temps de votre
santé et de votre amitié. Je vous embrasse*tle fout mon cœur.
P. S. Il paroit à Genève une espèce de désir de se rapprocher
de part et d'autre. Plût à Dieu que ce désir fût sincère d'un côté,
et que j'eusse la joie de voir finir des divisions dont je suis la cause
innocente ! plût à Dieu que je pusse contribuer moi-même à cette
bonne œuvre par toutes les déférences et satisfactions que l'hon-
neur peut me permettre ! Je n'aurois rien fait de ma vie d'aussi
bon cœur, et dès ce moment je me tairois pour jamais.
54i . — A M, DUCLOS.
A Motiers , le i3 janvier 1765.
J'attendois, mon cher ami, pour vous remercier de votre
présent, que j'eusse eu le plaisir de lire cette nouvelle édition, et
de la comparer avec la précédente ; mais la situation violente oii
me jette la fureur de mes ennemis ne me laisse pas un moment
de relâche; et il faut renvoyer les plaisir^.à des moments plus
heureux, s'il m'est encore permis d'en jattendre. Votre portrait
n'avoit pas besoin de la circonstance pour me causer de l'émo-
tion; mais il est vrai qu'elle en a été plus vive par la comparaison
de mes misères présentes avec les temps où j'avois le bonheur de
vous voir tous les jours. Je voudrois bien que vous me fissiez
l'amitié de m'en donner une seconde épreuve pour mon porte-
feuille. Les vrais amis sont trop rares pour qu'en effet la plan-
che ne restât pas longtemps neuve, si vous n'en donniez qu'une
épreuve à chacun des vôtres ; mais j'ose ici dire , au nom de
tous , qu'ils sont bien dignes que vous l'usiez pour eux.
Quoique je sache que vous n'êtes point fait pour en perdre»
378 CORRESPONDANCE.
je suis peu surpris que vous ayez à vous plaindre de ceux a?eo
lesquels j'ai été forcé de rompre. Je sens que quiconque esl un
faux ami pour moi n'en peut être un vrai pour p^*sonne.
Ils travaillent beaucoup à me fiiciliter l'entreprise d'écrire ma
vie que vous m'exhortez de reprendre. Il vient de paroitre à
Genève un libelle effroyable , pour lequel la dame d'Ëpinay a
fourni des mémoires à sa manière « lesquels me mettent déjà fort
à mon aise vis-à-vis d'elle et de ce qui l'entoure. Dieu me prér
serve toutefois de l'imiter , même en me défendant ! Mais, sans
révéler les secrets qu'elle m'a confiés, il m'en reste assez de ceii^
que je ne tiens pas d'elle pour la faire connoitre autant qu'il est
nécessaire en ce qui ^ rapporte à moi. Elle ne me croit pas si bien
instruit; mais, puisqu'elle m'y force, elle apprendra qudque
jour combien j'ai été discret. Je vous avoue cependant que j'ai
peine encore à vaincre ma répugnance, et je prendrai du moins
mes mesures pour que rien ne paroisse de mon vivant. Mais j'ai
beaucoup à dire , et je dirai tout ; je n'omettrai pas une de mes
fautes , pas même une de mes mauvaises pensées. Je me peindrai
tel que je suis : le mal offusquera presque toujours le bien ; et,
malgré cela , j'ai peine à croire qu'aucun de mes lecteurs ose se
dire : Je suis meilleur que ne fut cet homme-là.
Cher ami, j'ai le cœur oppressé , j'ai les yeux gonflés de lar-
mes ; jamais être humain n'éprouva tant de maux à-la-fois. Je me
tais, je souffre , et jiétouffe. Que ne suis-je auprès de vous ! du
moins je respirerois. Je vous embrasse.
542. — A M. D'IVERINOIS.
Motiers, 17 jaurier i^fiS.
Votre lettre, monsieur , du 9 de ce mois , ne m'est parvenue
qu'hier, et très certainement elle avoit été ouverte.
li me semble que je ne serois pas de votre avis sur la question
de porter ou de ne pas porter au conseil g néral les griefs de la
bourgeoisie , puisqu'on supposant de la part du petit conseil le
refus de la satisfaire sur ces griefs, il n'y a nul autre moyen de
ANNÉE 4765. 379
prouver qu'il y est obligé : car enfin de ce que des particuliers
se plaignent, il ne s'ensuit pas qu'ils aient raison de se plain-
dre; et de ce qu'ils disent que la loi a été violée, il ne s'ensuit
pas que cela soit vrai , surtout quand le conseil n'en convient pas.
Je vois ici deux parties , savoir , les représentants et le petit con-
seil. Qui sera juge entre les deux?
D'ailleurs la grande affaire en cette occasion est d'annuler le
prétendu droit négatif dans sa partie qui n'est pas légitime ; et
rien n'est plus important pour constater cette nullité que l'appel
au conseil général. Le fait seul de cette assemblée donneroit aux
représentants gain de cause, quand même leurs griei^ n'y seroient
pas adoptés.
Je conviens que par la diminution du nombre cette souveraine
assemblée perdra peu-à-peu son autorité ; mais cet inconvé-
nient, peut-être inévitable , est encore éloigné, et il est bien
plus grand en renonçant dès à présent aux conseils généraux.
Il est certain que votre gouvernement tend rapidement à l'aris-
tocratie héréditaire , mais il ne s'ensuit pas qu'on doive aban-
donner dès à présent un bo» remède , et surtout s'il est unique,
seulement parcequ'on prévoit qu'il perdra sa force un jour.
Mille incidents peuvent d'ailleurs retarder ce progrès encore ;
mais si le petit conseil demeure seul juge de vos griefs , en tout
état de cause vous êtes perdus.
La question me paroit bien établie dans ma huitième lettre.
On se plaint que la loi est transgressée. Si le conseil convient de
cette transgression et la répare , tout est dit , et vous n'avez
rien à demander de plus ; mais s'il n*en convient pas, ou refuse
de la réparer , que vous reste-t-il à demander pour l'y contrain-
dre? Un conseil général.
L'idée de faire une déclaration sommaire des griefs eçt ex-
cellente; mais il fout éviter de la faire d'une manière trop dure ,
qui mette le conseil trop au pied du mur. Demander que le
jugement contre moi soit révoqué , c'est demander une chose
insupportable pour- eux, et aussi parfaitement inutile pour vous
que pour moi. Il n'est pas même sûr que l'affirmative passât au
3«0 CORRESPONDANCE.
conseil général; et ce seroit m'exposer à un nouvel affront en-
core plus solennel. Mais demander si Tarticle 88 de rordonnance
ecclésiastique ne s'applique pas aux auteurs des livres ainsi qu'à
ceux qui dogmatisent de vive voix , qui dans le droit aura la
même force , en supposant l'affirmative , que si la procédure
étoit annulée, mais qui sauve le conseil de Taffront de l'annuler
ouvertement. Sauvez à vos magistrats des rétractations humi-
liantes , et prévenez les interprétations arbitraires pour l'avenir.
Il y a cependant des pomts sur lesquels on doit exiger les décla-
rations les plus expresses ; tels sont les tribunaux sans syndics,
tels sont les emprisonnements faits d'office, etc« Laissez-Ià,
messieurs, le petit point d'honneur, et allez au solide. Yoilà
mon avis.
J'ai reçu les couleurs et le microscope ; mille remerciments,
et à M. Deluc. N'oubliez pas, je vous supplie, de tenir une
note exacte de tout. Dans celle que vous m'avez envoyée vous
avez oublié la flanelle; je vous prie de réparer cette omission.
J'ai fait donner le louis à ma voisine. Digne homme, que les
bénédictions du ciel sur vous et sur votre famille augmentent
de jour en jour une fortune dont vous faites un si noble usage!
Le messager doit partir la semaine prochaine. Je voudrois
que vous attendissiez les occasions de »vous servir de lui plutôt
que d'importuner incessamment M. le trésorier pour tant de pe-
tits articles qui ne pressent point du tout, et dont l'expédition lui
donne encore plus d'incommodité qu'à moi d'avantage.
Ne faites rien mettre dans la gazette. Le gazetier, vendu à
mes ennemis , altérerait infailliblement votre article , ou l'em-
poisonneroit dans quelque autre. D'ailleurs à quoi bon ? Que ne
suis-je oublié du genre humain ! que ne puis-je , aux dépens de
cette petite gloriole , qui ne me flatta de ma vie , jouir du
repos que j'idolâtre, de cette paix si chère à mon cœur, et qu'on
ne goûte que dans l'obscurité! Oh ! si je puis faire une fois mes
derniers adieux au public! Mais peut-être avant celte heu-
reux moment faut-il les faire à la vie. La volonté de Dieu soit
faite. Je vous embrasse tendrement.
ANNÉE i7()5. 38-1
Je vous prie de vouloir bien donner cours à cette lettre pour
Chambéry . Je ne puis faire la procuration que vous me demandez
que dans la belle saison , voulant qu'elle soit légalisée à Yverdun
ou à Neuchâtel , par des raisons que je vous expliquerai et qui
n'ont aucun rapport à la chose.
545. — A M. PICTET.
Motiers, le 19 janvier 1765.
Vous auriez toujours, monsieur, des réponses bien promptes,
si ma diligence à les faire était proportionnée au plaisir que je
reçois de vos lettres : mais il me semble que , par égard pour
ma triste situation , vous m'avez promis une indulgence dont as-
surément mon cœur n'a pas besoin , mais que les tracas des
faux empressés, et l'indolence de mon état, me rendent chaque
jour plus nécessaire. Rappelez-vous donc quelquefois , je vous
supplie, les sentiments que je vous ai voués , et ne concluez rien
de mon silence contre mes déclarations.
Vous aurez pu comprendre aisément, monsieur, à la lecture
des Lettres de la montagne^ combien elles ont été écrites à
contre-cœur. Je n'ai jamais rempli devoir avec plus de répu-
gnance que celui qui m'imposoit cette tâche; mais enfin c'en étoit
un tant envers moi qu'envers ceux qui s'étoient compromis en
prenant ma défense. J'aurois pu , j'en conviens, le remplir sur
un autre ton , mais je n'en ai qu'un ; ceux qui ne l'aiment pas
ne dévoient pas me forcer à le prendre. Puisqu'ils s'étudient à
m'obliger de leur dire leurs vérités , il faut bien user du droit
qails me donnent. Que je suis heureux qu'ils ne se soient pas
avisés de me gâter par des caresses ! Je sens bien mon cœur ;
j'étois perdu s'il m'avoient pris de ce côté-là , mais je me crois
à l'épreuve par celui qu ils ont préféré.
Ce que j'ai dit est si simple, que vous ne pouvez m'en savoir
aucun gré ; mais vous pouvez m'en savoir un peu de ce que je
n'ai pas osé dire, et vous n'ignorez pas la raLson qui m'a rendu
discret.
382 CORRESPONDANCE.
Puisque vous avez cependant , monsieur , le courage d'avouer
dans ces circonstances Tamitié dont vous m'honorez, je m'en ho- v^
nore trop moi-même pour ne pas vous prendre au root. Jusqu'i-
ci je n*ai point indiscrètement parlé de notre correspondance,
et je n'ai laissé voir aucune de vos lettres ; mais, par la permis-
sion que vous m'en donnez, j'ai montré la dernière. Par les ta-
lents qu'elle annonce, elle mérite à son auteur la célébrité ; mais
elle la lui mérite encore à meilleur titre par les vertus qui s'y
font sentir.
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544. — A M. DU PEYROU.
Motiers , le a4 janvier 1 765.
Je vous avoue que je ne vois qu'avec effroi l'engagement' qttô
je vais prendre avec la compagnie en question si l'affaire se con-
somme ; ainsi quand elle manqueroit , j'en serois très peu puni.
Cependant comme j'y trouverois des avantages solides , et nâe
commodité trèsgrande pour l'exécution d'une entreprise que j'ai
à cœur, que d'ailleurs je ne veux pas répondre malhonnêtement
aux avances de ces messieurs, je désire, si l'entreprise se rompt,
que ce ne soit pas par ma faute. Du reste, quoique je trouve les
demandes que vous avez faites en mon jiom un peu fortes , je
suis fort d'avis, puisqu'elles sont faites, qu'il n'en soit rien ra-
battu.
Je vous reconnois bien, monsieur, dans TarraDgement que
vous me proposez au défaut de celui-là ; mais, quoique j'en sois
pénétré de reconnoissance , je me reconnoîtrois peu moi-même
si je pouvois l'accepter sur ce pied-là : toutefois j'y vois une ou-
verture pour sortir, avec votre aide , d'un furieux embarras où
je suis. Car , dans l'état précaire où sont ma santé et ma vie, je
mourrois dans une perplexité bien cruelle en songeant que je
laisse mes papiers, mes effets, et ma gouvei^nante , à la merci
d*un inconnu. Il y aura bien du malheur si l'intérêt que vous
voulez bien prendre à moi , et la conhance que j'ai en vous, ne
Pour une édition généiale de ses ouvrages.
ANNEE 1765. 383
= bous amèneidt pas à quelque arrangement qui contente votre
. cœur sans faire souffrir le mien. Quand vous serez une fois mon
dépositaire universel , Je serai tranquille ; et il me semble que le
repos de mes jours m'en sera plus doux quand je vous en serai
redevable. Je voudrois seulement qu'au préalable nous pussions
faire une connoissance encore plus intime. J'ai des projets de
voyage pour cet été. Ne pourrions-nous en faire quelqu'un en-
semble? Votre bâtiment vous occupera-t-il si fort que vous ne
puissiez le quitter quelques semaines, même quelques mois, si le
cas y échoit? Mon cher monsieur, il faut commencer par beau-
coup se connoître pour savoir bien ce qu'on fait quand on se lie.
Je m'attendris à penser qu'après une vie si malheureuse peut-
être trouverai-je encore des jours sereins près de vous, et peut-
être une chaîne de traverses m'a-t-elle conduit à Fllomme que la
Providence appelle à me fermer les yeux. Au reste, je vous
parle de mes voyages parcequ'à force d'habitude les déplace-
ments sont devenus pour moi des besoins. Durant toute la belle
saison , il m'est impossible de rester plus de deux ou trois jours
en place sanis me contraindre et sans souffrir.
545. — A M. LE COMTE DE B.
Motiers , le 26 janvier 176S.
Je suis pénétré, monsieur, des témoignages d'estime et de con-
fiance dont vous m'honorez : mais, comme vous dites fort bien,
laissons les compliments, et, s'il est possible, allons à l'utile.
Je ne crois pas que ce que vous desirez de moi se puisse exé-
cuter avec succès d'emblée dans une seule lettre , que madame
la comtesse sentira d*abord être votre ouvrage. H vaut mieux ,
ce me semble, puisque vous m'assurez qu'elle est portée à bien
penser de moi, que je fasse avec elle les avances d'une corres-
pondance qui fera naître aisément les sujets dont il s'agit, et sur
lesquels je pourrai lui présenter mes réflexions de moi-même à
mesure qu elle m'en fournira l'occasion. Car il arrivera de deux
choses l'une : ou , ni'accordant qudque confiance , elle épan-
384 CORRESPONDANCE.
cliera quelquefois son honnête et vertueux cœur en m'écrivant)
et alors la liberté que je prendrai de lui dire mon sentiment ,
autorisée par elle-même , ne pourra lui déplaire , ou elle^restera
dans une réserve qui doit me servir de règle , et alors , n'ayant
point rhonneur d'être connu d'elle, de quel droit m'ingérer à
lui donner des leçons ? La lettre ci-jointe est écrite dans cette
vue , et prépare les matières dont nous aurons à traiter si ce
texte lui agrée. Disposez de cette lettre, je vous supplie , pour
la donner ou la supprimer, selon qu'il vous paroîtra plus con-
venable.
En vérité , monsieur , je suis enchanté de vous et de votre
digne épouse. Qu'aimable et tendre doit être un mari qui peint
sa femme sous des traits si charmants! Elle peut vous aimer trop
pour votre repos, mais jamais trop pour votre mérite , ni vous
Taimer jamais assez pour le sien. Je ne connois rien de plus in-
téressant que le tableau de votre union , et tracé par vous-
même. Toutefois voyez que sans y songer vous n'ayez donné
peut-être àusa délicatesse quelque raison particulière de crain-
dre votre éloignement. Monsieur , les cœurs sensibles sont
faciles à blesser ; tout les alarme , et ils sont d'un si grand
prix qu'ils valent bien les peines qu'on prend à les contenter.
Los soins amoureux de nouveaux époux bientôt se relâchent;
les témoignages d'un attachement durable fondé sur l'estime et
sur la vertu sont moins frivoles et font plus d'effet. Laissez à
votre femme le plaisir tie sacrifier quelquefois ses goûts aux vô-
tres; niais qu'elle voie toujours que vous cherchez votre bonheur
dans le sien , et que vous la distinguez des autres femmes par
des sentiments à l'épreuve du temps. Quand une fois elle sera
bien convaincue de la solidité de votre attachement, elle n'aura
pas peur que vous lui soyez enlevé par des folles. Pardon,
monsieur, vous demandez des avis pour madame la comtesse,
et c'est à vous que j'ose en donner. Mais vous m'inspirez un
intérêt si vif pour votre union , qu'en vous parlant de tout
ce qui me semble propre à l'affermir je crois déjà me mêler de
vos affaires.
^^» -' ^fi^
1^ "?^ ^ ANNÉE 1765. M5
$46. — A MAUAME la comtesse DE B.
f
Motiers, le 26 janTÎer 1765.
J*appb;ends, madame , que vous êtes une femme aussi ver-
tueuse qu'aimable, que vous avez pour votre mari autant de ten-
dresse qu*il en a pour vous , et que c'est à tous égards dire
autant qu'il est possible. On ajoute que vous m'honorez de votre
estime, et que vous m'en préparez même un témoignage qui
me donneroit l'honneur d'appartenir à votre sang par des de-
voirs ' .
En voilà plus qu'il ne faut , madame, pour m'attacher par le
plus vif intérêt au bonheur d'un si digne couple^ et bien assez
j'espère, pour m'autoriser à vous marquer ma Hfceonnoissance
pour la part qui me vient de vous des bontés qu'a pour moi
M. le comte de ***. J'ai pensé que l'heureux événement qui
s'approche pouvoit, selon vos arrangements, me mettre avec vous
en correspondance ; et pour un objet si respectable je sens du
plaisir à la prévenir.
Une autre idée me fait livrer à mon zèle avec confiance. Les •
devoirs de M, le comte de *** l'appelleront quelquefois loin d^
vous. Je rends trop de justice à vos sentiments nobles pour dou-
ter que si le charme de votre présence lui faisoit oublier ces de-
voirs, vous ne les lui rappelassiez vous-même avec courage.
Comme un amour fondé sur la vertu peut sans danger braver
l'absence, il n'a rien de la mollesse du vice ; il se renforce par
les sacrifices qui lui coûtent, et dont il s'honore à ses propres
yeux. Que vous êtes heureuse, madame, d'avoir un mérite qui
vous met au-dessus des craintes, et un époux qui sait si bien en
sentir le prix ! Plus il y aura de comparaisons à faire, plus il
s'applaudira de son bonheur.
Dans ces intervalles vous passerez un temps très doux à vous
occuper de lui, des chers gages de sa tendresse, à lui en parler
^ La comtesse de B. avoit paru souhaiter que Rousseau voulût être le parraio
éû reofiBLUt dont elle étoit sur le point d*accoucber.
eOKRESPOVDAIfCE. T. II. 12 J
386 CORRESPONDANCE.
dans vos lettres, à en parler à ceux qui prennent part à votre
union. Dans ce nombre, oserois-je, madame, me compter au-
près de vous pour quelque chose? J'en ai le droit par mes senti-
ments : essayez si j*entends les vôtres, si je sens vos inquiétudes,
si quelquefois je puis les calmer. Je ne me flatte pas d'adondr
vos peines; mais c'est quelque chose que les partager, et voilà
ce que je ferai de tout mon cœur. Recevez, madame, je vous
supplie, les assurances de mon respect.
f%/>/\f%/%/^my%/*f^>%/%r^%/^'%/%/%0%^%^%f^/%/%r^r%/^'\/^^%r^%/^^%/v*/*/*
547. — A MILORD MARÉCHAL-
a6 jaaYÎer 1765.
J'espérois, milord, finir ici mes jours en paix; je sens qne
cela n'est pas possible. Quoique je vive en toute sûreté dans ce
pays sous la protection du roi, je suis trop près de Genève et de
Berne, qm ne me laisseront point en repos. Vous savez à quel
usage ils j«|fent à propos d'employer la rdigion : ils en font un
gros torchon de paille enduit de boue, qu'ils me fourrent dans
la bouche à toute force pour me mettre en pièces towl à leur
aise, sans que je puisse crier. Il faut donc fuir malgré mes maux,
malgré ma paresse ; il faut chercher quelque endroit paisible où
je puisse respirer. Mais où aller? Voilà, milord, sur quoi je vous
consulte.
Je ne vois que deux pays à choisir ; TAngleterre ou l'Italie.
L'Angleterre seroit bien plus selon mon humeur ; mais elle est
moins convenable à ma santé, elje ne sais pas la langue : grand
inconvénient quand on s'y transplante seul. D'ailleurs il y fait si
cher vivre qu'un homme qui manque de grandes ressources n'y
doit point aller, à moins qu'il rie veuille s'intriguer pour s'en
procurer, chose que je ne ferai de ma vie; cela est plus décidé
que jamais.
Le chmat de l'Italie me conviendroit fort, et mon état, à tous
égards, me le rend de beaucoup préférable. Mais j'ai besom de
protection pour qu'on m'y laisse tranquille : il faudroit que
quelqu'un des princes de ce pays-là m'accordât un asile dans
ANNÉE i765. 387
quelqu'une de ses maisons, afin que le clergé ne put me cheiv
cher querelle si par hasard la fantaisie lui en prenoit; et cela ne
me paroit ni bienséant à demander, ni facile à obtenir quand oii
ne connoU personne. J'aimerois assez le séjour de Venise, que
je conuois déjà; mais quoique Jésus ait défendu la vengeance à
ses apôtres, saint Marc ne se pique pas d'obéir sur ce point.
J'ai pensé que si le roi ne dédaignoit pas de m'honorer de quel-
que apparente commission, ou de quelque titre sans fonctions
comme sans appointements, et qui ne signifiât rien que Thon-
neur que j'aurois d'être à lui, je pourrois sous cette sauvegarde,
soit à Venise, soit ailleurs, jouir en sûreté du respect qu'on
porte ù tout ce qui lui appartient. Voyez, milord, si dans cette
occurrence votre sollicitude paternelle imagineroit quelque
chose pour me préserver d'aller sous les plombs , ce qui seroit
finir assez tristement une vie bien malheureuse' . C'est une chose
bien précieuse à mon cœur que le repos, mais qui me seroit
bien plus précieuse encore si je la tenois de vous. Au reste, ceci
n'est qu une idée qui me vient, et qui peut-être est très ridicule.
Un mot de votre part me décidera sur ce qu'il en faut penser.
548. — AM.BALLIÈRE.
Motiers, le 28 janner 17Ô5.
Deux envois de M. Duchesne, qui ont demeuré très long-
temps en route, m'ont apporté, monsieur, l'un voire lextte et
l'autre votre livre": voilà ce qui m'a fait retarder si longtemps à
vous remercier de l'une et de l'autre. Que ne donnerois-je pas
' Cette expression, sous les plombs , a fort embarrassé les éditeurs de Genève.
£d voici Texplication : Le palais de Saint-Marc, à Venise, est couvert de grandes
lames de plomb, et Ton croyoit alors communément que quand les inquisiteurs
d*élat vouloient se débarrasser, sans forme de procès, d*un homme suspect, ils le
faisoient renfermer dans un des cabinets pratiqués immédiatement sous ces lames,
qui, devenant brûlantes par Tardcur du soleil, donnoient au malheureux prison-
nier une fièvre chaude dont il mouroit en très peu de temps. On aime à douter
d'une cruauté plus atroce encore que celle de Busiris. Toujours est-il vrai qu'à
Tenise on ne parloit jamais de ces plombs qu avec effroi.
' Uu exemplaire de la Théorie de la musique.
388 GOERESPONDANGE.
pour avoir pa oonsolter Totre ouvrage on vo» hunières 3 y i
dix on douze ans, lorsque je tra\^ois k rassembier les artides
mal digérés que j'avois faits pour FEiicyciopédie 1 Anjonrd'lnn
que cette collection est achevée, et que tout ce qui s'y rapporte
est entièrement effiftoé de mon esprit , il n'est plus temps de re-
prendre cette longue et ennuyeuse besogne, malgré Im erreurs
et les fautes dont elle fourmille. JT» pourtant h plaisir de sen-
tir quelquefois que j'étois, pour ainsi dire» à la piste de yos dé-
couvertes , et qu'avec un peu plus d'étude et de méditatimi
f aurois pu peut-être en atteindre quelques une». Car» par exem-
ple, j'ai très bien vu que Texpériaice qui sert de prindpe à M.
Bameau n'est qu'une partie de cdie desaliquotes, et que c'est
de cette demiàre, prise dans sa totalité, qu'il tsmt déduire le
système de notre harmonie; ma» je n'ai ea du reste que des
demi lueurs qui n'ont fait que m'ég^ûter. H est trop tardjienir
revenir maintenant sur mes pas, et il fiant que neffouvrage
reste avec toutes ses fautes, ou qu'il soit refpndu dans une se-
conde édition par une meitteure main. Plût à Dieu, mcmsienr,
que cette main fût la vdtre ! vous trouveriez peut-être assez de
bonnes recherches toutes faites pour vous épargner le travail du
manœuvre, et vous laisser seulement celui de rarchitecte et du
théoricien.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mes très humbles salu-
tations.
549. — A M. DU PEYROU.
Motien, le 3i janvier 1765.
Yoia, monsieur, deux exemplaires de la pièce que vous avez
déjà vue , et que j'ai fait imprimer à Paris' . C'étoit la meilleure
réponse qu'il me convenoit d'y faire.
Voici aussi la procuration çur vot^e dernier modèle : je doute
qu*elle puisse avoir son usage. Pom*vu que ce ne soit ni votrt
' Le libelle mùiviïè Senti metit des tiitoyçtis.
ANNÉE 4765. 389
faute ni la mienne , il importe peu que Taiïaire se rompe ; natu-
rellement je dois m'y attendra et je m'y attends.
Voici enfin la lettre de M. de BufFon , de laquelle je suis ex-
trêmement touché. Je veux lui écrire , mais la crise horrible où
je suis ne me le permettra pas de sitôt. Je vous avoue cependant
que je n'entends pas bien le conseil qu'il me donne de ne pas
me mettre à dos M. de Voltaire , c'est comme si l'on conseilloit
à un passant , attaqué dans un grand chemin , de ne pas se met-
tre à dos le brigand qui l'assassine. Qu'ai-je fait pour m'attirer
les persécutions de M. de Voltaire? et qu'ai-je à craindre- de pire
de sa part? M» de Buffon veut-il que je fléchisse ce tigre altéré
de mon sang? il sait bien que rien n'apaise ni ne fléchit jamais
la fureur des tigres. Si jerampois devant Voltaire, il en triom-
pheroit sans doute, mais il nem'enégorgeroit pas moins. Des bas-
sesses me déshonoreroient, et ne mesauveroientpas. Monsieur,
je sais souffrir ; j'espère apprendre à mourir ; et qui sait cela
n'a jamais besoin d'être lâche.
Il a fait jouer les pantins de Berne, à l'aide de son ame
damnée le jésuite Bertrand : il joue à présent le même jeu en
Hollande. Toutes les puissances plient sous l'ami des ministres
tant politiques que presbytériens. A cela que puis-je faire? Je
ne doute presque pas du sort qui m'attend sur le canton de Ber-
ne 9 si j'y mets les pieds, cependant j'en aurai le cœur net, et
je veux voir jusqu'où , dans ce siècle aussi doux qu'éclairé, la
philosophie et l'humanité seront poussées. Quand l'inquisiteur
Voltaire m'aura fait brûler, cela ne sera pas plaisant pour moi ,
je l'avoue , mais avouez aussi que , pour la chose , cela ne sau-
roit l'être plus.
Je ne sais pas encore ce que je deviendrai cet été. Je me sens
ici trop près de Genève et de Berne pour y goûter un moment
de tranquillité. Mon corps y est en sûreté, mais mon ame y est
incessamment bouleversée. Je voudrois trouver quelque asile où
je pusse au moins achever de vivre en paix. J'ai quelque envie
d'aller chercher en Italie une inquisition plus douce , et un cli-.
mat moins rude. J'y suis désiré, et je suis sûr d'y être accueilli.
%
390 CORRESPONDANCE.
Je ne me propose pourtant pas de me tnnspknter bitnqn^^
mais d'aller seulement reoonnottre les lieux, A mon état me le
permet, et qu*on me laisse les passages libres, de quoi je doute.
Le projet de ce Toyage trop éloigné ne me perm^ pas de son-
ger à le foire avec tous, et je crains que Fobjet qui me le feisoit
surtout désirer ne s*éioigne. Ce que f avois besoin de oonnoltre
mieux n'étoit assurément pas la conformité de nos sratiments et de
nos principes, mais celle de nos humeurs, dansla supposition d'a-
voir à vivre ensembleoomme vousavies euFlionnét^ de mêle pro-
poser.QiKlque parti que je prenne, vous oonnoltreK, monsieur, je
m'en flatte, que vous n'aves pas mon estime et ma confiance à
demi ; et si vous pouvez me prouver que certains arrangements
ne vous porteront pas un notaUe préjudice , je vous remettrai,
puisque vous le voulez bien , l'embarras de tout ce qui r^jarde
tant la collection de mes écrits que l'honneur de ma mémoire ;
et , perdant toute autre idée que de me préparer au dornier pas-
sage , je vous devrai avec joie le repos du reste de mes jours.
J*ai l'esprit trop agité maintenant pour prendre un parti;
mais, après y avoir mieux pensé , quelque parti que je prenne ,
ce ne sera point sans en causer avec vous , et sans vous feire en-
trer pour beaucoup dans mes résolutions dernières. Je vous
embrasse de tout mon cœur.
550. — A M. SAINT-BOURGEOIS.
Motiers , U 2 février 1 765.
J*Ai reçu , monsieur, avec la lettre que vous m'avez fait l'hon-
neur de m'écrire le 29 janvier, Fécrit que vous avez pris la pei-
ne d'y joindre. Je vous remercie de Tune et de l'autre.
Vous m'assurez qu'un grand nombre de lecteurs me traitent
d'homme plein d'orgueil , de présomption , d'arrogance ; vous
avez soin d'ajouter que ce sont là leurs propres expressions.
Voilà, monsieur^ de fort vilains vices dont je dois tâcher de me
corriger. Mais sans doute ces messieurs, qui usent si libéralement
de ces termes, sont eux-mêmes si remplis d'humilité, de douceur.
ANNÉE 1765. 391
et de modestie, qu'il D'est pas aisé d'en avoir autant qu'eux.
Je vois, monsieur, que vous avez de la santé , du loisir, et du
goût pour la dispute : je vous en fais mon compliment ; et, pour
moi, qui n'ai rien de tout cela, je vous salue, monsieur, de tout
mon cœur.
551. — A M. PAUL CHAPPUIS.
Motiers, le 2 février 1765.
J'ai lu , monsieur, avec grand plaisir la lettre dont voiis m'a^
vez honoré le i8 janvier. J'y trouve tant de justesse, dé sens, et
une si honnête franchise , que j'ai regret de ne pouvoir vous
suivre dans les détails où vous y êtes entré. Mais, de grâce,
mettez-vous à ma place ; supposez-vous malade, accablé de cha-
grins, d'affaires, de lettres, de visites, excédé d'importuns de
toute espèce, qui, ne sachant que faire de leur temps, absorbe-
roient impitoyablement le vôtre, et dont chacun voudroit vous
occuper de lui seul et de ses idées. Dans cette position, monsieur,
car c'est la mienne, il me faudroit dix têtes, vingt mains, quatre
secrétaires, et des jours de quarante huit heures pour répondre
à tout ; encore ne pourrois-je contenter personne , parceque
souvent deux lignes d'objections demandent vingt pages de so-
lutions.
Monsieur, j'ai dit ce que je savois, et peut-être ce que je ne
savois pas ; ce qu'il y a de sûr c'est que je n'en sais pas davan-
tage : ainsi je ne ferois plus que bavarder ; il vaut mieux me
taire. Je vois que la plupart de ceux qui m'écrivent pensent
comme moi sur quelques points , et différemment sur d'autres :
tous les hommes en sont à-peu-près là ; il ne faut point se tour-
menter de ces différences inévitables, surtout quand on est d'ac-
cord sur l'essentiel, comme il me paraît que nous le sommes vous
et moi.
Je trouve les chefs auxquels vous réduisez les éclaircissements
à demander au conseil assez raisonnables. Il n'y a que le pre-
mier qu'il faut retrancher comme inutile , puisque , ne voulant
392 CORRESPONDANCE.
jamais rentrer daii3 Genève , il m'est parfaitement égal que ie
jugement rendu coittre moi soit ou ne soit pas redressé. Ceux
qai pensent que Tintérét ou la passion m'^ fait agir dans cette af^
faire lisent bien mal au fond de mon cœur. Ma conduite est une,
et n'a jamais varié sur ce point : si mes comteroporains ne me
rendent pas justice en ceci, je m*en console en me la rendant à
moi-même , h. je l'attends de la postérité.
Bonjour, monsieur. Vous croyez que j'ai fait avec vous en fi-
nissant ma lettre; point du tout : ayant oublié votre adresse , il
fautiMh|tenant la retourner chercher dans votre première lettre
perdolpuis cinq cents autres , où il me faudra peut-être une de-
mi-joAmée pour la trouver. Ce qui achève de m*étourdir est
que je manque d'ordre : mais le découragement et la paresse
m'absorbent , m'anéantissent , et je suis trop vieux pour me cor-
riger de rien. Je vous salue de tout mon cœur.
552. — A MADAME LA MARQUISE DE VERDELIN.
Motiers , le 3 féTiier 1765.
Au milieu des soins que vous donne, madame, le zèle pour
votre famille, et au premier moment de votre convalescence,
vous vous occupez de moi ; vous pressentez les nouveaux dan-
gers où vont me replonger les fureurs de mes ennemis, indignés
que j'aie osé montrer leur injustice. Vous ne vous trompez pas,
madame ; on ne peut rien imaginer de pareil à la rage qu'ont
excitée les Lettres de la montagne» Messieurs de Berne vien-
nent de défendre cet ouvrage en termes très insultants : je ne
serois pas surpris qu'on me fit un mauvais parti sur leurs ter-
res, lorsque j'y mettrai le pied. Il faut en ce pays même toute la
protection du roi pour m'y laisser en sûreté. Le conseil de Ge-
nève, qui souffle le feu tant ici qu'en Hollande, attend le mo-
ment d'agir ouvertement à son tour, et d'achever de m'écraser,
s'il lui est possible. De quelque côté que je me tourne , je ne vois
que griffes pour me déchirer, et que gueules ouvertes pour
m'engloulir. J'espérois du moins plus d'humanité du côté de la
ANNÉE 1765. 393
France : mais j'avoîs tort*; o^upable du .cr|me irrésistible d'être
ÎDJustemeDt opprimé , je n'en dois attendre que mou coup de
grâce. Mon parti esW pris , madame ; je laisserai tout faire ,
tout dire , et je me tairai : ce n'est pourtant pas faute d'avoir à
parler.
Je sens qu il est impossible qu'on me laisse reipn|pr en paixid.
Je suis trop près de Genève et de Berne. La passion de cette
heureuse tranquillité m'agite et me travaille chaque jour davan-
tage. Si je n'espérois la trouver à la fin, je sens que ma constance
aclièveroit de m'abandonner. J'ai quelque envie dJessa^Mrie l'I-
tahe, dont le climat et l'inquisition me seront peut|lwplu|
doux qu'en France et qu'ici. Je tâcherai cet été de me trader de
ce côté-là pour y chei'cher un gîte paisible ; et, si je le puis trou-
ver , je vous promets bien qu'on n'entendra plus parler de moi.
Repos, repos, chère idole de mon cœur, où te trouverai-je?
Est-il possible que personne n'en veuille laisser jouir un homme
qui ne troubla jamais celui de personne? Je ne serois pas surpris
d'être à la fin forcé de me réfugier chez les Turcs, et je ne doute
point que je n'y fusse accueilli avec plus d'humanité et d'équité
que chez les chrétiens.
On vous dit donc, madame, que M. de Voltaire m'a écrit sous
le nom du général Paoli, et que j'ai donné dans le pîége. Ceux
qui disent cela ne font guère plus d'honneur, ce me semble, à
la probité de M. de Voltaire qu'à mon discernement. Depuis la
réception de votre lettre, voici ce qui m'est arrivé. Un chevalier
de Malte, qui a beaucoup bavardé dans Genève, et qui dit venir
de l'Italie, est venu me voir il y a. quinze jours, de la part du
général Paoli, faisant beaucoup l'empressé des commissions dont
il se disoit chargé près de moi , mais me disant au fond très peu
de chose, et m'étalant , d'un air important, d'assez chétives pa-
perasses fort pochetées. A chaque pièce qu'il me montroit, il
étoit tout étonné de me voir tirer d'un tiroir la mônie pièce et la
lui montrer à mon tour. J'ai vu que cela le mortifioit d'autant
plus, qu'ayant fait tous ses efforts pour savoir quelles relations
je pouvois avoir eues en Corse il n'a pu là-dessus m'arracher un
CORRISPONOANCC. T. II. • 26
394 CORRESPONDANCE,
seul mot. Comme il ne m'a point appârté de lettres , et qu'il n'a
voulu ni se nommer ni me donner la moindre notion de lui, je
l'ai remercié des visites qu'il vouloit continuer de me foire. Il n'a
pas' laissé de passer encore dix ou douze jours sans me revenir
voir. J'ignore ce qu'il y a fait. On m'apprend qu'il est reparti
d'hier. ^
Vous vous imaginez bien, madame > qu'il n'est plus question
pour moi de la Corse, tant à cause de l'état où je me trouve, que
par mille raisons qu'il vous est aisé d'imaginer. Ces messieurs
dont vous me parlez' ont de la santé, du pain, du repos ; ils ont
la tète IVveetle cœur épanoui par le bien-être ; ils peuvent mé-
diter et travailler à leur aise. Selon toute apparence les troupes
françoises, s'ils vont dans le pays, ne maltraiteront point leurs
personnes; et, s'ils n'y vont pas, n'empêcheront point leur tra-
vail. Je désire passionnément voir une législation de leur (iaçon ;
mais j'avoue que j'ai peine à voir quel fondement ils pourroient
lui donner en Corse, car malheureusement les femmes de ce
pays-là sont très laides, et très chastes, qui pis est.
Que mon ouvrage projeté n aille pas, madame , vous foire re-
noncer au vôtre. J'en ai plus besoin que jamais, et tout peut très
bien s'arranger , pourvu que vous veniez au commencement ou
à la fin de la belle saison. Je compte ne partir qu'à la fin de mai,
et revenir au mois de septembre.
5S5. — A MADAME GUYENET.
Mo tiers , le 6 février 1765.
Que j'apprenne à ma bonne amie mes bonnes nouvelles.
Le 22 janvier , on a brûlé mon livre à la Haye ; on doit au-
jourd'hui le brûler à Genève ; on le brûlera j'espère encore
ailleurs. Voilà, par le froid qu'il fait, des gens bien brûlants.
Que de feux de joie brillent à mon honneur dans l'Europe !
Qu'ont donc fait mes autres écrits pour n'être pas aussi brûlés?
' Uclvélius et Diderot, auxquels les Corses, disoit-on, setoicut adressés pour
avoir un plan de Irgislaliou.
AJJNÉE ^765. 395
et que n*en ai-je à faire lilûler encore ! Mais j*ai fini pour ma
vie; il faut savoir mettre des bornes à son orgueil. Je fren mets ,
point à mon attachement pour vous, et vous voyez qu'au milteu'
de mes triomphes je n'oublie pas mes amis. Augmentez-en bien-
tôt le nombre, chère Isabelle, j'en attends Theureiise nootélle
avec la plus vive impatience. Il ne manqué plus riei^ à ma gloire;
mais il manque à mon bonheur d'être grand-papa \
554. — A MADAME DE CHENOINCEAUX. *
Motier»« le thévrift f^6S, **
Je suis entraîné, madame, dans un torrent de malheurs qiâ
m'absorbe et m'ôte le temps de vous écrire. Je me soutiens ce-
pendant assez bien. Je n'ai plus de tète, mais mon cœur me
reste encore.
Faites-moi l'amitié , madame , de faire tenir cette lettre à
M. l'abbé de Mably, et de me faire passer sa réponse aussitôt
qu'il se pourra. On fait circuler sous son nom, dans Genève,
une lettre avec laquelle on achève de me traîner par les boues,
et toujours vers le bâcher. Je serois sûr que cette lettre n'est pas
de lui, par cela seul qu'elle est lourdement écrite; j'en suis en-
core plus sûr, parcequ'elle est basse et malhonnête. Mais à Ge-
nève, oii l'on se connoit aussi mal en style qu'en procédés^ le
public s'y trompe. Je croîs qu'il est bon qu'on le désabuse, au-
tant pour l'honneur de M. l'abbé de Mably que pour le mien.
555. — A M. L'ABBÉ DE MABLY.
Motiers, leGféyrier 1765.
Voici, monsieur, une lettre qu'on vous attribue , et qui cir-
cule dans Genève à la faveur de votre nom. Daignez mè mar-
quer non ce que j'en dois croire , mais ce que j'en dois dire, car
je n'en puis parler comme j'en pense que quand vous m'y aurez
autorisé.
»
' Madame Guyenel appeloit Rousseau son papa.
f
3% CORRESPONDANCE.
Si mes malheurs ne vous ont point fait oublier dos anciennes
liaisons, et Tamitié dont vous m'honorâtes, conservez-la, mon-
sieur , à un homme qui n'a point mérité de la perdre , et qui
vous sera toujours attaché/
^ A la suite de cette lettre, Rousseau a transcrit celle qui est attribuée à Tabbé
àfi Mabl3r. Elle est du 1 1 janvier 1 765, et lextrait lui en fut envoyé de Genève,
le 4 février suivant , par un anonyme. Voici cet extrait :
« Vue chose qui me fâche beaucoup , c*est la lecture que je viens de faire des
« Lettres de la montagne; et voilà toutes mes idées bouleversées sur le compte
•• de Rousseau. Je le croyois honnête homme ; je croyois que sa morale étoit se*
« rieuse , qu^elle étoit dans son cœur, et non pas au bout de sa plume. Il me fait
« prendre malgré moi nnc autre façon de penser, et j'en suis affligé. S*il s*ctoit
•■ borné à prétendre que son déisme est un bon christianisme , et qu*on a eu tort
« de brûler son livre et de décréter sa perjoime, on pourrolt rire de ses saphls-
» mes, de ses paralogismes et de ses paradoxes , et on auroit dit qu^il est fâcheux
*< que rhomme le plus cloquent de son siècle n*ait pss le sens commun. Mais
« cet homme finit par être une espèce de conjuré. Est-ce Érosirate qui veut brû-
« 1er le temple d*Éphèse? est-ce un Gracchus.' Je sais bien que les trois der-
'< nières lettres dans lesquelles Rousseau attaque votre gouverneur ne sont rem-
« plies que de déclamations et de mauvais raisonnements ; mais il est à craindre
*' que tout cela ne paroisse très juste , très sage et très raisonnable à des têtes
'< échauffées , et qui ne saveut pas juger et goûter leur bonheur. Je croirois
« que votre gouvernement est aussi bon qu'il peut l'être , eu égard à sa situa-
» tion; et, dans ce cas, c'est un crime que d'en troubler l'harmonie. J'espère
« que celte affaire n'aura aucune suite fâcheuse; et l'excellente tête qui a fait les
«* Lettres de la campagne a sans doute tout ce qu'il faut pour entretenir Tordre
« au milieu de la fermentation, ouvrir les yeux du peuple, et lui faire connoître
<« ses erreurs, ou plutôt celles de Rousseau. Que voulez vous? il n'est point de
'< bonheur parfait pour les hommes, ni de gouvernement sans inconvénient.
« La liberté veut être achetée ; elle est exposée à des moments d'agitation et
« d'inquiétude. Malgré cela elle vaut mieux que le despotisme. Je vous de-
«c manderois pardon , madame, de vous parler si gravement , si vous étiez Pari-
« sienne; mais vous êtes Genevoise, et des choses sérieuses vous plaisent plus
K que nos colifichets. »
L'anonyme avoit accompagné cet envoi du billet suivant :
« O toi, le plus vertueux et le plus modeste de tous les hommes, surtout pour
« les statues et les médailles, juge à présent lequel les mérite le mieux de celui-ci
« ou de toi ! (Note de du Poyroii.)
FIN DU TOME DEUXJKME DE LA CORRESPONDANCE.